Entre fin 2018 et 2019, l’explosion de la violence liée à la présence de groupes djihadistes a secoué l’Est du Burkina Faso, jusqu’alors relativement épargné par ce phénomène. Si le déplacement des groupes djihadistes dans le Sahel relève avant tout d’une logique milicienne d’évitement des zones d’opérations « antiterroristes », la réussite de leur implantation s’explique largement par leur capacité à se greffer sur la marginalisation politique et économique de l’Est du Burkina Faso pour construire une insurrection armée. La région orientale du Burkina Faso est marquée par une histoire violente et un sentiment d’abandon de la part des citoyens qui ont généré des rapports conflictuels avec le pouvoir central. La population doit faire face à une criminalité endémique et à une compétition féroce pour l’accès aux ressources naturelles, l’État étant jugé absent ou prédateur, et sa justice défaillante. Les groupes armés tirent ainsi moins profit de l’adhésion à leur idéologie djihadiste que de ce terreau local qui leur permet de s’enraciner. L’Est du Burkina Faso apparaît comme un miroir grossissant des dynamiques de régionalisation de la violence désormais en cours au Sahel.
Djihad transnational et violences locales
Comme une grande partie du pays, la région orientale du Burkina Faso connaît, depuis la fin de l’année 2018, une augmentation spectaculaire du nombre d’actes violents commis par des groupes armés se revendiquant du djihadisme1 : utilisation d’« engins explosifs improvisés » et attaques contre l’armée régulière, enlèvements et assassinats ciblés sont ainsi devenus quasi quotidiens. Malgré plusieurs opérations militaires menées dans la région contre ces groupes armés, l’Est du Burkina Faso semble n’avoir trouvé sa place sur la carte médiatique du djihad africain qu’après la libération d’otages occidentaux en mai 20192, puis en novembre de cette même année, à la suite de l’attaque meurtrière de bus transportant les salariés d’une entreprise minière canadienne3.
Surnommée trivialement par les Burkinabè « la zone rouge » en raison de la forte activité criminelle qui y sévit, la région connaît depuis longtemps une violence diffuse. La perméabilité de ses frontières avec les pays voisins en a fait, historiquement, une zone de contrebande où les échanges informels jouent un rôle crucial dans l’économie locale et font vivre nombre d’habitants. L’Est du Burkina Faso sert ainsi d’interface entre la zone sahélienne et les façades maritimes du Bénin, du Ghana et du Togo. Cigarettes, carburant, ivoire, armes, stupéfiants ou simples biens de consommation quotidiens y circulent hors de tout contrôle étatique.
« L’État burkinabè a longtemps refusé de reconnaître la dimension endogène de l’insurrection armée »
La région est marquée par la marginalisation socio-économique de certaines communautés et des jeunes générations, notamment nourrie par une compétition accrue pour l’accès aux ressources foncières et naturelles. Ces « cadets sociaux4 » nourrissent un sentiment de dépossession qui a été mobilisé par certains discours djihadistes. Les groupes armés vont proposer de leur venir en aide en offrant avantages et protection, à condition que ceux-ci les rejoignent dans leur opposition à l’État central, tenu pour responsable de leur situation.
L’État burkinabè a longtemps refusé de reconnaître la dimension endogène de l’insurrection armée qui secoue l’Est du pays et accusé certains acteurs du conflit malien ou des mercenaires restés fidèles au chef de l’ancien régime, Blaise Compaoré5, d’en être à l’origine. Une telle approche semble ignorer que l’implantation des groupes armés se réclamant du djihad doit plus à leur capacité à se saisir des problèmes socio-politiques locaux qu’à une quelconque aide extérieure. Leur aptitude et leur facilité à mener des actions de guérilla tient ainsi en grande partie à la réussite préalable de leur intégration au sein de territoires délaissés et en proie à une gestion politique défaillante.
L’implantation durable de groupes djihadistes témoigne en ce sens moins d’une « radicalisation » politique ou religieuse de la population – entendue comme le recours croissant à des pratiques violentes par adhésion à un système idéologique – qu’elle ne révèle leur capacité à se saisir des tensions entre l’État central et les populations de l’Est du pays. Leur inscription locale bénéficie d’une situation où l’usage (ou la menace) de la violence est la principale ressource politique dont disposent ces habitants dans leur rapport avec leurs institutions.
De la pression foncière à la concurrence pour les ressources naturelles : une économie politique productrice de violence
Malgré des ressources naturelles diverses et abondantes (pâturages, terres fertiles, bétail, lacs, etc.), la population de l’Est ne dispose que d’un très faible accès à l’eau et à l’électricité. Elle reste, pour sa majorité, dans une grande pauvreté et connaît un taux de scolarisation extrêmement bas. Seuls 10 % des chefs de famille ont reçu une éducation au-delà de l’école primaire et plus de 60 % n’ont jamais eu d’instruction, dans une région où plus de la moitié des ménages se trouve en situation d’insécurité alimentaire6. La région pâtit également du manque d’investissement public : les routes qui la sillonnent sont dans un état désastreux et ses rares bâtiments administratifs sont vétustes et sous-équipés.
Le Burkina Faso ayant hérité de la période coloniale d’une tradition étatique jacobine, les zones périphériques s’estiment marginalisées par le pouvoir central de Ouagadougou, que beaucoup d’habitants associent à la communauté Mossi, majoritaire au Burkina Faso et occupant principalement le plateau central du pays. Les autres composantes nationales, Gourmantché et Peul, s’estiment en effet privées d’un accès aux ressources politiques et économiques et mobilisent en retour des discours identitaires d’opposition au pouvoir étatique.
« La pression foncière explique le déplacement vers les aires de transhumance, provoquant des tensions entre paysans et communautés d’éleveurs »
Trois grandes dynamiques contribuent à transformer le rapport à la terre et à nourrir les inégalités économiques dans l’Est du Burkina Faso. La première tient à l’entrée en vigueur en 2009 de la loi 0034. Celle-ci modifie les règles de cession des propriétés foncières en introduisant des logiques capitalistes – la revente des terres aux plus offrants – au détriment des pratiques de transmission familiale des biens. Cela a entrainé un processus de concentration des terres, relativement nouveau dans cette zone. Les propriétaires terriens, très souvent âgés, privent ainsi les jeunes générations de la possibilité de disposer de terres pour l’agriculture dans un contexte de croissance démographique7, comme l’explique le maire d’une petite commune : « Près de chez moi il y avait un vieux avec une dizaine d’enfants. Il a vendu presque toutes ses terres à un riche Ouagalais. Il n’avait jamais eu d’argent et on lui propose des millions de francs, forcement il craque. Mais maintenant ses enfants, ils vont vivre de quoi ? »
Il en résulte un rapport hostile de la part de la jeune génération vis-à-vis des nouveaux acquéreurs, souvent perçus comme des « étrangers » puisque non issus des cercles familiaux ou communautaires, et accusés de spoliation. Cette hostilité s’étend parfois à la chefferie coutumière et aux chefs de terre, désignés comme complices. Cette fracture générationnelle prive ainsi les plus jeunes d’exercer leur activité agricole et favorise l’émergence d’une classe de propriétaires terriens, souvent jugés proches du pouvoir central ou ayant des relations avec ce dernier. La pression foncière, produit de la restriction des terres disponibles, explique ensuite le déplacement des zones de culture vers les aires de transhumance, provoquant par ricochet des tensions entre paysans et communautés d’éleveurs, dans un pays où ces deux activités jouent un rôle primordial. L’agriculture et l’élevage emploient plus de 80 % de la population active8.
La deuxième dynamique de transformation du rapport au foncier – notamment depuis les années 2000 – est liée au renforcement par l’administration centrale des aires naturelles protégées et de zones de chasse réglementées, qui réduisent les possibilités pour les populations d’accéder à des terres cultivables ou des lieux de pêche et de chasse. La frustration sociale est d’autant plus forte que ces zones privatisées sont généralement accaparées par des groupes ou des individus que les populations désignent, là encore, comme « étrangers ».
Ce peut être l’État, incarné par les agents des Eaux et Forêts qui rackettent les habitants, comme en témoigne un représentant des éleveurs : « On a des bergers qui nous appellent car les agents de l’État leur demandent 100 000 francs pour quelques branches coupées dans un parc. Vous vous rendez compte de ce que cela représente ? ». Ces frustrations sont aussi alimentées par la présence de sociétés étrangères. Dans le parc de la Pendjari à la frontière béninoise, ce sont des agents de sécurité privés, employés par l’ONG African Parks, qui notamment à partir de 2017, ont repoussé certaines populations hors des zones protégées. Ces politiques de gestion du foncier entraînent une réduction des espaces vivriers disponibles pour les populations rurales qui ne bénéficient pas de leur réallocation.
Enfin, comme dans le reste du pays, les compagnies étrangères qui détiennent les mines d’or ont établi de stricts périmètres de sécurité autour de leurs zones d’activité, au sein desquelles ne peuvent pénétrer les populations locales (y compris les acteurs sécuritaires). Les populations estiment ne pas bénéficier de compensations suffisantes pour ce qui est perçu comme une confiscation des terres au profit des activités aurifères. Un sentiment qui est aussi accentué par la criminalisation des activités d’orpaillage artisanales.
« L’État a jusqu’ici apporté une réponse uniquement sécuritaire au développement de l’économie informelle ou aux mobilisations sociales dans l’Est du pays »
Face au peu de perspectives d’activité économique légale, les jeunes générations investissent le secteur informel de l’orpaillage, du braconnage ou de différents trafics. La seule réponse apportée par l’État a été de criminaliser ces activités. La vingtaine de sites d’orpaillage illégaux de l’Est du pays représente des centres attractifs pour une jeunesse désœuvrée, mais ces activités demeurent sous la menace des agents de l’État qui peuvent les fermer à tout moment ou racketter les ouvriers lorsqu’ils repartent des sites d’extraction. Quant à ceux qui choisissent d’occuper illégalement des parcelles de terre dans les zones protégées pour les cultiver, ils se voient expulsés par les agents de l’État (policiers, militaires, agents des Eaux et Forêts) souvent de manière violente : destruction des cases et des greniers à grains, amendes, etc.
Les conflits qui naissent de cette raréfaction des débouchés économiques prennent d’autant plus d’importance qu’ils sont généralement mal régulés par une justice étatique considérée incompétente et corrompue, comme l’explique un éleveur : « si on va au tribunal, c’est surtout le plus riche qui gagne. » Les populations de l’Est perçoivent les fonctionnaires de la région comme des éléments perturbateurs de la paix sociale et expriment leur absence de confiance vis-à-vis des acteurs de la chaîne pénale (police, gendarmerie, tribunaux), au-delà même des soupçons de connivence entre forces de sécurité et criminels.
Les communautés réfractaires au pouvoir étatique tentent alors d’inventer des formes locales de gestion pour contourner le pouvoir de ses agents. Face à ces formes inédites de mobilisation en réaction à la marginalisation économique d’une part grandissante de la population, l’État a jusqu’ici apporté une réponse uniquement sécuritaire comme le développement d’opérations de « ratissage », qui ont souvent conduit à des exactions contre les populations. On observe des pratiques politiques alimentant des dynamiques de fragmentation sociale au sein même de la région et jusque dans les familles, ce qui provoque une multitude de frustrations individuelles ou collectives.
Ces évolutions des pratiques foncières ont profondément bouleversé le rapport des populations locales à la terre et ont contribué à nourrir leur ressentiment. La propriété et l’usage de la terre conditionnent une relation de propriété entre les hommes et un espace mais organisent également les rapports sociaux entre les individus. L’implantation de groupes armés se revendiquant du djihad agit ainsi comme un révélateur de ces enjeux que l’on retrouve dans d’autres parties du Burkina Faso (notamment à l’Ouest) ainsi qu’au niveau régional.
Apprentissage du « métier des armes »
La transformation des modalités d’accès à la terre et aux ressources naturelles s’est conjuguée à une diffusion de différentes formes de violences armées dans la région. Dans les années 2000, des groupes criminels se spécialisent dans le « coupage de routes » et la taxation des populations, profitant de la densité des forêts, de la porosité des frontières et de l’absence de contrôle étatique dans une partie de la région orientale. Le démantèlement de nombreux réseaux criminels par les groupes d’autodéfense « Koglweogo » depuis 2015 semblait avoir apaisé la situation9. Certains délinquants avaient opté pour une intégration (contrainte ou volontaire) aux groupes d’autodéfense, faisant mécaniquement baisser la criminalité. « On a su faire revenir nos enfants qui étaient partis en brousse pour tuer, voler et violer. Aujourd’hui, ils sont avec nous », expliquait en 2017 un chef Koglweogo.
La recherche de la paix sociale dans la région a favorisé une alliance de circonstance entre un État jugé absent et ses partenaires Koglweogo. La réduction des activités criminelles s’est cependant accompagnée d’une explosion des abus de pouvoir de la part des groupes d’autodéfense : arrestations et détentions arbitraires, rackets sous formes d’amendes arbitraires, tortures, etc. Malgré la participation ponctuelle de ses forces de sécurité aux activités des groupes d’autodéfense, la légitimité de l’État central à déployer et user de la force publique s’est érodée dans cette alliance.
« Les groupes d’autodéfense n’ont pas pu faire face à l’implantation et à la concurrence de groupes armés mieux équipés et entraînés »
Dans un premier temps, la collaboration entre l’État et les groupes d’autodéfense a permis la création d’un espace régulé par l’utilisation privée de la violence, les Koglweogo ne représentant pas une menace directe pour l’État. Ils ne s’attaquaient pas à ses institutions et coopéraient régulièrement avec ses forces de sécurité, malgré parfois des frictions sur le terrain avec ces derniers. La solution sécuritaire peine cependant à masquer les conséquences de l’absence de l’État. Comme le confiait un élu en 2017, « avant les Koglweogo, il n’y avait pas de sécurité. Aujourd’hui c’est mieux, mais ici on peut rouler des heures sans jamais rencontrer un poste de police […] et regardez nos routes, dans quel état elles sont ! C’est pareil, l’État ne fait rien pour nous ». Le pouvoir encourage la formation de cette galaxie de groupes vigilants, qui s’officialisent rapidement pour, notamment, rendre la justice, sécuriser des biens, etc.
Si les groupes d’autodéfense ont ainsi pu contribuer à une certaine stabilisation de la zone, ils n’ont cependant pas pu faire face à l’implantation et à la concurrence de groupes armés mieux équipés et entraînés, dans un contexte où l’État ne pouvait pas répondre aux incursions des groupes djihadistes. À partir de 2018, les attaques ont en effet proliféré dans la région, laissant les groupes d’autodéfense impuissants. « Deux de nos membres ont été égorgés pendant une opération avec l’armée, on ne peut pas lutter, on n’a pas d’armes de guerre », se plaint un responsable Koglweogo.
De tels événements ont grandement participé à démobiliser les Koglweogo de la zone, ou les ont incités à conclure des pactes locaux de non-agression avec les djihadistes. Le maire d’une commune de l’Est explique ainsi : « les djihadistes sont venus voir les Koglweogo, ils leur ont dit qu’ils faisaient le même travail, pour aider la population et qu’il n’avaient pas de problème avec eux tant qu’ils n’aidaient pas l’État ». Il apparaît aussi que des anciens Koglweogo auraient rejoint les groupes djihadistes ou collaboreraient régulièrement avec eux.
Que ce soit au travers des activités de banditisme, d’engagement dans des groupes d’autodéfense ou dans des groupes djihadistes, on observe une diffusion et une banalisation du métier des armes dans la région. La circulation entre ces différentes formations suit des logiques d’opportunité au gré des réseaux familiaux, des relations amicales ou de l’ouverture de nouveaux circuits commerciaux. Cette porosité montre que l’exercice et la maîtrise de la violence sont d’abord et avant tout une ressource politique dans un contexte social et économique sinistré. En retour, les hommes acquièrent des compétences et un réseau social qui vont participer d’une restructuration de la société, dans une dynamique où la violence devient la principale ressource politique. L’ascension sociale des porteurs d’armes rend tout retour en arrière difficile.
« Un individu peut tout à fait exercer des activités de trafic, être agriculteur et participer à des actions avec un groupe djihadiste »
L’émergence d’une génération qui se réfugie dans les métiers des armes répond à un gouvernement « par la violence » de cette région par une multitude d’acteurs. Décrié pour son absence ou la corruption de ses agents, l’État central n’est présent qu’au travers de ses forces de sécurité tenues responsables de nombreuses exactions contre les populations civiles. Groupes criminels, d’autodéfense ou djihadistes sont autant d’institutions durablement implantées dans l’Est du pays dont le principal mode d’interaction avec la population reste la coercition ou la menace.
Dans un contexte d’instabilité et d’insécurité, ces dépositaires de la violence deviennent des référents locaux plus importants que les représentants de l’État. Le peu de perspectives futures, notamment pour les jeunes générations, pousse de nombreux individus à coupler le métier des armes à une économie de la débrouille. Ce métier des armes est pratiqué par beaucoup comme un travail saisonnier et un individu peut tout à fait exercer des activités de trafic, être agriculteur et participer à des actions avec un groupe djihadiste. Ces dynamiques s’ajoutent aussi au fait que des jeunes ayant émigré pour des raisons économiques se sont retrouvés dans des zones de conflit au Mali et au Niger. Certains d’entre eux ont intégré des groupes armés et reviennent ensuite dans leur région d’origine. Sur fond de prolifération des armes et d’activités liées à leur usage, la mobilité sociale et la fluidité des identités compliquent l’appréhension de l’émergence du djihadisme dans l’Est du Burkina Faso.
L’apparition du phénomène djihadiste ne constitue pas une nouveauté par son recours aux armes. Mais, en s’en prenant directement à l’État et ses symboles, celui-ci offre une rupture avec l’ordre social de la violence qui prévalait jusqu’alors, dont l’usage se limitait au contrôle des activités criminelles et du territoire, parfois en lien avec les forces étatiques. La convergence entre usage djihadiste de la violence et revendications d’une population qui se vit comme marginalisée par le pouvoir central permet d’appréhender son enracinement au Burkina.
« Ce sont nos fils et nos frères qui nous tuent » : l’implantation des groupes armés se revendiquant du djihad
Les différentes opérations dites de ratissage conduites par les armées malienne, burkinabè, nigérienne et française ont incité certains groupes armés djihadistes à quitter la bande sahélienne pour se réfugier dans des zones où la pression militaire était moindre. Avec ses grandes forêts difficiles d’accès, la région de l’Est du Burkina Faso constitue un sanctuaire stratégique pour ces combattants.
« Les groupes armés se sont ensuite attelés à faire disparaître les signes qu’ils associent à des représentants de l’État »
La présence de ces groupes insurgés début 2018 s’accompagne du déploiement d’actions de guérilla visant à harceler les forces de sécurité, en s’en prenant aux patrouilles ou aux postes de sécurité avancés. Cette tactique a forcé le cantonnement des militaires et des policiers, qui ne sortent désormais que peu de leurs camps. « Les militaires n’osent plus patrouiller en brousse ou en forêt de peur de sauter sur une mine, il y a même un poste de douane gardé par les Koglweogo la nuit car ils ne veulent plus y rester », confie un responsable sécuritaire local. De cette époque, les groupes armés ont gardé l’habitude de maintenir le flou autour de leur identité et ne revendiquent pas leurs attaques.
Après avoir fait reculer les forces de sécurité loin du monde rural, les groupes armés se sont ensuite attelés à faire disparaître les signes qu’ils associent à des représentants de l’État, en menaçant les agents des Eaux et Forêts, les enseignants ou encore les exécutifs locaux. Un élu raconte qu’« ils arrivent dans les mosquées à la fin des prêches pour nous donner des consignes, ils menacent les enseignants de l’école, on les voit se promener en moto avec leurs Kalachnikov, les gens ont peur ». Cette stratégie a provoqué la fuite de certains administrateurs des autorités communales, d’enseignants, de personnels de santé ainsi que la fermeture de nombreuses écoles, alimentant d’autant plus le sentiment d’abandon des populations.
L’absorption du discours contestataire par les djihadistes et leur inscription sociale leur a permis de recruter des combattants locaux. Au sein de leurs groupes, on retrouve des représentants de toutes les communautés de la zone (Peul, Gourmantche et Mossi) ainsi que quelques étrangers, venus des pays voisins. Grâce à leur recrutement local, à l’intégration de certains bandits et d’anciens Koglweogo, ou à des pactes de non-agression conclus avec ces derniers, les groupes ont également développé une connaissance fine de la population au sein de laquelle ils vivent. Cet atout est crucial pour la conduite d’attaques contre les forces de sécurité et d’assassinats ciblés contre les civils qui s’opposent à eux ou qui sont soupçonnés de collusion avec l’État. « Ce sont nos fils et nos frères qui nous tuent. Tout le monde a peur, les gens qui collaborent se font égorger, ils nous ont menacés directement, moi je ne peux plus rentrer dans ma commune » déplore un maire de l’Est du pays réfugié désormais à Fada N’Gourma.
La composition de ces groupes armés souligne leur adaptation aux réalités locales. Dans la région Pama, frontalière du Bénin, on retrouve par exemple de jeunes immigrés burkinabè revenus du Mali ou du Niger avec des pratiques religieuses rigoristes, proches d’Ansarul Islam et de la Katiba Macina10 . Les éleveurs, communautés transhumantes qui sillonnent le Soum (région du Nord), fournissent un second type de combattants. Leur rapprochement avec les groupes djihadistes a été facilité par la réduction des zones de pâturages et leur entrée en conflit avec les autorités étatiques ou les communautés sédentaires.
« Les premières mesures instaurées par les djihadistes ont consisté à rouvrir les zones de chasse et de pêche pour les habitants »
Dans la zone de Gayeri (près du Niger), les groupes seraient quant à eux affiliés à l’État islamique au Grand Sahara, formés de locaux et d’étrangers ayant eux aussi combattu au Mali. C’est ce dernier groupe qui a eu la stratégie de conquête la plus offensive, faisant du prosélytisme dans les villages et brûlant les écoles publiques. Les groupes assurent également une protection aux communautés peules transhumantes visées par les représailles des forces de sécurité burkinabè qui les accusent de soutenir les djihadistes.
Les groupes armés ont su aussi habilement se saisir des revendications et des particularismes locaux pour s’implanter. Pour gagner l’approbation des populations dans l’Est, les premières mesures instaurées par les djihadistes ont consisté à rouvrir les zones de chasse et de pêche pour les habitants. Ces acteurs armés offrent une protection aux individus menacés par l’État pour leurs activités informelles, que ce soit l’orpaillage, le braconnage ou le trafic transfrontalier.
Les groupes armés se sont greffés au tissu économique et prélèvent des taxes qui leur permettent de se fournir en armes, munitions et vivres en promettant de garder à distance les agents de l’État (policiers, gendarmes, militaires, douaniers, ou agents des Eaux et Forêts). De même, ils protègent les communautés des pratiques prédatrices de ces derniers, comme dans le cas des conflits entre éleveurs et fonctionnaires de l’Agence des Eaux et Forêts accusés d’abus. Ce sont ces agents qui ont été visés par les premières vagues d’assassinats ayant précédé les attaques de plus grande envergure.
Sur un site d’orpaillage, le maire d’une commune proche de la frontière béninoise raconte que les djihadistes « se sont entendus avec les orpailleurs, qui se battaient contre les gendarmes et les agents des Eaux et Forêts, venus les déloger ou les racketter. Maintenant, ils contrôlent les sites, taxent la production et les autorités n’osent plus s’approcher ». Le contrôle des sites d’orpaillage serait ainsi devenu une activité particulièrement rémunératrice pour ces combattants et cette production en pleine croissance s’écoule facilement par les pays de la façade maritime (Bénin, et surtout Togo). Les revenus issus des taxes aurifères permettent l’achat d’armes dans les pays voisins du Sud, en profitant des réseaux de trafic préexistants.
L’intégration dans un groupe armé est aussi perçue comme un facteur d’ascension sociale pour des jeunes en mal de reconnaissance. Le prestige lié au port des armes, les rétributions symboliques auxquelles ils peuvent accéder ou encore la possibilité de trouver un cadre idéologique pourvoyeur de sens constituent des ressources qui leur deviennent accessibles dans ce contexte. « Les jeunes désœuvrés de mon village, je les vois regarder des vidéos de propagande sur leurs téléphones, ils ont envie d’autre chose », reconnaît un élu local. L’ascension sociale se double d’une amélioration des conditions de vie matérielle, puisque les groupes armés rémunèrent leurs combattants.
Conclusion
Les premières actions menées par l’État burkinabè n’ont pas enrayé la propagation des violences et les actions des groupes djihadistes. Elles ne semblent pas non plus redonner confiance à des populations craignant tout autant les exactions de l’armée que celles des djihadistes. Ces concurrences dans l’exercice de la violence montrent que la simple réponse armée ne permettra pas de revenir à un apaisement des tensions, même relatif, ou à enrayer les dynamiques d’implantation de groupes djihadistes, qui se sont greffés sur une situation socio-économique critique et un héritage violent. Face à ce terreau insurrectionnel en développement et dans une dynamique régionale sécuritaire inquiétante, l’État burkinabè semble avoir choisi une option avant tout militaire dans la zone de l’Est. Si les ratissages militaires ont pu amener à la « neutralisation » d’hommes en armes, ils ne peuvent, sur le long terme, faire figure de solution.
L’apparition d’un répertoire religieux associé au djihad doit être contextualisée dans ses dynamiques locales : les groupes armés ont su s’insérer dans les tissus économiques et sociaux de la région, profitant de circonstances et d’une géographie favorables. Les racines des contestations armées et de l’attraction exercée par ces groupes se trouvent avant tout dans l’abandon, la dépossession et la marginalisation ressentis par les populations. Celles-ci sont confrontées à une lutte économique pour les ressources naturelles dans laquelle elles se trouvent défavorisées par des forces « étrangères », incarnées par les grandes compagnies minières, les parcs naturels privés, les agents de l’État, ou encore l’immigration interne.
L’Est du Burkina est enfin symptomatique des dynamiques de recomposition des États en cours au Sahel car les institutions apparaissent de plus en plus recroquevillés dans les zones urbaines et péri-urbaines. Face à la montée des violences, les capitales et les villes moyennes (ici Ouagadougou et Fada N’Gourma) deviennent des zones de repli pour les administrations, les exécutifs politiques, les forces de sécurité et les services de l’État. Passé les postes de contrôle de ces zones, les territoires ruraux devenus inaccessibles ou presque sont gouvernés par la violence, que ce soit par des acteurs que l’État peut utiliser comme des supplétifs ou par des groupes qui s’opposent à lui.