Le travail de Noria est ancré dans une conviction profonde : il ne peut y avoir de compréhension des crises politiques sans connaissance de première main des dynamiques concrètes des sociétés où elles se produisent. C’est la raison pour laquelle le principe fondateur de Noria est un engagement absolu dans la recherche de terrain.
Notre objectif premier consiste à traduire en analyses originales des données recueillies sur le terrain, de porter cette recherche auprès d’un public large, et de contribuer à informer le débat public
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Noria Research
Les racines locales de la violence dans l’Est du Burkina Faso: La concurrence pour les ressources, l’État et les armes
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Noria Research
Cessez-le-feu, dissolution du PKK : Abdullah Öcalan et le processus de paix en Turquie
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Africas
Séminaire – Séance n°6 – R. Tiquet
Entre fin 2018 et 2019, l’explosion de la violence liée à la présence de groupes djihadistes a secoué l’Est du Burkina Faso, jusqu’alors relativement épargné par ce phénomène. Si le déplacement des groupes djihadistes dans le Sahel relève avant tout d’une logique milicienne d’évitement des zones d’opérations « antiterroristes », la réussite de leur implantation s’explique largement par leur capacité à se greffer sur la marginalisation politique et économique de l’Est du Burkina Faso pour construire une insurrection armée. La région orientale du Burkina Faso est marquée par une histoire violente et un sentiment d’abandon de la part des citoyens qui ont généré des rapports conflictuels avec le pouvoir central. La population doit faire face à une criminalité endémique et à une compétition féroce pour l’accès aux ressources naturelles, l’État étant jugé absent ou prédateur, et sa justice défaillante. Les groupes armés tirent ainsi moins profit de l’adhésion à leur idéologie djihadiste que de ce terreau local qui leur permet de s’enraciner. L’Est du Burkina Faso apparaît comme un miroir grossissant des dynamiques de régionalisation de la violence désormais en cours au Sahel.
Djihad transnational et violences locales
Comme une grande partie du pays, la région orientale du Burkina Faso connaît, depuis la fin de l’année 2018, une augmentation spectaculaire du nombre d’actes violents commis par des groupes armés se revendiquant du djihadisme1 : utilisation d’« engins explosifs improvisés » et attaques contre l’armée régulière, enlèvements et assassinats ciblés sont ainsi devenus quasi quotidiens. Malgré plusieurs opérations militaires menées dans la région contre ces groupes armés, l’Est du Burkina Faso semble n’avoir trouvé sa place sur la carte médiatique du djihad africain qu’après la libération d’otages occidentaux en mai 20192, puis en novembre de cette même année, à la suite de l’attaque meurtrière de bus transportant les salariés d’une entreprise minière canadienne3.
Surnommée trivialement par les Burkinabè « la zone rouge » en raison de la forte activité criminelle qui y sévit, la région connaît depuis longtemps une violence diffuse. La perméabilité de ses frontières avec les pays voisins en a fait, historiquement, une zone de contrebande où les échanges informels jouent un rôle crucial dans l’économie locale et font vivre nombre d’habitants. L’Est du Burkina Faso sert ainsi d’interface entre la zone sahélienne et les façades maritimes du Bénin, du Ghana et du Togo. Cigarettes, carburant, ivoire, armes, stupéfiants ou simples biens de consommation quotidiens y circulent hors de tout contrôle étatique.
« L’État burkinabè a longtemps refusé de reconnaître la dimension endogène de l’insurrection armée »
La région est marquée par la marginalisation socio-économique de certaines communautés et des jeunes générations, notamment nourrie par une compétition accrue pour l’accès aux ressources foncières et naturelles. Ces « cadets sociaux4 » nourrissent un sentiment de dépossession qui a été mobilisé par certains discours djihadistes. Les groupes armés vont proposer de leur venir en aide en offrant avantages et protection, à condition que ceux-ci les rejoignent dans leur opposition à l’État central, tenu pour responsable de leur situation.
L’État burkinabè a longtemps refusé de reconnaître la dimension endogène de l’insurrection armée qui secoue l’Est du pays et accusé certains acteurs du conflit malien ou des mercenaires restés fidèles au chef de l’ancien régime, Blaise Compaoré5, d’en être à l’origine. Une telle approche semble ignorer que l’implantation des groupes armés se réclamant du djihad doit plus à leur capacité à se saisir des problèmes socio-politiques locaux qu’à une quelconque aide extérieure. Leur aptitude et leur facilité à mener des actions de guérilla tient ainsi en grande partie à la réussite préalable de leur intégration au sein de territoires délaissés et en proie à une gestion politique défaillante.
L’implantation durable de groupes djihadistes témoigne en ce sens moins d’une « radicalisation » politique ou religieuse de la population – entendue comme le recours croissant à des pratiques violentes par adhésion à un système idéologique – qu’elle ne révèle leur capacité à se saisir des tensions entre l’État central et les populations de l’Est du pays. Leur inscription locale bénéficie d’une situation où l’usage (ou la menace) de la violence est la principale ressource politique dont disposent ces habitants dans leur rapport avec leurs institutions.
De la pression foncière à la concurrence pour les ressources naturelles : une économie politique productrice de violence
Malgré des ressources naturelles diverses et abondantes (pâturages, terres fertiles, bétail, lacs, etc.), la population de l’Est ne dispose que d’un très faible accès à l’eau et à l’électricité. Elle reste, pour sa majorité, dans une grande pauvreté et connaît un taux de scolarisation extrêmement bas. Seuls 10 % des chefs de famille ont reçu une éducation au-delà de l’école primaire et plus de 60 % n’ont jamais eu d’instruction, dans une région où plus de la moitié des ménages se trouve en situation d’insécurité alimentaire6. La région pâtit également du manque d’investissement public : les routes qui la sillonnent sont dans un état désastreux et ses rares bâtiments administratifs sont vétustes et sous-équipés.

Le Burkina Faso ayant hérité de la période coloniale d’une tradition étatique jacobine, les zones périphériques s’estiment marginalisées par le pouvoir central de Ouagadougou, que beaucoup d’habitants associent à la communauté Mossi, majoritaire au Burkina Faso et occupant principalement le plateau central du pays. Les autres composantes nationales, Gourmantché et Peul, s’estiment en effet privées d’un accès aux ressources politiques et économiques et mobilisent en retour des discours identitaires d’opposition au pouvoir étatique.
« La pression foncière explique le déplacement vers les aires de transhumance, provoquant des tensions entre paysans et communautés d’éleveurs »
Trois grandes dynamiques contribuent à transformer le rapport à la terre et à nourrir les inégalités économiques dans l’Est du Burkina Faso. La première tient à l’entrée en vigueur en 2009 de la loi 0034. Celle-ci modifie les règles de cession des propriétés foncières en introduisant des logiques capitalistes – la revente des terres aux plus offrants – au détriment des pratiques de transmission familiale des biens. Cela a entrainé un processus de concentration des terres, relativement nouveau dans cette zone. Les propriétaires terriens, très souvent âgés, privent ainsi les jeunes générations de la possibilité de disposer de terres pour l’agriculture dans un contexte de croissance démographique7, comme l’explique le maire d’une petite commune : « Près de chez moi il y avait un vieux avec une dizaine d’enfants. Il a vendu presque toutes ses terres à un riche Ouagalais. Il n’avait jamais eu d’argent et on lui propose des millions de francs, forcement il craque. Mais maintenant ses enfants, ils vont vivre de quoi ? »
Il en résulte un rapport hostile de la part de la jeune génération vis-à-vis des nouveaux acquéreurs, souvent perçus comme des « étrangers » puisque non issus des cercles familiaux ou communautaires, et accusés de spoliation. Cette hostilité s’étend parfois à la chefferie coutumière et aux chefs de terre, désignés comme complices. Cette fracture générationnelle prive ainsi les plus jeunes d’exercer leur activité agricole et favorise l’émergence d’une classe de propriétaires terriens, souvent jugés proches du pouvoir central ou ayant des relations avec ce dernier. La pression foncière, produit de la restriction des terres disponibles, explique ensuite le déplacement des zones de culture vers les aires de transhumance, provoquant par ricochet des tensions entre paysans et communautés d’éleveurs, dans un pays où ces deux activités jouent un rôle primordial. L’agriculture et l’élevage emploient plus de 80 % de la population active8.
La deuxième dynamique de transformation du rapport au foncier – notamment depuis les années 2000 – est liée au renforcement par l’administration centrale des aires naturelles protégées et de zones de chasse réglementées, qui réduisent les possibilités pour les populations d’accéder à des terres cultivables ou des lieux de pêche et de chasse. La frustration sociale est d’autant plus forte que ces zones privatisées sont généralement accaparées par des groupes ou des individus que les populations désignent, là encore, comme « étrangers ».
Ce peut être l’État, incarné par les agents des Eaux et Forêts qui rackettent les habitants, comme en témoigne un représentant des éleveurs : « On a des bergers qui nous appellent car les agents de l’État leur demandent 100 000 francs pour quelques branches coupées dans un parc. Vous vous rendez compte de ce que cela représente ? ». Ces frustrations sont aussi alimentées par la présence de sociétés étrangères. Dans le parc de la Pendjari à la frontière béninoise, ce sont des agents de sécurité privés, employés par l’ONG African Parks, qui notamment à partir de 2017, ont repoussé certaines populations hors des zones protégées. Ces politiques de gestion du foncier entraînent une réduction des espaces vivriers disponibles pour les populations rurales qui ne bénéficient pas de leur réallocation.
Enfin, comme dans le reste du pays, les compagnies étrangères qui détiennent les mines d’or ont établi de stricts périmètres de sécurité autour de leurs zones d’activité, au sein desquelles ne peuvent pénétrer les populations locales (y compris les acteurs sécuritaires). Les populations estiment ne pas bénéficier de compensations suffisantes pour ce qui est perçu comme une confiscation des terres au profit des activités aurifères. Un sentiment qui est aussi accentué par la criminalisation des activités d’orpaillage artisanales.
« L’État a jusqu’ici apporté une réponse uniquement sécuritaire au développement de l’économie informelle ou aux mobilisations sociales dans l’Est du pays »
Face au peu de perspectives d’activité économique légale, les jeunes générations investissent le secteur informel de l’orpaillage, du braconnage ou de différents trafics. La seule réponse apportée par l’État a été de criminaliser ces activités. La vingtaine de sites d’orpaillage illégaux de l’Est du pays représente des centres attractifs pour une jeunesse désœuvrée, mais ces activités demeurent sous la menace des agents de l’État qui peuvent les fermer à tout moment ou racketter les ouvriers lorsqu’ils repartent des sites d’extraction. Quant à ceux qui choisissent d’occuper illégalement des parcelles de terre dans les zones protégées pour les cultiver, ils se voient expulsés par les agents de l’État (policiers, militaires, agents des Eaux et Forêts) souvent de manière violente : destruction des cases et des greniers à grains, amendes, etc.
Les conflits qui naissent de cette raréfaction des débouchés économiques prennent d’autant plus d’importance qu’ils sont généralement mal régulés par une justice étatique considérée incompétente et corrompue, comme l’explique un éleveur : « si on va au tribunal, c’est surtout le plus riche qui gagne. » Les populations de l’Est perçoivent les fonctionnaires de la région comme des éléments perturbateurs de la paix sociale et expriment leur absence de confiance vis-à-vis des acteurs de la chaîne pénale (police, gendarmerie, tribunaux), au-delà même des soupçons de connivence entre forces de sécurité et criminels.
Les communautés réfractaires au pouvoir étatique tentent alors d’inventer des formes locales de gestion pour contourner le pouvoir de ses agents. Face à ces formes inédites de mobilisation en réaction à la marginalisation économique d’une part grandissante de la population, l’État a jusqu’ici apporté une réponse uniquement sécuritaire comme le développement d’opérations de « ratissage », qui ont souvent conduit à des exactions contre les populations. On observe des pratiques politiques alimentant des dynamiques de fragmentation sociale au sein même de la région et jusque dans les familles, ce qui provoque une multitude de frustrations individuelles ou collectives.
Ces évolutions des pratiques foncières ont profondément bouleversé le rapport des populations locales à la terre et ont contribué à nourrir leur ressentiment. La propriété et l’usage de la terre conditionnent une relation de propriété entre les hommes et un espace mais organisent également les rapports sociaux entre les individus. L’implantation de groupes armés se revendiquant du djihad agit ainsi comme un révélateur de ces enjeux que l’on retrouve dans d’autres parties du Burkina Faso (notamment à l’Ouest) ainsi qu’au niveau régional.
Apprentissage du « métier des armes »
La transformation des modalités d’accès à la terre et aux ressources naturelles s’est conjuguée à une diffusion de différentes formes de violences armées dans la région. Dans les années 2000, des groupes criminels se spécialisent dans le « coupage de routes » et la taxation des populations, profitant de la densité des forêts, de la porosité des frontières et de l’absence de contrôle étatique dans une partie de la région orientale. Le démantèlement de nombreux réseaux criminels par les groupes d’autodéfense « Koglweogo » depuis 2015 semblait avoir apaisé la situation9. Certains délinquants avaient opté pour une intégration (contrainte ou volontaire) aux groupes d’autodéfense, faisant mécaniquement baisser la criminalité. « On a su faire revenir nos enfants qui étaient partis en brousse pour tuer, voler et violer. Aujourd’hui, ils sont avec nous », expliquait en 2017 un chef Koglweogo.
La recherche de la paix sociale dans la région a favorisé une alliance de circonstance entre un État jugé absent et ses partenaires Koglweogo. La réduction des activités criminelles s’est cependant accompagnée d’une explosion des abus de pouvoir de la part des groupes d’autodéfense : arrestations et détentions arbitraires, rackets sous formes d’amendes arbitraires, tortures, etc. Malgré la participation ponctuelle de ses forces de sécurité aux activités des groupes d’autodéfense, la légitimité de l’État central à déployer et user de la force publique s’est érodée dans cette alliance.
« Les groupes d’autodéfense n’ont pas pu faire face à l’implantation et à la concurrence de groupes armés mieux équipés et entraînés »
Dans un premier temps, la collaboration entre l’État et les groupes d’autodéfense a permis la création d’un espace régulé par l’utilisation privée de la violence, les Koglweogo ne représentant pas une menace directe pour l’État. Ils ne s’attaquaient pas à ses institutions et coopéraient régulièrement avec ses forces de sécurité, malgré parfois des frictions sur le terrain avec ces derniers. La solution sécuritaire peine cependant à masquer les conséquences de l’absence de l’État. Comme le confiait un élu en 2017, « avant les Koglweogo, il n’y avait pas de sécurité. Aujourd’hui c’est mieux, mais ici on peut rouler des heures sans jamais rencontrer un poste de police […] et regardez nos routes, dans quel état elles sont ! C’est pareil, l’État ne fait rien pour nous ». Le pouvoir encourage la formation de cette galaxie de groupes vigilants, qui s’officialisent rapidement pour, notamment, rendre la justice, sécuriser des biens, etc.

Si les groupes d’autodéfense ont ainsi pu contribuer à une certaine stabilisation de la zone, ils n’ont cependant pas pu faire face à l’implantation et à la concurrence de groupes armés mieux équipés et entraînés, dans un contexte où l’État ne pouvait pas répondre aux incursions des groupes djihadistes. À partir de 2018, les attaques ont en effet proliféré dans la région, laissant les groupes d’autodéfense impuissants. « Deux de nos membres ont été égorgés pendant une opération avec l’armée, on ne peut pas lutter, on n’a pas d’armes de guerre », se plaint un responsable Koglweogo.
De tels événements ont grandement participé à démobiliser les Koglweogo de la zone, ou les ont incités à conclure des pactes locaux de non-agression avec les djihadistes. Le maire d’une commune de l’Est explique ainsi : « les djihadistes sont venus voir les Koglweogo, ils leur ont dit qu’ils faisaient le même travail, pour aider la population et qu’il n’avaient pas de problème avec eux tant qu’ils n’aidaient pas l’État ». Il apparaît aussi que des anciens Koglweogo auraient rejoint les groupes djihadistes ou collaboreraient régulièrement avec eux.
Que ce soit au travers des activités de banditisme, d’engagement dans des groupes d’autodéfense ou dans des groupes djihadistes, on observe une diffusion et une banalisation du métier des armes dans la région. La circulation entre ces différentes formations suit des logiques d’opportunité au gré des réseaux familiaux, des relations amicales ou de l’ouverture de nouveaux circuits commerciaux. Cette porosité montre que l’exercice et la maîtrise de la violence sont d’abord et avant tout une ressource politique dans un contexte social et économique sinistré. En retour, les hommes acquièrent des compétences et un réseau social qui vont participer d’une restructuration de la société, dans une dynamique où la violence devient la principale ressource politique. L’ascension sociale des porteurs d’armes rend tout retour en arrière difficile.
« Un individu peut tout à fait exercer des activités de trafic, être agriculteur et participer à des actions avec un groupe djihadiste »
L’émergence d’une génération qui se réfugie dans les métiers des armes répond à un gouvernement « par la violence » de cette région par une multitude d’acteurs. Décrié pour son absence ou la corruption de ses agents, l’État central n’est présent qu’au travers de ses forces de sécurité tenues responsables de nombreuses exactions contre les populations civiles. Groupes criminels, d’autodéfense ou djihadistes sont autant d’institutions durablement implantées dans l’Est du pays dont le principal mode d’interaction avec la population reste la coercition ou la menace.
Dans un contexte d’instabilité et d’insécurité, ces dépositaires de la violence deviennent des référents locaux plus importants que les représentants de l’État. Le peu de perspectives futures, notamment pour les jeunes générations, pousse de nombreux individus à coupler le métier des armes à une économie de la débrouille. Ce métier des armes est pratiqué par beaucoup comme un travail saisonnier et un individu peut tout à fait exercer des activités de trafic, être agriculteur et participer à des actions avec un groupe djihadiste. Ces dynamiques s’ajoutent aussi au fait que des jeunes ayant émigré pour des raisons économiques se sont retrouvés dans des zones de conflit au Mali et au Niger. Certains d’entre eux ont intégré des groupes armés et reviennent ensuite dans leur région d’origine. Sur fond de prolifération des armes et d’activités liées à leur usage, la mobilité sociale et la fluidité des identités compliquent l’appréhension de l’émergence du djihadisme dans l’Est du Burkina Faso.
L’apparition du phénomène djihadiste ne constitue pas une nouveauté par son recours aux armes. Mais, en s’en prenant directement à l’État et ses symboles, celui-ci offre une rupture avec l’ordre social de la violence qui prévalait jusqu’alors, dont l’usage se limitait au contrôle des activités criminelles et du territoire, parfois en lien avec les forces étatiques. La convergence entre usage djihadiste de la violence et revendications d’une population qui se vit comme marginalisée par le pouvoir central permet d’appréhender son enracinement au Burkina.
« Ce sont nos fils et nos frères qui nous tuent » : l’implantation des groupes armés se revendiquant du djihad
Les différentes opérations dites de ratissage conduites par les armées malienne, burkinabè, nigérienne et française ont incité certains groupes armés djihadistes à quitter la bande sahélienne pour se réfugier dans des zones où la pression militaire était moindre. Avec ses grandes forêts difficiles d’accès, la région de l’Est du Burkina Faso constitue un sanctuaire stratégique pour ces combattants.
« Les groupes armés se sont ensuite attelés à faire disparaître les signes qu’ils associent à des représentants de l’État »
La présence de ces groupes insurgés début 2018 s’accompagne du déploiement d’actions de guérilla visant à harceler les forces de sécurité, en s’en prenant aux patrouilles ou aux postes de sécurité avancés. Cette tactique a forcé le cantonnement des militaires et des policiers, qui ne sortent désormais que peu de leurs camps. « Les militaires n’osent plus patrouiller en brousse ou en forêt de peur de sauter sur une mine, il y a même un poste de douane gardé par les Koglweogo la nuit car ils ne veulent plus y rester », confie un responsable sécuritaire local. De cette époque, les groupes armés ont gardé l’habitude de maintenir le flou autour de leur identité et ne revendiquent pas leurs attaques.
Après avoir fait reculer les forces de sécurité loin du monde rural, les groupes armés se sont ensuite attelés à faire disparaître les signes qu’ils associent à des représentants de l’État, en menaçant les agents des Eaux et Forêts, les enseignants ou encore les exécutifs locaux. Un élu raconte qu’« ils arrivent dans les mosquées à la fin des prêches pour nous donner des consignes, ils menacent les enseignants de l’école, on les voit se promener en moto avec leurs Kalachnikov, les gens ont peur ». Cette stratégie a provoqué la fuite de certains administrateurs des autorités communales, d’enseignants, de personnels de santé ainsi que la fermeture de nombreuses écoles, alimentant d’autant plus le sentiment d’abandon des populations.
L’absorption du discours contestataire par les djihadistes et leur inscription sociale leur a permis de recruter des combattants locaux. Au sein de leurs groupes, on retrouve des représentants de toutes les communautés de la zone (Peul, Gourmantche et Mossi) ainsi que quelques étrangers, venus des pays voisins. Grâce à leur recrutement local, à l’intégration de certains bandits et d’anciens Koglweogo, ou à des pactes de non-agression conclus avec ces derniers, les groupes ont également développé une connaissance fine de la population au sein de laquelle ils vivent. Cet atout est crucial pour la conduite d’attaques contre les forces de sécurité et d’assassinats ciblés contre les civils qui s’opposent à eux ou qui sont soupçonnés de collusion avec l’État. « Ce sont nos fils et nos frères qui nous tuent. Tout le monde a peur, les gens qui collaborent se font égorger, ils nous ont menacés directement, moi je ne peux plus rentrer dans ma commune » déplore un maire de l’Est du pays réfugié désormais à Fada N’Gourma.
La composition de ces groupes armés souligne leur adaptation aux réalités locales. Dans la région Pama, frontalière du Bénin, on retrouve par exemple de jeunes immigrés burkinabè revenus du Mali ou du Niger avec des pratiques religieuses rigoristes, proches d’Ansarul Islam et de la Katiba Macina10 . Les éleveurs, communautés transhumantes qui sillonnent le Soum (région du Nord), fournissent un second type de combattants. Leur rapprochement avec les groupes djihadistes a été facilité par la réduction des zones de pâturages et leur entrée en conflit avec les autorités étatiques ou les communautés sédentaires.
« Les premières mesures instaurées par les djihadistes ont consisté à rouvrir les zones de chasse et de pêche pour les habitants »
Dans la zone de Gayeri (près du Niger), les groupes seraient quant à eux affiliés à l’État islamique au Grand Sahara, formés de locaux et d’étrangers ayant eux aussi combattu au Mali. C’est ce dernier groupe qui a eu la stratégie de conquête la plus offensive, faisant du prosélytisme dans les villages et brûlant les écoles publiques. Les groupes assurent également une protection aux communautés peules transhumantes visées par les représailles des forces de sécurité burkinabè qui les accusent de soutenir les djihadistes.
Les groupes armés ont su aussi habilement se saisir des revendications et des particularismes locaux pour s’implanter. Pour gagner l’approbation des populations dans l’Est, les premières mesures instaurées par les djihadistes ont consisté à rouvrir les zones de chasse et de pêche pour les habitants. Ces acteurs armés offrent une protection aux individus menacés par l’État pour leurs activités informelles, que ce soit l’orpaillage, le braconnage ou le trafic transfrontalier.
Les groupes armés se sont greffés au tissu économique et prélèvent des taxes qui leur permettent de se fournir en armes, munitions et vivres en promettant de garder à distance les agents de l’État (policiers, gendarmes, militaires, douaniers, ou agents des Eaux et Forêts). De même, ils protègent les communautés des pratiques prédatrices de ces derniers, comme dans le cas des conflits entre éleveurs et fonctionnaires de l’Agence des Eaux et Forêts accusés d’abus. Ce sont ces agents qui ont été visés par les premières vagues d’assassinats ayant précédé les attaques de plus grande envergure.
Sur un site d’orpaillage, le maire d’une commune proche de la frontière béninoise raconte que les djihadistes « se sont entendus avec les orpailleurs, qui se battaient contre les gendarmes et les agents des Eaux et Forêts, venus les déloger ou les racketter. Maintenant, ils contrôlent les sites, taxent la production et les autorités n’osent plus s’approcher ». Le contrôle des sites d’orpaillage serait ainsi devenu une activité particulièrement rémunératrice pour ces combattants et cette production en pleine croissance s’écoule facilement par les pays de la façade maritime (Bénin, et surtout Togo). Les revenus issus des taxes aurifères permettent l’achat d’armes dans les pays voisins du Sud, en profitant des réseaux de trafic préexistants.

L’intégration dans un groupe armé est aussi perçue comme un facteur d’ascension sociale pour des jeunes en mal de reconnaissance. Le prestige lié au port des armes, les rétributions symboliques auxquelles ils peuvent accéder ou encore la possibilité de trouver un cadre idéologique pourvoyeur de sens constituent des ressources qui leur deviennent accessibles dans ce contexte. « Les jeunes désœuvrés de mon village, je les vois regarder des vidéos de propagande sur leurs téléphones, ils ont envie d’autre chose », reconnaît un élu local. L’ascension sociale se double d’une amélioration des conditions de vie matérielle, puisque les groupes armés rémunèrent leurs combattants.
Conclusion
Les premières actions menées par l’État burkinabè n’ont pas enrayé la propagation des violences et les actions des groupes djihadistes. Elles ne semblent pas non plus redonner confiance à des populations craignant tout autant les exactions de l’armée que celles des djihadistes. Ces concurrences dans l’exercice de la violence montrent que la simple réponse armée ne permettra pas de revenir à un apaisement des tensions, même relatif, ou à enrayer les dynamiques d’implantation de groupes djihadistes, qui se sont greffés sur une situation socio-économique critique et un héritage violent. Face à ce terreau insurrectionnel en développement et dans une dynamique régionale sécuritaire inquiétante, l’État burkinabè semble avoir choisi une option avant tout militaire dans la zone de l’Est. Si les ratissages militaires ont pu amener à la « neutralisation » d’hommes en armes, ils ne peuvent, sur le long terme, faire figure de solution.
L’apparition d’un répertoire religieux associé au djihad doit être contextualisée dans ses dynamiques locales : les groupes armés ont su s’insérer dans les tissus économiques et sociaux de la région, profitant de circonstances et d’une géographie favorables. Les racines des contestations armées et de l’attraction exercée par ces groupes se trouvent avant tout dans l’abandon, la dépossession et la marginalisation ressentis par les populations. Celles-ci sont confrontées à une lutte économique pour les ressources naturelles dans laquelle elles se trouvent défavorisées par des forces « étrangères », incarnées par les grandes compagnies minières, les parcs naturels privés, les agents de l’État, ou encore l’immigration interne.
L’Est du Burkina est enfin symptomatique des dynamiques de recomposition des États en cours au Sahel car les institutions apparaissent de plus en plus recroquevillés dans les zones urbaines et péri-urbaines. Face à la montée des violences, les capitales et les villes moyennes (ici Ouagadougou et Fada N’Gourma) deviennent des zones de repli pour les administrations, les exécutifs politiques, les forces de sécurité et les services de l’État. Passé les postes de contrôle de ces zones, les territoires ruraux devenus inaccessibles ou presque sont gouvernés par la violence, que ce soit par des acteurs que l’État peut utiliser comme des supplétifs ou par des groupes qui s’opposent à lui.
Notes
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Mathilde Thon-Fourcade s\’est entretenue avec Iris Lambert pour faire le point sur la situation.
Quelle est l’influence d’Abdullah Öcalan sur le PKK, et comment celle-ci a-t-elle évolué depuis son emprisonnement en 1999 ?
Depuis la création du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) en 1978 dans le village de Fis, en Turquie, d’abord comme parti politique puis comme organisation dotée d’une branche armée, Abdullah Öcalan est une figure centrale et incontournable du mouvement de libération kurde. Il est à la fois le fondateur, l’idéologue et le leader incontesté du PKK. Pour les combattants, il est l’incarnation vivante de la lutte dont la parole, quasi prophétique, ferait presque office d’évangile.
Avant son emprisonnement sur l’île turque d’İmralı, en 1999, il se chargeait souvent lui-même de l’enseignement idéologique dans les camps de formation et d’entrainement du PKK, situés dans la vallée de la Bekaa au Liban, en Syrie, puis dans les montagnes du nord de l’Irak. Les apprentis guérilleros devaient écouter ses « Analyses » (Çözümlemeler) de longues heures – certains témoignages parlent de discours allant jusqu’à 9 heures sans pouvoir s’asseoir – sur le sens de la lutte militaire et politique, ainsi que sur le pouvoir de l’émancipation par l’esprit et par les armes1. Par la suite, ses enseignements ont été diffusés via des cassettes puis publiés dans des ouvrages. Aujourd’hui, sa parole et l’étude de son parcours restent au cœur des instructions dispensées aux soldats et aux militants.
Abdullah Öcalan s’est en fait érigé lui-même comme archétype de «l’Homme nouveau », à savoir cette figure idéale dotée d’une personnalité libérée à la fois de l’emprise turque et des structures sociales traditionnelles (capitalistes et patriarcales)2. Son attitude et son parcours servent d’idéal sur lequel se modeler. Certaines règles internes à la guérilla, comme l’interdiction de croiser les jambes, sont directement issues des directives préconisées par Abdullah Öcalan.
Malgré son emprisonnement, l’influence et l’autorité d’Öcalan sur le PKK sont restées capitales, même si on observe des dynamiques de compétition interne entre les différentes branches de l’organisation, et même si ses directives directes ont été très largement entravées à partir du 3 mars 2020, quand il s’est retrouvé à l’isolement total dans sa prison, sans droit de visite ni de communication avec l’extérieur. Par ailleurs, cette influence s’étend bien au-delà du PKK : de nombreux organismes, certains armés, d’autres politiques et civils, se revendiquent de l’idéologie d’Öcalan et considèrent ce dernier comme leur chef intellectuel et politique. Ces entités, comme le Kongra Star en Syrie (une confédération de groupes d’activistes travaillant spécifiquement sur les questions d’égalité de genre) n’ont pas directement de lien organisationnel avec le PKK, mais ont porté un serment d’allégeance au combat mené par Abdullah Ocalan.
Si la rupture communicationnelle entre Abdullah Öcalan et l’état-major du PKK retranché dans les montagnes du Kurdistan irakien a un temps posé la question d’une autonomisation du groupe vis-à-vis de son fondateur, les dernières déclarations du PKK, publiées samedi 1er mars, ne laissent pas de doute quant à la centralité de sa figure : il est cité à de nombreuses reprises comme le « Leader Apo » (en référence à son surnom, qui signifie « oncle » en kurde) dont la libération est un prérequis aux négociations de paix.
Était-il possible de s’attendre à de telles annonces de la part d’Abdullah Öcalan ?
La déclaration historique du 27 février, écrite par Ocalan depuis sa prison et lue par une délégation de députés pro-kurdes depuis un hôtel du centre d’Istanbul, s’inscrit avant tout dans un processus de négociations secrètes entamées il y a plusieurs mois, et dont les premiers éléments ont été rendus publics en octobre 2024. Le leader d’extrême-droite turc Delvet Bahçeli, à la tête du Parti d’Action Nationaliste (MHP) et allié du président Erdoğan avait alors proposé qu’Öcalan prononce un discours à l’Assemblée devant le bloc parlementaire du parti pro-kurde de l\’Égalité et de la Démocratie des Peuples (DEM). Erdoğan avait alors salué l’ouverture d’une « fenêtre d’opportunité » devant permettre l’avènement d’une Turquie « libérée du terrorisme » sans toutefois se prononcer plus précisément sur les détails du possible processus de paix à venir.
Cette ouverture, venue d’un parti historiquement hostile au PKK, s’inscrit dans une dynamique de recomposition des rapports de force politiques internes en Turquie tout autant que dans le cadre des bouleversements géopolitiques à l’œuvre dans la région. D’une part, il s’agit pour Recep Tayyip Erdoğan de sécuriser le soutien de la population kurde (qui représente 15 à 20 % de l’électorat en Turquie) à son projet de réforme constitutionnelle qui devrait lui permettre de se présenter aux prochaines élections nationales (prévues pour 2028). D’autre part, alors que la chute du régime baasiste en Syrie rebat les cartes de l’autonomie pro-kurde dans le nord-est du pays et que « l’Axe de la Résistance » est affaibli depuis l’offensive israélienne dans la bande de Gaza et au Liban contre le Hezbollah, le gouvernement turc cherche à limiter les risques de déstabilisation à ses frontières via ce nouveau processus de paix sur la question kurde.
Du côté du PKK, la possibilité d’un dépôt des armes n’est pas une première. En août 1999, deux mois après sa condamnation à mort, Abdullah Öcalan avait, par le biais de ses avocats, publiquement appelé ses troupes à se retirer de la Turquie (il y avait alors près de 2000 rebelles à l’intérieur du pays) puis à abandonner les combats armés. Déjà, sa doctrine avait évolué : en lieu et place d’un Kurdistan indépendant ou autonome, la lutte devait se tourner vers l’établissement d’une Turquie véritablement démocratique3. Et déjà, le PKK, réuni pour son 7e congrès dans le nord de l’Irak, avait approuvé les nouvelles directives de son leader. Le groupe ne s’était pas pour autant effondré, et les combattants ont à nouveau repris les armes en 2004, là encore suite à un appel d’Öcalan frustré par la poursuite de la répression menée contre les Kurdes en Turquie4. Un deuxième processus de paix avait été entamé entre 2013 et 2015, mais avait également fini par échouer après une nouvelle escalade. Au total, le groupe comptabilise neuf annonces de cessez-le-feu, dont le premier date de 1993.
En réalité, donc, l’attitude d’Öcalan et celle du PKK ne sont pas particulièrement insolites et reprennent des arguments déjà avancés par le passé : les conditions matérielles et politiques justifiant la lutte armée n’étant plus réunies, cette stratégie n’est donc plus nécessaire. C’est en substance ce que souligne Öcalan dans son adresse du 27 février. Il indique en effet que « la fermeture des canaux démocratiques a joué un rôle dans le fait que le PKK, le plus ancien et le plus vaste soulèvement armé de l’histoire de la République [turque], ait trouvé une base sociale et un soutien », avant de préciser : « L’appel lancé par Devlet Bahçeli, ainsi que la volonté exprimée par M. le Président et les réponses positives des autres partis politiques à cet appel, ont créé un environnement dans lequel je lance un appel au dépôt des armes, dont j’assume la responsabilité historique. »
Au fond, la véritable surprise a été, pour la plupart de ses militants (armés et civils), l’appel renouvelé à la dissolution du groupe, une étape inattendue à ce stade des pré-négociations. Par exemple, dans la ville de Silêmanî (ou Souleymanieh), au nord de l’Irak, où le PKK a longtemps eu pignon sur rue (notamment après 2014 et les batailles contre l’État Islamique), les sympathisants du PKK rassemblés pour l’occasion devant un écran géant se sont échangé des regards interloqués et interdits au moment de cette annonce. Tous craignent un regain de violence de la part de la Turquie qui mène depuis 2022 une offensive de grande ampleur dans la région contre les positions du PKK.
Comment les modes d’action du PKK avaient-ils évolué ces dernières années ?
Le répertoire d’action du PKK n’est pas fixe, et s’est toujours adapté à son environnement stratégique tout autant qu’au coût moral et politique des tactiques employées. Par exemple, au mitan des années 1990, le PKK est passé des attaques conventionnelles à l’explosif aux attentats suicides, d’ailleurs principalement perpétrés par des femmes5. La dernière occurrence revendiquée par le groupe date du 1er octobre 2024, lorsqu’un commando du « bataillon des immortels » a mené une opération suicide contre le siège des industries de défense turques à Ankara – opération au cours de laquelle une des assaillantes a déclenché la bombe qu’elle portait sur elle, faisant cinq morts et vingt-deux blessés civils.
Aujourd’hui, la majorité des opérations armées menées par le PKK ont lieu sur le théâtre irakien, et plus précisément dans les monts Matine et les monts Gara dans le nord du Kurdistan irakien. Il s’agit là principalement d’opérations au sol, visant les troupes turques déployées dans la zone depuis de nombreuses années, mais qui opèrent depuis 2022 dans le cadre de l’offensive dite « Claw-Lock » contre le PKK. L’armée turque cherche à y établir un « corridor de sécurité » à la frontière turco-irakienne, ainsi qu’à sécuriser le passage d’une future « route du développement » devant relier le port irakien de Bassora, dans le golfe arabo-persique, à la Turquie puis à l’Europe à horizon 2028. Dans ce cadre, Ankara avait déjà opéré un rapprochement avec les autorités de Bagdad au printemps dernier, dont l’un des principaux effets a été l’inscription du PKK comme groupe « interdit » sur le territoire irakien – et non pas comme groupe « terroriste » comme le souhaitaient les autorités turques.
La Turquie bénéficie d’une supériorité technologique, notamment grâce à son savoir-faire dans la production de drones conçus pour des opérations de reconnaissance et de combats (notamment les Bayraktar TB2 aujourd’hui employés par l’armée ukrainienne), qui lui a longtemps offert un certain avantage dans le rapport de force. Ces drones, couplés à l’emploi de bombardiers, permettent à la Turquie d’immobiliser les mouvements de la guérilla qui font régulièrement l’objet de frappes, causant des déplacements forcés et des victimes civiles (près de 78 depuis 2022 d’après l’ONG Airwars). Pour autant, les soldats turcs pâtissent de la très bonne connaissance de la topographie côté PKK, le groupe occupant ces montagnes réputées imprenables depuis les années 1980. Par ailleurs, le PKK a annoncé au printemps 2024 avoir acquis une nouvelle technologie sol-air lui permettant désormais d’abattre les drones turcs sillonnant les reliefs nord-irakiens.
Il faut également souligner que la lutte menée par le PKK ne se limite pas à l’action armée. De nombreux groupes politiques, artistiques et culturels ont vu le jour ces dernières années et cherchent, par la voie civile, à promouvoir l’idéologie d’Abdullah Öcalan et le modèle du « confédéralisme démocratique » porté par ce dernier. Ces organisations ont peu à peu été interdites et criminalisées, comme au Kurdistan irakien où le Kurdistan Society Freedom Movement (Tevgera Azadî) a récemment dû arrêter ses activités (août 2024) suite à une décision du Conseil Judiciaire Suprême d’Irak.
Ces annonces peuvent-elles avoir une incidence sur les autres partis armés pro-kurdes dans la région ?
Il faut ici opérer quelques distinctions dans la myriade de groupes armés pro-kurdes plus ou moins affiliés au PKK. Dans son premier communiqué du 1er mars annonçant le cessez-le-feu unilatéral, le Comité Exécutif du parti indique : « nous déclarons un cessez-le-feu effectif à partir d’aujourd\’hui. Aucune de nos forces n’entreprendra d’action armée à moins d’être attaquée ». Le lendemain, la branche armée du PKK, les Forces de Défense du Peuple (HPG) publie une seconde déclaration spécifiant que le cessez-le-feu s’applique non seulement à ses « forces principales en Turquie » mais aussi « à toutes les structures, ainsi qu’aux équipes spéciales de fedai [escadrons suicides], aux YPS [unités de défense civile], aux MAK [unités du martyr Aziz Güler] et aux autres unités d’autodéfense». Il s’agit donc là uniquement des unités et des troupes directement liées à la branche armée du PKK. Les autres groupes pro-kurdes affiliés à la guérilla mais structurellement autonomes ne sont à priori pas concernés.
Typiquement, les groupes armés kurdes de Syrie, notamment les YPG et les YPJ, qui font partie de la coalition militaire des Forces Démocratiques Syriennes (FDS) opérant dans le nord-est du pays, ont rapidement réagi en indiquant que ces annonces ne les concernaient pas. Accusés par la Turquie d’être une ramification locale du PKK, les SDF ont précisé par la voix de leur commandant Mazloum Abdi que « le message d’Öcalan concerne le PKK et n’a rien à voir avec nous en Syrie » Il n’est donc pas pour l’instant question d’un dépôt des armes côté FDS, dont le futur se joue plutôt du côté des négociations en cours avec les nouvelles autorités de Damas en vue d’une unification du pays et de ses forces armées.
En Irak, la question se pose également pour les Unités de Résistance de Sinjar (YBS), un groupe formé après le début de la bataille du Sinjar en 2014 et les massacres commis par l’État Islamique contre la communauté yézidie. À l’époque, le PKK et les YPG étaient intervenus dans la bataille et avaient formé localement les YBS à l’autodéfense. Les YBS ont ensuite été un temps intégrés à la Mobilisation Populaire, plus connue sous son nom arabe de Hachd Chaabi, une coalescence de groupes paramilitaires à majorité chiite formellement intégrée à l’État irakien . Pour l’heure, ce groupe n’a pas fait de déclaration officielle, mais des sources locales confirment qu’ils maintiennent leur droit à porter les armes.
Enfin, le groupe armé kurde iranien du Parti pour une vie libre au Kurdistan (PJAK), lui aussi retranché dans les montagnes côté Irak, s’est exprimé dans un communiqué, indiquant soutenir l’appel d’Öcalan sans pour autant spécifier son choix quant à la question du cessez-le-feu et du dépôt des armes. Le PJAK, créé au printemps 2004, fait partie, au même titre que le PKK, d’une structure plus large appelée l’Union des Communautés du Kurdistan (KCK) qui regroupe tous les partis sociaux, militaires, politiques ou associatifs qui se revendiquent de la doctrine d’Abdullah Öcalan.
Le PKK va-t-il disparaître ou bien se transformer ?
Le scénario d’une véritable disparition du PKK est conditionné à toute une série d’enjeux et de paramètres qui sont bien loin d’être réunis. Pour commencer, dans son adresse, Abdullah Öcalan appelle certes à une dissolution du groupe, mais il enjoint surtout le PKK à « convoquer [un] congrès et à prendre la décision de s’intégrer volontairement à l’État et à la société. » Ainsi, la dissolution du PKK est-elle en réalité indexée à une prise de décision collégiale par le groupe lui-même lors de ce congrès dont la tenue n’a pour l’heure pas été annoncée. Le principal obstacle à cette réunion est un obstacle sécuritaire : tant que les combats se poursuivront dans les montagnes du Kurdistan irakien, il parait improbable que des milliers de combattants illégaux puissent se réunir en assemblée et dialoguer ensemble sur leur futur en pleine zone de guerre.
Or, si le PKK a bien déclaré un cessez-le-feu, le groupe se réserve le droit de poursuivre des opérations défensives en cas d’attaques, ce qui s’est par exemple produit quelques heures seulement après les annonces. C’est que le gouvernement turc, quant à lui, ne s’est pas encore prononcé sur la possibilité d’une trêve, Recep Tayyip Erdoğan ayant averti que les opérations militaires contre les insurgés kurdes se poursuivraient si « les promesses faites ne sont pas tenues. » Vendredi 6 mars, la Turquie est montée d’un cran dans les pressions exercées sur le PKK, requérant une dissolution « immédiate et sans condition », sans pour autant préciser les conséquences si ces injonctions n’étaient pas suivies. Ainsi, de part et d’autre, les lignes rouges et les exigences pour une poursuite du processus de paix restent encore floues.
Le PKK a pour sa part souligné deux contreparties politiques au dépôt définitif des armes : d’une part, le groupe appelle à ce que « des politiques démocratiques et des bases légales » soient garanties en Turquie pour assurer le succès du « processus historique » et d’autre part, les rebelles requièrent la libération de leur leader. Des discussions secrètes en cours à Ankara tourneraient plutôt autour d’une amélioration des conditions de détention d’Abdullah Öcalan, la libération de prisonniers politiques, une possible amnistie pour les combattants du PKK et l’asile au Kurdistan irakien pour les cadres du groupe6.
Quoi qu’il en soit, les combattants de la guérilla ont souvent usé d’une métaphore biologique et darwiniste pour décrire le PKK, parlant du groupe comme d’un « organisme vivant » qui s’adapterait à son environnement pour y survivre7. « La direction tactique doit pouvoir passer d\’une forme d\’organisation et d\’action à une autre en fonction des exigences de la situation. Si nécessaire, elle doit développer de nouvelles formes avec une rapidité suffisante » écrivait déjà Abdullah Öcalan dans ses écrits de prison8, laissant à penser que le futur du PKK se situerait davantage dans une transformation du groupe, de ses objectifs et de ses méthodes, plutôt qu’une disparition totale et définitive. L’annonce du leader de la guérilla s’inscrit donc dans une histoire longue, liée à l’évolution du contexte régional, mais dont les rouages et les déterminants exacts restent encore difficiles à lire : quelque part entre le coup politique, le mouvement tactique provisoire et l’abdication totale dans un contexte de blocage de la lutte armée, cet appel à la dissolution du PKK ouvre un champ des possibles aux conséquences encore indéterminées.
1Özcan, Ali K. (2006) Turkey’s Kurds. A Theoritical Analysis of the PKK and Abdullah Öcalan, New York, Routledge.
DOI : 10.1163/22112987-12340004
2 Grojean, O. (2008) « La production de l’Homme nouveau au sein du PKK », European Journal of Turkish Studies [en ligne], 8 | DOI: https://doi.org/10.4000/ejts.2753
3 Marcus, Aliza (2007) Blood and Belief. The PKK and the Kurdish Fight for Independance, New York et Londres, New York University Press.
DOI : 10.18574/nyu/9780814759561.001.0001
4 Ibid.
5 Altinay, E. (2013). « ‘The Terrorists with Highlights’: Kurdish Female Suicide Bombers in Mainstream Turkish Media », in: Attwood, F., Campbell, V., Hunter, I.Q., Lockyer, S. (dir.) Controversial Images. Media Representations on the Edge, Palgrave Macmillan, Londres.
6 Zaman A. (février 2025) End of an era? PKK leader Ocalan orders militants to end war with Turkey, \’dissolve\’, Al Monitor, accessible : https://www.al-monitor.com/originals/2025/02/end-era-pkk-leader-ocalan-orders-militants-end-war-turkey-dissolve
7Entretiens menés par l’autrice avec des membres du PKK, printemps 2024.
8 Öcalan, A. (2020) La révolution communaliste : écrits de prison. Paris : Libertalia.
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Romain Tiquet est historien et chargé de recherche au CNRS. Actuellement en mobilité au Centre Marc Bloch, ses travaux portent sur l’histoire du travail forcé, de l’enfermement et de la folie en Afrique de l’ouest.
Discutant
Docteur en sociologie (Paris X), Georges Macaire Eyenga a terminé un postdoctorat au WISER de l’université de Witwatersrand en Afrique du Sud. Il est actuellement chargé de cours à l’université de Dschang au Cameroun et travaille sur les politiques de surveillance, d’identification des individus et la gouvernance agile en Afrique.
Retour sur la communication

Cette communication se concentre sur un lieu en particulier : le village de Koutal situé à une dizaine de kilomètres de Kaolack au Sénégal. Le village de Koutal a abrité un camp pénal pour travailleurs forcés pendant la période coloniale pour la construction des routes de la région. Après l\’indépendance du pays en 1960, les autorités sénégalaises ont transformé ce camp pénal en un camp d\’internement pour lépreux.
A l\’époque coloniale, la création de camps pénaux était censée à la fois isoler les prisonniers les plus dangereux et les utiliser comme main-d\’œuvre contrainte pour les chantiers de construction des routes de la colonie. La logique de mise au travail ne prétendait pas réformer ou réintégrer socialement les prisonniers, mais plutôt les utiliser comme des matériaux humains pour la « mise en valeur » coloniale. Après l\’indépendance, en 1967, Léopold Sédar Senghor transforme le camp pénal de Koutal en un village d\’internement pour lépreux. Cette transformation répond au contexte de lutte et de gestion de la marginalité urbaine par les autorités post-coloniales : les grands centres urbains (en premier lieu Dakar, la capitale) devaient être vidés de tous les « fléaux sociaux » et autres « encombrements humains » afin d\’attirer les bailleurs et les touristes. Les lépreux mendiants de Dakar et de Kaolack sont donc raflés et envoyés à Koutal. Bien qu\’ils soient traités contre la lèpre, c\’est la dimension de l\’exclusion et de l\’isolement qui prévaut.
Plusieurs questions transversales seront au cœur de cette contribution. Tout d\’abord, l\’empreinte historique du lieu sera questionnée. Koutal a été un lieu de labeur et d’effort physique pour les prisonniers pendant la période coloniale et s\’est transformé en un lieu de stigmatisation sociale après l\’indépendance. Il conviendra alors de souligner la permanence dans le discours et les modèles de gestion des populations jugées « irrécupérables » par les autorités (post-)coloniales.
Par ailleurs l’exemple de Koutal sur le temps long témoigne de la diversité des techniques mises en place par des autorités politiques pour contrôler les corps (post)coloniaux, tantôt utilisés à des fins économiques pour la mise en valeur des colonies, tantôt, réprimés, relégués du fait du stigmate physique de la lèpre.
Par ailleurs, pour ne pas tomber dans le piège d\’une simple analyse de la machinerie institutionnelle, il est également nécessaire d\’examiner comment tant les travailleurs condamnés que les lépreux ont envisagé, contourné, domestiqué, refusé ou même négocié le cadre de leur enfermement et de leur exclusion. Le corps devient à ce titre un espace de résistance.
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