Le travail de Noria est ancré dans une conviction profonde : il ne peut y avoir de compréhension des crises politiques sans connaissance de première main des dynamiques concrètes des sociétés où elles se produisent. C’est la raison pour laquelle le principe fondateur de Noria est un engagement absolu dans la recherche de terrain.
Notre objectif premier consiste à traduire en analyses originales des données recueillies sur le terrain, de porter cette recherche auprès d’un public large, et de contribuer à informer le débat public
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Noria Research
Les racines locales de la violence dans l’Est du Burkina Faso: La concurrence pour les ressources, l’État et les armes
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Noria Research
Jour d’élections dans les écoles en Turquie : Rapports entre les acteurs politiques, bureaucratiques et civils
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Noria Research
Cessez-le-feu, dissolution du PKK : Abdullah Öcalan et le processus de paix en Turquie
Entre fin 2018 et 2019, l’explosion de la violence liée à la présence de groupes djihadistes a secoué l’Est du Burkina Faso, jusqu’alors relativement épargné par ce phénomène. Si le déplacement des groupes djihadistes dans le Sahel relève avant tout d’une logique milicienne d’évitement des zones d’opérations « antiterroristes », la réussite de leur implantation s’explique largement par leur capacité à se greffer sur la marginalisation politique et économique de l’Est du Burkina Faso pour construire une insurrection armée. La région orientale du Burkina Faso est marquée par une histoire violente et un sentiment d’abandon de la part des citoyens qui ont généré des rapports conflictuels avec le pouvoir central. La population doit faire face à une criminalité endémique et à une compétition féroce pour l’accès aux ressources naturelles, l’État étant jugé absent ou prédateur, et sa justice défaillante. Les groupes armés tirent ainsi moins profit de l’adhésion à leur idéologie djihadiste que de ce terreau local qui leur permet de s’enraciner. L’Est du Burkina Faso apparaît comme un miroir grossissant des dynamiques de régionalisation de la violence désormais en cours au Sahel.
Djihad transnational et violences locales
Comme une grande partie du pays, la région orientale du Burkina Faso connaît, depuis la fin de l’année 2018, une augmentation spectaculaire du nombre d’actes violents commis par des groupes armés se revendiquant du djihadisme1 : utilisation d’« engins explosifs improvisés » et attaques contre l’armée régulière, enlèvements et assassinats ciblés sont ainsi devenus quasi quotidiens. Malgré plusieurs opérations militaires menées dans la région contre ces groupes armés, l’Est du Burkina Faso semble n’avoir trouvé sa place sur la carte médiatique du djihad africain qu’après la libération d’otages occidentaux en mai 20192, puis en novembre de cette même année, à la suite de l’attaque meurtrière de bus transportant les salariés d’une entreprise minière canadienne3.
Surnommée trivialement par les Burkinabè « la zone rouge » en raison de la forte activité criminelle qui y sévit, la région connaît depuis longtemps une violence diffuse. La perméabilité de ses frontières avec les pays voisins en a fait, historiquement, une zone de contrebande où les échanges informels jouent un rôle crucial dans l’économie locale et font vivre nombre d’habitants. L’Est du Burkina Faso sert ainsi d’interface entre la zone sahélienne et les façades maritimes du Bénin, du Ghana et du Togo. Cigarettes, carburant, ivoire, armes, stupéfiants ou simples biens de consommation quotidiens y circulent hors de tout contrôle étatique.
« L’État burkinabè a longtemps refusé de reconnaître la dimension endogène de l’insurrection armée »
La région est marquée par la marginalisation socio-économique de certaines communautés et des jeunes générations, notamment nourrie par une compétition accrue pour l’accès aux ressources foncières et naturelles. Ces « cadets sociaux4 » nourrissent un sentiment de dépossession qui a été mobilisé par certains discours djihadistes. Les groupes armés vont proposer de leur venir en aide en offrant avantages et protection, à condition que ceux-ci les rejoignent dans leur opposition à l’État central, tenu pour responsable de leur situation.
L’État burkinabè a longtemps refusé de reconnaître la dimension endogène de l’insurrection armée qui secoue l’Est du pays et accusé certains acteurs du conflit malien ou des mercenaires restés fidèles au chef de l’ancien régime, Blaise Compaoré5, d’en être à l’origine. Une telle approche semble ignorer que l’implantation des groupes armés se réclamant du djihad doit plus à leur capacité à se saisir des problèmes socio-politiques locaux qu’à une quelconque aide extérieure. Leur aptitude et leur facilité à mener des actions de guérilla tient ainsi en grande partie à la réussite préalable de leur intégration au sein de territoires délaissés et en proie à une gestion politique défaillante.
L’implantation durable de groupes djihadistes témoigne en ce sens moins d’une « radicalisation » politique ou religieuse de la population – entendue comme le recours croissant à des pratiques violentes par adhésion à un système idéologique – qu’elle ne révèle leur capacité à se saisir des tensions entre l’État central et les populations de l’Est du pays. Leur inscription locale bénéficie d’une situation où l’usage (ou la menace) de la violence est la principale ressource politique dont disposent ces habitants dans leur rapport avec leurs institutions.
De la pression foncière à la concurrence pour les ressources naturelles : une économie politique productrice de violence
Malgré des ressources naturelles diverses et abondantes (pâturages, terres fertiles, bétail, lacs, etc.), la population de l’Est ne dispose que d’un très faible accès à l’eau et à l’électricité. Elle reste, pour sa majorité, dans une grande pauvreté et connaît un taux de scolarisation extrêmement bas. Seuls 10 % des chefs de famille ont reçu une éducation au-delà de l’école primaire et plus de 60 % n’ont jamais eu d’instruction, dans une région où plus de la moitié des ménages se trouve en situation d’insécurité alimentaire6. La région pâtit également du manque d’investissement public : les routes qui la sillonnent sont dans un état désastreux et ses rares bâtiments administratifs sont vétustes et sous-équipés.

Le Burkina Faso ayant hérité de la période coloniale d’une tradition étatique jacobine, les zones périphériques s’estiment marginalisées par le pouvoir central de Ouagadougou, que beaucoup d’habitants associent à la communauté Mossi, majoritaire au Burkina Faso et occupant principalement le plateau central du pays. Les autres composantes nationales, Gourmantché et Peul, s’estiment en effet privées d’un accès aux ressources politiques et économiques et mobilisent en retour des discours identitaires d’opposition au pouvoir étatique.
« La pression foncière explique le déplacement vers les aires de transhumance, provoquant des tensions entre paysans et communautés d’éleveurs »
Trois grandes dynamiques contribuent à transformer le rapport à la terre et à nourrir les inégalités économiques dans l’Est du Burkina Faso. La première tient à l’entrée en vigueur en 2009 de la loi 0034. Celle-ci modifie les règles de cession des propriétés foncières en introduisant des logiques capitalistes – la revente des terres aux plus offrants – au détriment des pratiques de transmission familiale des biens. Cela a entrainé un processus de concentration des terres, relativement nouveau dans cette zone. Les propriétaires terriens, très souvent âgés, privent ainsi les jeunes générations de la possibilité de disposer de terres pour l’agriculture dans un contexte de croissance démographique7, comme l’explique le maire d’une petite commune : « Près de chez moi il y avait un vieux avec une dizaine d’enfants. Il a vendu presque toutes ses terres à un riche Ouagalais. Il n’avait jamais eu d’argent et on lui propose des millions de francs, forcement il craque. Mais maintenant ses enfants, ils vont vivre de quoi ? »
Il en résulte un rapport hostile de la part de la jeune génération vis-à-vis des nouveaux acquéreurs, souvent perçus comme des « étrangers » puisque non issus des cercles familiaux ou communautaires, et accusés de spoliation. Cette hostilité s’étend parfois à la chefferie coutumière et aux chefs de terre, désignés comme complices. Cette fracture générationnelle prive ainsi les plus jeunes d’exercer leur activité agricole et favorise l’émergence d’une classe de propriétaires terriens, souvent jugés proches du pouvoir central ou ayant des relations avec ce dernier. La pression foncière, produit de la restriction des terres disponibles, explique ensuite le déplacement des zones de culture vers les aires de transhumance, provoquant par ricochet des tensions entre paysans et communautés d’éleveurs, dans un pays où ces deux activités jouent un rôle primordial. L’agriculture et l’élevage emploient plus de 80 % de la population active8.
La deuxième dynamique de transformation du rapport au foncier – notamment depuis les années 2000 – est liée au renforcement par l’administration centrale des aires naturelles protégées et de zones de chasse réglementées, qui réduisent les possibilités pour les populations d’accéder à des terres cultivables ou des lieux de pêche et de chasse. La frustration sociale est d’autant plus forte que ces zones privatisées sont généralement accaparées par des groupes ou des individus que les populations désignent, là encore, comme « étrangers ».
Ce peut être l’État, incarné par les agents des Eaux et Forêts qui rackettent les habitants, comme en témoigne un représentant des éleveurs : « On a des bergers qui nous appellent car les agents de l’État leur demandent 100 000 francs pour quelques branches coupées dans un parc. Vous vous rendez compte de ce que cela représente ? ». Ces frustrations sont aussi alimentées par la présence de sociétés étrangères. Dans le parc de la Pendjari à la frontière béninoise, ce sont des agents de sécurité privés, employés par l’ONG African Parks, qui notamment à partir de 2017, ont repoussé certaines populations hors des zones protégées. Ces politiques de gestion du foncier entraînent une réduction des espaces vivriers disponibles pour les populations rurales qui ne bénéficient pas de leur réallocation.
Enfin, comme dans le reste du pays, les compagnies étrangères qui détiennent les mines d’or ont établi de stricts périmètres de sécurité autour de leurs zones d’activité, au sein desquelles ne peuvent pénétrer les populations locales (y compris les acteurs sécuritaires). Les populations estiment ne pas bénéficier de compensations suffisantes pour ce qui est perçu comme une confiscation des terres au profit des activités aurifères. Un sentiment qui est aussi accentué par la criminalisation des activités d’orpaillage artisanales.
« L’État a jusqu’ici apporté une réponse uniquement sécuritaire au développement de l’économie informelle ou aux mobilisations sociales dans l’Est du pays »
Face au peu de perspectives d’activité économique légale, les jeunes générations investissent le secteur informel de l’orpaillage, du braconnage ou de différents trafics. La seule réponse apportée par l’État a été de criminaliser ces activités. La vingtaine de sites d’orpaillage illégaux de l’Est du pays représente des centres attractifs pour une jeunesse désœuvrée, mais ces activités demeurent sous la menace des agents de l’État qui peuvent les fermer à tout moment ou racketter les ouvriers lorsqu’ils repartent des sites d’extraction. Quant à ceux qui choisissent d’occuper illégalement des parcelles de terre dans les zones protégées pour les cultiver, ils se voient expulsés par les agents de l’État (policiers, militaires, agents des Eaux et Forêts) souvent de manière violente : destruction des cases et des greniers à grains, amendes, etc.
Les conflits qui naissent de cette raréfaction des débouchés économiques prennent d’autant plus d’importance qu’ils sont généralement mal régulés par une justice étatique considérée incompétente et corrompue, comme l’explique un éleveur : « si on va au tribunal, c’est surtout le plus riche qui gagne. » Les populations de l’Est perçoivent les fonctionnaires de la région comme des éléments perturbateurs de la paix sociale et expriment leur absence de confiance vis-à-vis des acteurs de la chaîne pénale (police, gendarmerie, tribunaux), au-delà même des soupçons de connivence entre forces de sécurité et criminels.
Les communautés réfractaires au pouvoir étatique tentent alors d’inventer des formes locales de gestion pour contourner le pouvoir de ses agents. Face à ces formes inédites de mobilisation en réaction à la marginalisation économique d’une part grandissante de la population, l’État a jusqu’ici apporté une réponse uniquement sécuritaire comme le développement d’opérations de « ratissage », qui ont souvent conduit à des exactions contre les populations. On observe des pratiques politiques alimentant des dynamiques de fragmentation sociale au sein même de la région et jusque dans les familles, ce qui provoque une multitude de frustrations individuelles ou collectives.
Ces évolutions des pratiques foncières ont profondément bouleversé le rapport des populations locales à la terre et ont contribué à nourrir leur ressentiment. La propriété et l’usage de la terre conditionnent une relation de propriété entre les hommes et un espace mais organisent également les rapports sociaux entre les individus. L’implantation de groupes armés se revendiquant du djihad agit ainsi comme un révélateur de ces enjeux que l’on retrouve dans d’autres parties du Burkina Faso (notamment à l’Ouest) ainsi qu’au niveau régional.
Apprentissage du « métier des armes »
La transformation des modalités d’accès à la terre et aux ressources naturelles s’est conjuguée à une diffusion de différentes formes de violences armées dans la région. Dans les années 2000, des groupes criminels se spécialisent dans le « coupage de routes » et la taxation des populations, profitant de la densité des forêts, de la porosité des frontières et de l’absence de contrôle étatique dans une partie de la région orientale. Le démantèlement de nombreux réseaux criminels par les groupes d’autodéfense « Koglweogo » depuis 2015 semblait avoir apaisé la situation9. Certains délinquants avaient opté pour une intégration (contrainte ou volontaire) aux groupes d’autodéfense, faisant mécaniquement baisser la criminalité. « On a su faire revenir nos enfants qui étaient partis en brousse pour tuer, voler et violer. Aujourd’hui, ils sont avec nous », expliquait en 2017 un chef Koglweogo.
La recherche de la paix sociale dans la région a favorisé une alliance de circonstance entre un État jugé absent et ses partenaires Koglweogo. La réduction des activités criminelles s’est cependant accompagnée d’une explosion des abus de pouvoir de la part des groupes d’autodéfense : arrestations et détentions arbitraires, rackets sous formes d’amendes arbitraires, tortures, etc. Malgré la participation ponctuelle de ses forces de sécurité aux activités des groupes d’autodéfense, la légitimité de l’État central à déployer et user de la force publique s’est érodée dans cette alliance.
« Les groupes d’autodéfense n’ont pas pu faire face à l’implantation et à la concurrence de groupes armés mieux équipés et entraînés »
Dans un premier temps, la collaboration entre l’État et les groupes d’autodéfense a permis la création d’un espace régulé par l’utilisation privée de la violence, les Koglweogo ne représentant pas une menace directe pour l’État. Ils ne s’attaquaient pas à ses institutions et coopéraient régulièrement avec ses forces de sécurité, malgré parfois des frictions sur le terrain avec ces derniers. La solution sécuritaire peine cependant à masquer les conséquences de l’absence de l’État. Comme le confiait un élu en 2017, « avant les Koglweogo, il n’y avait pas de sécurité. Aujourd’hui c’est mieux, mais ici on peut rouler des heures sans jamais rencontrer un poste de police […] et regardez nos routes, dans quel état elles sont ! C’est pareil, l’État ne fait rien pour nous ». Le pouvoir encourage la formation de cette galaxie de groupes vigilants, qui s’officialisent rapidement pour, notamment, rendre la justice, sécuriser des biens, etc.

Si les groupes d’autodéfense ont ainsi pu contribuer à une certaine stabilisation de la zone, ils n’ont cependant pas pu faire face à l’implantation et à la concurrence de groupes armés mieux équipés et entraînés, dans un contexte où l’État ne pouvait pas répondre aux incursions des groupes djihadistes. À partir de 2018, les attaques ont en effet proliféré dans la région, laissant les groupes d’autodéfense impuissants. « Deux de nos membres ont été égorgés pendant une opération avec l’armée, on ne peut pas lutter, on n’a pas d’armes de guerre », se plaint un responsable Koglweogo.
De tels événements ont grandement participé à démobiliser les Koglweogo de la zone, ou les ont incités à conclure des pactes locaux de non-agression avec les djihadistes. Le maire d’une commune de l’Est explique ainsi : « les djihadistes sont venus voir les Koglweogo, ils leur ont dit qu’ils faisaient le même travail, pour aider la population et qu’il n’avaient pas de problème avec eux tant qu’ils n’aidaient pas l’État ». Il apparaît aussi que des anciens Koglweogo auraient rejoint les groupes djihadistes ou collaboreraient régulièrement avec eux.
Que ce soit au travers des activités de banditisme, d’engagement dans des groupes d’autodéfense ou dans des groupes djihadistes, on observe une diffusion et une banalisation du métier des armes dans la région. La circulation entre ces différentes formations suit des logiques d’opportunité au gré des réseaux familiaux, des relations amicales ou de l’ouverture de nouveaux circuits commerciaux. Cette porosité montre que l’exercice et la maîtrise de la violence sont d’abord et avant tout une ressource politique dans un contexte social et économique sinistré. En retour, les hommes acquièrent des compétences et un réseau social qui vont participer d’une restructuration de la société, dans une dynamique où la violence devient la principale ressource politique. L’ascension sociale des porteurs d’armes rend tout retour en arrière difficile.
« Un individu peut tout à fait exercer des activités de trafic, être agriculteur et participer à des actions avec un groupe djihadiste »
L’émergence d’une génération qui se réfugie dans les métiers des armes répond à un gouvernement « par la violence » de cette région par une multitude d’acteurs. Décrié pour son absence ou la corruption de ses agents, l’État central n’est présent qu’au travers de ses forces de sécurité tenues responsables de nombreuses exactions contre les populations civiles. Groupes criminels, d’autodéfense ou djihadistes sont autant d’institutions durablement implantées dans l’Est du pays dont le principal mode d’interaction avec la population reste la coercition ou la menace.
Dans un contexte d’instabilité et d’insécurité, ces dépositaires de la violence deviennent des référents locaux plus importants que les représentants de l’État. Le peu de perspectives futures, notamment pour les jeunes générations, pousse de nombreux individus à coupler le métier des armes à une économie de la débrouille. Ce métier des armes est pratiqué par beaucoup comme un travail saisonnier et un individu peut tout à fait exercer des activités de trafic, être agriculteur et participer à des actions avec un groupe djihadiste. Ces dynamiques s’ajoutent aussi au fait que des jeunes ayant émigré pour des raisons économiques se sont retrouvés dans des zones de conflit au Mali et au Niger. Certains d’entre eux ont intégré des groupes armés et reviennent ensuite dans leur région d’origine. Sur fond de prolifération des armes et d’activités liées à leur usage, la mobilité sociale et la fluidité des identités compliquent l’appréhension de l’émergence du djihadisme dans l’Est du Burkina Faso.
L’apparition du phénomène djihadiste ne constitue pas une nouveauté par son recours aux armes. Mais, en s’en prenant directement à l’État et ses symboles, celui-ci offre une rupture avec l’ordre social de la violence qui prévalait jusqu’alors, dont l’usage se limitait au contrôle des activités criminelles et du territoire, parfois en lien avec les forces étatiques. La convergence entre usage djihadiste de la violence et revendications d’une population qui se vit comme marginalisée par le pouvoir central permet d’appréhender son enracinement au Burkina.
« Ce sont nos fils et nos frères qui nous tuent » : l’implantation des groupes armés se revendiquant du djihad
Les différentes opérations dites de ratissage conduites par les armées malienne, burkinabè, nigérienne et française ont incité certains groupes armés djihadistes à quitter la bande sahélienne pour se réfugier dans des zones où la pression militaire était moindre. Avec ses grandes forêts difficiles d’accès, la région de l’Est du Burkina Faso constitue un sanctuaire stratégique pour ces combattants.
« Les groupes armés se sont ensuite attelés à faire disparaître les signes qu’ils associent à des représentants de l’État »
La présence de ces groupes insurgés début 2018 s’accompagne du déploiement d’actions de guérilla visant à harceler les forces de sécurité, en s’en prenant aux patrouilles ou aux postes de sécurité avancés. Cette tactique a forcé le cantonnement des militaires et des policiers, qui ne sortent désormais que peu de leurs camps. « Les militaires n’osent plus patrouiller en brousse ou en forêt de peur de sauter sur une mine, il y a même un poste de douane gardé par les Koglweogo la nuit car ils ne veulent plus y rester », confie un responsable sécuritaire local. De cette époque, les groupes armés ont gardé l’habitude de maintenir le flou autour de leur identité et ne revendiquent pas leurs attaques.
Après avoir fait reculer les forces de sécurité loin du monde rural, les groupes armés se sont ensuite attelés à faire disparaître les signes qu’ils associent à des représentants de l’État, en menaçant les agents des Eaux et Forêts, les enseignants ou encore les exécutifs locaux. Un élu raconte qu’« ils arrivent dans les mosquées à la fin des prêches pour nous donner des consignes, ils menacent les enseignants de l’école, on les voit se promener en moto avec leurs Kalachnikov, les gens ont peur ». Cette stratégie a provoqué la fuite de certains administrateurs des autorités communales, d’enseignants, de personnels de santé ainsi que la fermeture de nombreuses écoles, alimentant d’autant plus le sentiment d’abandon des populations.
L’absorption du discours contestataire par les djihadistes et leur inscription sociale leur a permis de recruter des combattants locaux. Au sein de leurs groupes, on retrouve des représentants de toutes les communautés de la zone (Peul, Gourmantche et Mossi) ainsi que quelques étrangers, venus des pays voisins. Grâce à leur recrutement local, à l’intégration de certains bandits et d’anciens Koglweogo, ou à des pactes de non-agression conclus avec ces derniers, les groupes ont également développé une connaissance fine de la population au sein de laquelle ils vivent. Cet atout est crucial pour la conduite d’attaques contre les forces de sécurité et d’assassinats ciblés contre les civils qui s’opposent à eux ou qui sont soupçonnés de collusion avec l’État. « Ce sont nos fils et nos frères qui nous tuent. Tout le monde a peur, les gens qui collaborent se font égorger, ils nous ont menacés directement, moi je ne peux plus rentrer dans ma commune » déplore un maire de l’Est du pays réfugié désormais à Fada N’Gourma.
La composition de ces groupes armés souligne leur adaptation aux réalités locales. Dans la région Pama, frontalière du Bénin, on retrouve par exemple de jeunes immigrés burkinabè revenus du Mali ou du Niger avec des pratiques religieuses rigoristes, proches d’Ansarul Islam et de la Katiba Macina10 . Les éleveurs, communautés transhumantes qui sillonnent le Soum (région du Nord), fournissent un second type de combattants. Leur rapprochement avec les groupes djihadistes a été facilité par la réduction des zones de pâturages et leur entrée en conflit avec les autorités étatiques ou les communautés sédentaires.
« Les premières mesures instaurées par les djihadistes ont consisté à rouvrir les zones de chasse et de pêche pour les habitants »
Dans la zone de Gayeri (près du Niger), les groupes seraient quant à eux affiliés à l’État islamique au Grand Sahara, formés de locaux et d’étrangers ayant eux aussi combattu au Mali. C’est ce dernier groupe qui a eu la stratégie de conquête la plus offensive, faisant du prosélytisme dans les villages et brûlant les écoles publiques. Les groupes assurent également une protection aux communautés peules transhumantes visées par les représailles des forces de sécurité burkinabè qui les accusent de soutenir les djihadistes.
Les groupes armés ont su aussi habilement se saisir des revendications et des particularismes locaux pour s’implanter. Pour gagner l’approbation des populations dans l’Est, les premières mesures instaurées par les djihadistes ont consisté à rouvrir les zones de chasse et de pêche pour les habitants. Ces acteurs armés offrent une protection aux individus menacés par l’État pour leurs activités informelles, que ce soit l’orpaillage, le braconnage ou le trafic transfrontalier.
Les groupes armés se sont greffés au tissu économique et prélèvent des taxes qui leur permettent de se fournir en armes, munitions et vivres en promettant de garder à distance les agents de l’État (policiers, gendarmes, militaires, douaniers, ou agents des Eaux et Forêts). De même, ils protègent les communautés des pratiques prédatrices de ces derniers, comme dans le cas des conflits entre éleveurs et fonctionnaires de l’Agence des Eaux et Forêts accusés d’abus. Ce sont ces agents qui ont été visés par les premières vagues d’assassinats ayant précédé les attaques de plus grande envergure.
Sur un site d’orpaillage, le maire d’une commune proche de la frontière béninoise raconte que les djihadistes « se sont entendus avec les orpailleurs, qui se battaient contre les gendarmes et les agents des Eaux et Forêts, venus les déloger ou les racketter. Maintenant, ils contrôlent les sites, taxent la production et les autorités n’osent plus s’approcher ». Le contrôle des sites d’orpaillage serait ainsi devenu une activité particulièrement rémunératrice pour ces combattants et cette production en pleine croissance s’écoule facilement par les pays de la façade maritime (Bénin, et surtout Togo). Les revenus issus des taxes aurifères permettent l’achat d’armes dans les pays voisins du Sud, en profitant des réseaux de trafic préexistants.

L’intégration dans un groupe armé est aussi perçue comme un facteur d’ascension sociale pour des jeunes en mal de reconnaissance. Le prestige lié au port des armes, les rétributions symboliques auxquelles ils peuvent accéder ou encore la possibilité de trouver un cadre idéologique pourvoyeur de sens constituent des ressources qui leur deviennent accessibles dans ce contexte. « Les jeunes désœuvrés de mon village, je les vois regarder des vidéos de propagande sur leurs téléphones, ils ont envie d’autre chose », reconnaît un élu local. L’ascension sociale se double d’une amélioration des conditions de vie matérielle, puisque les groupes armés rémunèrent leurs combattants.
Conclusion
Les premières actions menées par l’État burkinabè n’ont pas enrayé la propagation des violences et les actions des groupes djihadistes. Elles ne semblent pas non plus redonner confiance à des populations craignant tout autant les exactions de l’armée que celles des djihadistes. Ces concurrences dans l’exercice de la violence montrent que la simple réponse armée ne permettra pas de revenir à un apaisement des tensions, même relatif, ou à enrayer les dynamiques d’implantation de groupes djihadistes, qui se sont greffés sur une situation socio-économique critique et un héritage violent. Face à ce terreau insurrectionnel en développement et dans une dynamique régionale sécuritaire inquiétante, l’État burkinabè semble avoir choisi une option avant tout militaire dans la zone de l’Est. Si les ratissages militaires ont pu amener à la « neutralisation » d’hommes en armes, ils ne peuvent, sur le long terme, faire figure de solution.
L’apparition d’un répertoire religieux associé au djihad doit être contextualisée dans ses dynamiques locales : les groupes armés ont su s’insérer dans les tissus économiques et sociaux de la région, profitant de circonstances et d’une géographie favorables. Les racines des contestations armées et de l’attraction exercée par ces groupes se trouvent avant tout dans l’abandon, la dépossession et la marginalisation ressentis par les populations. Celles-ci sont confrontées à une lutte économique pour les ressources naturelles dans laquelle elles se trouvent défavorisées par des forces « étrangères », incarnées par les grandes compagnies minières, les parcs naturels privés, les agents de l’État, ou encore l’immigration interne.
L’Est du Burkina est enfin symptomatique des dynamiques de recomposition des États en cours au Sahel car les institutions apparaissent de plus en plus recroquevillés dans les zones urbaines et péri-urbaines. Face à la montée des violences, les capitales et les villes moyennes (ici Ouagadougou et Fada N’Gourma) deviennent des zones de repli pour les administrations, les exécutifs politiques, les forces de sécurité et les services de l’État. Passé les postes de contrôle de ces zones, les territoires ruraux devenus inaccessibles ou presque sont gouvernés par la violence, que ce soit par des acteurs que l’État peut utiliser comme des supplétifs ou par des groupes qui s’opposent à lui.
Notes
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Les écoles sont les lieux principaux où sont installées les urnes lors des élections en Turquie. La loi électorale n°2981 joue un rôle fondamental dans l’organisation des scrutins en définissant les lieux autorisés pour l’installation des urnes (article 74) et les interdictions (articles 82,83,84,85) visant à encadrer l’environnement du processus de vote: « Les urnes doivent être installées dans des lieux généraux tels que les cours et les salles d\’école (y compris les écoles privées et les salles de cours privées) et si cela n\’est pas suffisant, dans des lieux loués tels que les cafés et les restaurants » (article 74)2, pour un processus de vote facilité, libre et confidentiel. L’installation des urnes dans les bâtiments militaires et de police, des partis politiques et des maires de quartier (muhtarlık3) est interdit par le même article. Mais alors que les espaces où se tiennent les scrutins doivent être neutres selon la loi, ceux-ci se politisent de plus en plus depuis le début des années 2010. Les écoles sont en effet devenues une zone de compétition politique le jour des élections4. Cette compétition est de plus en plus visible et se complexifie du fait de la diversification des acteurs, de leur investissement et de leurs objectifs. Les acteurs institutionnels (Haut comité électoral, ministère des Affaires intérieures) sont présents aux côtés des acteurs politiques (les partis) et civils, qui s’investissent davantage dans l’organisation du scrutin au sein de ces espaces depuis le début des années 2010.
Photo 1-2 : Les électeurs, les candidats à la mairie du quartier (muhtarlık), les membres de partis politiques devant l’entrée (gauche) et dans la cour de l’école (droite)


Photo 3 : Les électeurs dans la queue devant la salle de classe où se trouve leur bureau de vote

Cette multiplication des acteurs investis dans le processus électoral résulte, depuis le mouvement Gezi5, de l’apparition d’un nouveau champ de mobilisation politique en Turquie : la sécurité électorale (seçim güvenliği). Dans un contexte où la Turquie connaît une dérive autoritaire depuis le début des années 2010, ainsi que des référendums et des élections organisés durant les états d’urgence après le coup d’état raté de 2016, les citoyens turcs ont de moins en moins confiance dans l’intégrité électorale6, qu’on peut définir comme la mise en œuvre des critères de conduite des élections démocratiques7. Des nouvelles initiatives citoyennes et associatives ont émergé et des partis politiques d\’opposition ont commencé à se mobiliser autour de cette problématique. Certains mouvements citoyens ont par exemple développé des outils numériques pour dénoncer les irrégularités et identifier les erreurs dans le décompte et les résultats des votes (140 journos8, Ötekilerin Postası). Des formations gratuites sur le processus électoral se sont développées et ont été mises à disposition gratuitement par les barreaux et les associations. Des réseaux d\’observateurs bénévoles ont également été mis en place pour organiser les scrutateurs afin de surveiller et garantir la régularité du processus électoral le jour de l’élection dans les bureaux de vote (tableau 1).
Tableau 1 : Organisations civiles de la sécurité électorale en Turquie (identifiées par l’auteur depuis 2014) et les élections dans lesquelles elles se sont mobilisées
Organisation | Année de fondation | Élection |
Sandık Başındayız (On est devant les urnes) | 2013 | Élections locales de 2014 Élection présidentielle de 2014 |
Oy ve Ötesi (Vote et au-dèla) | 2013 | Élections locales de 2014 Élection présidentielle de 2014 Élections présidentielle et législative de 2018 Élections locales de 2019 Élections présidentielle et législative de 2023 Élections locales de 2024 |
140 journos et Saydıraç (application du contrôle de résultat électorale) | 2014 | Élections locales de 2014 Élections répétitives de 1 juin 2014 |
Türkiye’nin Oyları (Vote de la Turquie) | 2014 | Élections locales de 2014 Élection présidentielle de 2014 |
Ankara’nın Oyları (Vote d’Ankara) | 2014 | Élections locales de 2014 Élection présidentielle de 2014 |
Hayır ve Ötesi (Non et au-dèla) | 2017 | Référendum de 2017 |
SensizOlmaz (pas sans toi) | 2017 | Référendum de 2017 |
Sandık Gücü (Force d’Urne) | 2018 | Élections présidentielle et législative de 2018 |
Oyum Güvende | 2017 | Référendum de 2017 |
Adil Seçim Platformu (Plateforme de l’Élection juste) | 2018 | Élections présidentielle et législative de 2018 |
İstanbul Gönüllüleri (Volontaires d’Istanbul) | 2019 | Élections locales de 2019 Élections locales de 2024 |
Türkiye Gönüllüleri (Volontaires de Turquie) | 2023 | Élections présidentielle et législative de 2023 |
Oy birliği (Union de Vote) | 2023 | Élections présidentielle et législative de 2023 Élections locales de 2024 |
Au tableau ci-dessus s’ajoute les projets de certaines organisations civiles pour soutenir ces activités de sécurité électorale. Par exemple, l’Union des barreaux de Turquie (Türkiye Barolar Birliği) a mené le projet « Un avocat pour chaque école » (Her Okula bir Avukat, depuis 2017) pour attribuer un avocat à chaque bureau de vote, et le projet de « Centre d’appel pour les avocats » (Avukatlar için çağrı merkezi, 2023) pour répondre aux questions des avocats mandatés aux écoles d’élection. Pour résumer, avec l’arrivée de ces nouveaux acteurs civils et l’intérêt croissant des partis politiques pour l’organisation de la sécurité électorale, une diversité de groupes se réunissent le jour de l’élection dans les écoles : des fonctionnaires d\’État (président et président-adjoint du bureau de vote, directeur d\’école), la police, les assesseurs mandatés par le Haut Comité Électoral, les avocats, les responsables d’école, les assesseurs et scrutateurs mandatés par les partis politiques, les scrutateurs et responsables d’école des organisations civiles, et les électeurs. Cet espace devient ainsi une véritable « arène électorale » au sein de laquelle s’organisent des rapports de force entre ces différents protagonistes. Leurs interactions le jour du vote sont au cœur du présent article.
Celui-ci repose sur des données ethnographiques collectées durant les élections de 2023 et de 2024 en Turquie. Il se fonde plus particulièrement sur des observations effectuées lors des élections locales de 2024 (dimanche 31 mars 2024) à Istanbul au sein d’une école dans un arrondissement où la compétition entre le Parti du Développement et de la Justice (AKP- parti au pouvoir) et le Parti républicain du peuple (CHP – principal parti d’opposition) est forte. J’étais présent dans cette école pour coordonner les scrutateurs bénévoles de l’organisation des Volontaires d’Istanbul9. En tant que responsable de l’école (okul sorumlusu), je devais aussi transférer les photos des résultats de tous les bureaux de vote de l’école. Plusieurs données collectées durant les élections présidentielles et législatives de 2023, durant lesquelles j’étais également bénévole pour l’association Vote et au-dela (Oy ve Ötesi) et Volontaires de Turquie (Türkiye Gönüllüleri), complèteront nos analyses.
Dans cet article, nous montrerons d’abord que les tensions surgissent dès le début de la journée, au moment de la composition des commissions. Ensuite, nous analyserons les formes de collaboration entre les acteurs politiques et civils, avant d’étudier les méthodes de communication promues par ces derniers pour faire face aux potentielles crispations. Enfin, nous montrerons que la fin de journée électorale et le dépouillement des votes sont généralement synonymes d’un retour de la compétition entre les acteurs.
Encadré. Les acteurs et leur rôle dans l’organisation du scrutin Le bureau de vote (sandık bölgesi) : Les bureaux de vote sont le lieu où se trouvent les urnes, les bulletins de vote, le tampon de vote, les isoloirs. Ils sont sous la responsabilité d’une commission (sandık kurulu). Le jour de l’élection, les citoyens doivent voter dans le bureau de vote où ils sont inscrits. L\’inscription est automatique en Turquie, en fonction de l’adresse officielle de chaque citoyen. En général, les bureaux de vote sont installés dans les écoles. La commission du bureau de vote : Elle est composée d’un président et d’un membre fonctionnaire (qui joue le rôle du président adjoint car c’est lui qui remplace le président s’il n’est pas présent le jour d’élection) qui sont mandatés par le Haut Comité Électoral, et des assesseurs mandatés par les partis politiques (cinq partis différents au maximum10). Le processus de vote peut commencer avec la présence d’au moins cinq membres de la commission. Les assesseurs (sandık kurulu üyeleri) : Ce sont les membres de la commission du bureau de vote. Ils sont chargés d’assurer le bon déroulement du processus électoral dans leur bureau de vote respectif. Ils ont en charge la préparation du bureau, le contrôle des identités des électeurs, le dépouillement des votes et l’acheminement des bulletins à la direction locale du Haut Comité Électoral. Les citoyens non-partisans peuvent remplacer les assesseurs des partis politiques au cas où ils sont absents. Les assesseurs ont le droit de déposer une plainte écrite (şikayet dilekçesi), souvent signée par les témoins en cas d’irrégularités ou erreurs. Le rôle d’assesseur est important car il peut obtenir le procès-verbal du résultat signé et tamponné au nom de leur parti. Surtout, les assesseurs ont le droit de faire objection et de soumettre une plainte au nom de leur parti afin d’officialiser les erreurs. Les scrutateurs (müşahit) : Ce sont des personnes mandatées par des partis politiques et des organisations civiles et chargées d’observer le bon déroulement de l’élection dans un bureau de vote. Ils ont le droit de rester à l’intérieur du bureau de vote à condition d’avoir une carte fournie par leur parti (müşahit kartı). Ils ont seulement le droit de signaler les erreurs et irrégularités afin de les faire noter dans le cahier du bureau de vote (sandık defteri). Les partis politiques mandatent également leurs avocats en tant que scrutateurs ayant droit à la plainte (itiraza yetkili müşahit). Les citoyens : Ils peuvent suivre le processus électoral et le dépouillement de l\’extérieur du bureau de vote. Les policiers : Ilssont chargés de la sécurité et du bon déroulement de l’élection dans l’école. Ils n’ont pas le droit de rentrer dans les salles de classe où sont installées les urnes dans l’école (sandık çevresi), sauf s’ils sont sollicités pendant un problème de sécurité (bagarre, dispute, affrontement). Les responsables d’école : Les partis politiques nomment un responsable d’école, souvent un cadre de la branche locale du parti pour garantir l’organisation de l’équipe dans l’école et la bonne communication avec le centre du parti. Les organisations civiles ont également un responsable pour garantir le transfert des photos de tous les rapports de résultats. De plus, l’organisation de l’élection est gouvernée par le directeur de l’école (fonctionnaire, mandaté par le Haut Comité Électoral). |
LES PREMIÈRES TENSIONS : LA CONSTITUTION DES COMMISSIONS
La compétition entre les acteurs commence dès le matin, bien avant le début du processus du vote. Les organisations politiques et civiles doivent s’assurer de la présence de leurs équipes dans l’école dès 6 heures. D’un côté, les responsables d’école des partis politiques doivent être certains de la ponctualité des assesseurs mandatés par leur parti. Les partis amènent également leurs propres scrutateurs plus tard dans la journée électorale, pour la fermeture des urnes et le dépouillement des votes. De l’autre, les organisations civiles appellent tôt le matin leurs chargés d’école et scrutateurs pour qu’ils puissent connaitre les personnels électoraux et remplacer les assesseurs absents des partis dans les bureaux. L’objectif de ces organisations est d’avoir le plus de témoins possibles dans un bureau afin d’augmenter les chances que l’élection se déroule de manière régulière.
Cette présence anticipée à l\’école est le reflet de la méfiance des acteurs les uns envers les autres. Ces derniers tiennent notamment à être présents lors de la constitution des commissions. Le fait d’être membre de la commission d’un bureau de vote est un statut important, plus que celui de scrutateur. À l’exception du président et président adjoint, les membres de la commission, également appelés assesseurs, sont nommés par les cinq partis qui ont remporté l\’élection précédente. Leurs noms sont soumis au Haut comité électoral avant l\’élection et ils reçoivent une rémunération pour la journée électorale de la part de l\’État. La constitution de ces commissions peut être source de nombreuses tensions, comme le montre cet extrait de carnet de terrain ci-dessous :
« On est entré dans l’école en courant, en même temps que la police après avoir entendu le cri de la responsable de l’école de l’équipe de l’AKP depuis le jardin. On y est arrivé rapidement. Les membres du CHP essayaient de renommer leur membre révoqué de la commission du bureau de vote ou de le remplacer par un autre membre du parti, en argumentant que l\’erreur avait été causée par le Haut Comité Électoral. Cette assesseure du CHP d’un bureau de vote avait été retirée de la commission à cause d\’une faute liée à son nom et son numéro d’identité. Cependant, l’équipe du CHP n\’y est pas parvenue en raison de la pression et des objections des partisans de l\’AKP, même si le président de la commission du bureau de vote était dans un premier temps d’accord. Mon collègue des Volontaires d’Istanbul, Kaan, avait essayé d\’entrer dans la commission de ce bureau en tant que citoyen ordinaire à la place de cette assesseure. Cependant, en raison du stylo rouge qu\’il portait autour de son cou qui est distribué par le CHP aux bénévoles des Volontaires d’Istanbul, ils ont pensé qu\’il était membre du CHP et le membre de la commission de ce bureau de l’AKP n’a pas accepté cette demande. L\’atmosphère était tendue à cause de la dispute. Lorsque des curieux, la police et les membres de tous les partis sont arrivés, une foule s\’était formée. Cette foule se déplaçait du couloir à la classe, de la classe au couloir. Afin d\’éviter tout incident et pour que l\’élection se poursuive, les membres de l\’AKP et du CHP sont parvenus à un compromis. Ils ont décidé que le président du bureau de vote n\’accepterait pas de nouveaux membres et que le membre révoqué resterait scrutatrice dans la classe. Plus tard, le président du même bureau de vote a décidé qu\’il ne pouvait pas fournir de procès-verbal à cette scrutatrice. L\’avocat du CHP, après avoir consulté le centre électoral du parti dans l’arrondissement, a essayé de convaincre le président de ce bureau en argumentant que le CHP est le « principal parti d\’opposition » et mérite le procès-verbal du résultat. L’équipe de CHP a réussi à l\’obtenir en fin de journée. »11
Cet extrait met en évidence que les décisions administratives lors du processus électoral deviennent des enjeux de confrontation partisane. Malgré la régulation juridique, ces décisions administratives sont également façonnées par des stratégies partisantes et des négociations locales en fonction des rapports de forces entre les acteurs de l’élection.
PARTIS ET ORGANISATIONS CIVILES : DES ACTEURS CONTRAINTS À LA COLLABORATION
Malgré la rivalité entre les acteurs, ces derniers doivent aussi coopérer, notamment les partis politiques et les organisations civiles. D’abord, les organisations civiles sont obligées de collaborer avec les partis puisque la loi électorale (n°298) prévoit une organisation électorale avec la participation des instances étatiques et des partis politiques en ignorant la participation des acteurs civils. Par exemple, selon la loi, les scrutateurs peuvent être présents dans le bureau de vote seulement s’ils sont mandatés par les partis politiques, et non par les organisations civiles. C\’est pourquoi les organisations civiles qui mobilisent des scrutateurs bénévoles font une demande à des partis (ou des candidats aux présidentielles) pour recevoir des cartes de scrutateur. Cette collaboration perdure également le jour d’élection lorsque les organisations civiles n’ont pas assez de bénévoles. Par exemple, en 2023, l’association Vote et au-delàproposait à ses bénévoles de coopérer avec les partis politiques d’opposition afin de récupérer les résultats de tous les bureaux de vote de l’école dont ils étaient en charge12.
Cette collaboration est également le résultat des relations étroites entre les partis politiques et les organisations civiles. C’est par exemple le cas des Volontaires d’Istanbul, une organisation civile active dans la campagne électorale du maire d’Istanbul, Ekrem İmamoğlu13, depuis les élections locales de 2019 et mobilisée dans le domaine de la sécurité électorale. Leur collaboration avec le CHP se forme dès matin, comme l’illustre l’extrait de carnet de terrain suivant :
« Burak et moi sommes allés ensemble à la rencontre de l\’équipe du CHP le matin. Comme l\’ont indiqué les formateurs des Volontaires d\’Istanbul lors des formations en ligne, les responsables du CHP nous ont donné un stylo rouge et une carte de scrutateur. Ils nous ont ajouté dans leur groupe WhatsApp sur lequel ils communiquent avec les membres de leur équipe et leurs assesseurs et scrutateurs des bureaux de vote dans l’école. »14
Cette collaboration est recommandée par l’organisation, et attendue des volontaires puisque la majorité d’entre eux sont des électeurs du parti. De plus, ces deux acteurs ont un objectif commun : surveiller le processus électoral et prendre des photos du rapport de résultat (sonuç tutanağı), tamponné et signé par l’ensemble des membres de la commission du bureau de vote. Malgré tout, les Volontaires d’Istanbul reste une organisation indépendante du CHP, dotée de sa propre structure administrative et bénévole. Elle réalise aussi des projets en dehors des périodes électorales, dans le domaine des politiques sociales en collaboration avec la municipalité métropolitaine d’Istanbul.
Au-delà du cas des Volontaires d’Istanbul, le nombre d’organisations entretenant des relations étroites avec les partis politiques augmente. L’organisation l’Union de Vote(Oy birliği) a par exemple été créé en 2023 par un élu local AKP, sans soutenir le parti ouvertement. Les organisations « neutres » se voient également contraintes d’afficher leur position politique. Par exemple, l’association Vote et au-delà, sans préférence politique affichée au départ, a dévelopé le slogan « au côté de la démocratie » (demokrasiden taraf)15 face à la pression créée par la rivalité entre les alliances du gouvernement et l’opposition autour des élections.
Photo 4 : Le système numérique utilisé par Volontaires d’Istanbul sur lequel les bénévoles téléchargent les photos des rapports de résultats selon le numéro de bureau de vote de leur école. Les bénévoles entrent également les résultats en version chiffré et cela permet de comparer les résultats obtenus par l’organisation avec les résultats officiels du Haut Comité Électoral et de détecter les erreurs.


Photo 5 (gauche). Exemple d’une carte de scrutateur distribuée par les Volontaires d’Istanbul envoyée par le CHP lors des élections locales de 2024. Le scrutateur doit écrire son nom et le numéro de bureau de vote dans lequel il sera présent pour l’observation.
Photo 6 (milieu). Le stylo rouge distribué par le CHP lors des élections locales de 2024 à Istanbul afin de reconnaitre les membres du parti dans l’école16
Photo 7. (droite) Un exemple du rapport du résultat tamponné et signé par l’ensemble des membres de la commission du bureau de vote (ıslak imzalı ve mühürlü tutanak) qui contient les résultats officiels. Ce document est reproduit pour chaque assesseur et un exemplaire du rapport est affiché à la porte de la classe pendant quinze minutes pour que le public puisse le consulter. Toutefois, cette dernière règle est souvent non respectée17.



GESTION DES CONFLITS ET STRATÉGIES DE COMMUNICATION
L’espace du processus de vote est également un espace de conflit. La présence d’acteurs de différentes natures avec des affiliations politiques diverses engendre dans l’école des tensions entre les individus et les groupes le jour d’élection. Par exemple, un responsable d’école et un assesseur de l’AKP se plaignent de l’attitude des scrutateurs des organisations civiles qui interviennent à chaque erreur, retardant le processus électoral et notamment le processus de dépouillement18. En raison de ces tensions entre les acteurs administratifs, politiques et civils dans l’école, les organisations civiles de l’observation électorale forment leurs bénévoles sur la gestion de conflits et à la communication non-violente. Avant les élections, les formateurs leur présentent notamment les méthodes de communication (langage corporel et verbal) et les attitudes à adopter le jour d’élection. Voici un exemple de formation, tiré de la formation en ligne des Volontaires d’Istanbul :
Méthodes de communication 93 % du message que nous voulons faire passer n\’est pas transmis par les mots, mais par la façon dont nous les exprimons et par notre langage corporel. C\’est pourquoi il faut toujours parler avec une expression faciale calme et positive et un léger sourire. Ne haussez jamais le ton. Exemple : Vous voulez consulter le rapport du résultat, dire « Puis-je jeter un coup d\’œil ? » sur un ton sévère et avec un langage corporel tendu peut conduire à une dispute ou à un rejet de votre demande. Demandez « Puis-je le consulter, s\’il vous plaît ? » sur un ton calme et avec un visage souriant donne toutes les chances d\’aboutir au résultat voulu. Langage corporel et choix des mots N\’oubliez pas que vous pouvez déranger l\’autre personne sans le vouloir par vos gestes et vos expressions faciales. N\’ayez pas une expression faciale en colère. Évitez les expressions sarcastiques. Ne donnez pas une image arrogante et supérieure. Soyez vigilants dans le choix des vêtements ou des accessoires que vous portez. Soyez à l\’écoute, n\’interrompez pas ; être à l\’écoute donne de l\’assurance. N\’utilisez pas de mots injurieux, grossiers ou insultants. Faites preuve d’éloquence et de respect. Facteurs fragilisant la confiance Commander, gouverner, menacer, intimider, prêcher, prêcher la morale, juger, critiquer, accuser, moquer, embarrasser, comparer. Comment gérer les objections ? 1. Comprenez : n’interrompez pas la conversation, écoutez, comprenez leur point de vue. Écoutez, comprenez les perspectives, mais faites entendre votre voix – ne restez pas silencieux tout le temps ! 2. Dirigez : au lieu de prolonger la dispute, dirigez en posant des questions. Impliquez dans vos questions d\’autres personnes ayant des points de vue similaires aux vôtres. 3. Ne vous mettez pas en colère : répétez l\’objection et, si nécessaire, utilisez votre droit au procès-verbal. Gardez votre calme quoi qu\’il arrive 4. Soyez clair : au lieu de parler longuement, utilisez des expressions simples, courtes et claires. Assurez-vous que vos propos soient compris. |
Photo 8 : le PowerPoint de la formation en ligne des Volontaires d’Istanbul

Comme le montre cet exemple, la formation souligne les éléments tels que les usages de formes de politesse dans les discussions, la gestion des émotions et la création d’une relation de confiance avec tous les acteurs. Ces thématiques sont également présentes dans les formations des autres organisations civiles de la sécurité électorale et des partis politiques. Ces formations n’empêchent néanmoins pas l’apparition de conflits lors du dépouillement des votes.
CHAQUE VOIX COMPTE : LES STRATÉGIES LORS DU DÉPOUILLEMENT DES VOTES
Durant la journée électorale, les partis politiques se surveillent mutuellement pour tenter d’assurer le respect des procédures officielles et de suivre les décisions du Haut Comité Électoral. Leur méfiance réciproque a augmenté depuis la décision de Haut Comité Électoral, qui a jugé valable les bulletins de vote sans tampons lors du référendum du 16 avril 2017. Cette décision n’a pas été appliquée dans les élections suivantes mais elle est devenue aujourd’hui une référence commune et répétée pour illustrer les irrégularités et la fraude dans les élections, surtout chez les opposants.19 Des erreurs sont par ailleurs régulièrement commises par les présidents des bureaux de vote. J’ai par exemple observé que l’ordre de dépouillement des élections, qui est réglementé lorsque plusieurs élections sont organisées simultanément, n’avait pas été respecté, ou encore, que l’obligation d’affichage d’un exemplaire du rapport du résultat officiel du bureau de vote sur la porte n’avait pas été fait. C’est la raison pour laquelle chaque parti s’appuie sur ses propres assesseurs et scrutateurs pour faire bien appliquer les procédures officielles et pour faire face aux décisions surprises en se soupçonnant mutuellement de vouloir tricher.
Pour éviter les problèmes, les organisations font circuler les informations entre leur bureau central et les bureaux de vote, généralement pas le biais de groupes WhatsApp. Les scrutateurs et assesseurs doivent faire remonter régulièrement les observations concernant le déroulement de l’élection et signaler toutes les irrégularités. Ils doivent aussi appliquer les consignes provenant de leur organisation, puisque les organisations et les partis politiques transfèrent régulièrement les informations concernant les procédures officielles, ou des rappels des dernières décisions du Haut Comité Électoral. Par exemple, le responsable d’école de l’AKP avait reçu un message qui indiquait « lorsque les urnes sont pleines, si l\’urne est secouée par les membres de la commission et que les bulletins de vote tombent de l\’enveloppe, s’ils sont encore dans l’urne, ils sont valides tant que le nombre de voix correspond »20. D’autres messages d\’information envoyés cette fois au groupe du CHP étaient les suivants :
– Les rapports de résultat ne doivent pas être cachés et signés avant la fin du dépouillement.
– Les procès-verbaux de résultat doivent être signés et tamponnés par tous les membres de la commission du bureau après le dépouillement.
– Les documents 142 (qui permettent à la police et aux fonctionnaires de voter en dehors de leur scrutin dans leur école de service le jour de l’élection) doivent être obtenus par les membres de la commission du bureau de vote.
Les partis politiques envoient également des indications relatives à leur stratégie électorale. Celles-ci suscitent des tensions au sein des écoles, comme le montre l’extrait suivant :
« Peu avant la fin du processus de vote, les avocats et les responsables du CHP du centre électoral du parti de l’arrondissement fait circuler via leur groupe WhatsApp une information concernant la mise en place d’une stratégie à suivre. Ce message indiquait de faire un avis d’objection (itiraz dilekçeleri) à chaque bureau de vote. Cette stratégie devait permettre au CHP de faire recompter les bulletins de vote auprès du Haut Comité Électoral, en cas de besoin. Pour cela, les assesseurs du parti ont commencé à informer les avocats du parti dès qu’ils remarquaient une faute dans le processus électoral. Certains de ces avis ont été rédigés à la main, tandis que d\’autres ont été rapidement préparés en remplissant les modèles existants dans le livret de requêtes d’objection fourni par le CHP. Les membres de l’équipe de l’AKP ont remarqué cette stratégie au moment de leur pause dans la cour et ont été invités à rentrer dans leur bureau immédiatement par la responsable de l’école de l’AKP. En environ une heure, l’équipe du CHP a réussi à obtenir neuf requêtes sur onze bureaux de l’école. »21
Selon l’équipe du CHP, obtenir des avis d’objection dans chaque bureau de vote est une stratégie qu’a appliquée l’AKP au moment de l’élection locale de 2019. Grâce à cette stratégie, l’AKP a pu faire recompter les résultats de toutes les urnes d’Istanbul. Le CHP a donc adopté cette stratégie cette année dans les arrondissements où les résultats pouvaient être serrés.
Photo 9. Exemple d’un avis d’objection prérédigé pris d’un livret (exemples des avis d’opposition pour les scrutateurs et les personnes autorisées) produit par le CHP pour les élections locales de 2024.

Les partis politiques prévoient également des stratégies lors du dépouillement des votes. La plus courante consiste à assigner un scrutateur dans chaque bureau en supplément de leur assesseur, vers la fin du processus de vote afin de l’appuyer lors du décompte. Avant le début du dépouillement, les partis politiques distribuent des feuilles de décompte des votes (oy sayım çetelesi) à leurs membres d’équipe pour faciliter le suivi et le comptage. Le CHP a particulièrement veillé à placer des scrutateurs supplémentaires à côté des assesseurs peu familiers avec le processus ou les assesseurs âgés. Les bénévoles des Volontaires d’Istanbul, se sont partagé les étages : responsabilité d’un étage à un bénévole, ce qui fait trois ou quatre bureaux du vote pour une personne. L’objectif est de récupérer les résultats de tous les bureaux, sans avoir à surveiller les processus de décompte dans chacun d’entre eux puisqu’il y a déjà des scrutateurs des partis du gouvernement et d’opposition22.
Au moment du dépouillement des scrutins, l’objectif pour les acteurs politiques est de suivre le processus et de détecter toutes les fautes commises en défaveur de leur parti afin de les objecter :
« Le dépouillement des votes a été réglementé. Il était légalement obligatoire de compter d\’abord l’élection de la municipalité métropolitaine, puis l’élection de la municipalité de l’arrondissement et du conseil d’arrondissement et enfin l’élection du maire du quartier (muhtar). Mais pour ne pas attendre, les muhtar demandaient que le décompte des votes des maires de quartier soit réalisé en premier. Certains présidents du bureau ont accepté cette demande, mais cela n\’a pas été en faveur des partis politiques. À la suite de la demande des avocats du CHP dans l’école, les avocats du centre électoral du CHP de l’arrondissement ont indiqué que l\’ordre légal devait être strictement respecté et qu’il fallait commencer à compter pour l’élection de la municipalité métropolitaine. La majorité des présidents du bureau était convaincue. Lorsqu’un président a insisté pour que les décomptes des muhtar soient effectués en premier, les avocats du CHP l’ont fait parler au téléphone avec les avocats du CHP de l’arrondissement et l’ont fait revenir sur sa décision. »23
Photo 10 (gauche). Moment du dépouillement des votes dans une salle de classe. Les assesseurs sont assis à droite, les scrutateurs à gauche de l’entrée. Une bonne dizaine de personnes est présente dans la classe. Le président de la commission du bureau de vote leurs montre chaque scrutin au moment du comptage.
Photo 11 (droite). Exemple de feuilles de dépouillement distribuées par un parti politique lors des élections présidentielles de 2023 pour faciliter le comptage des votes des scrutateurs et assesseurs.


CONCLUSION
Le jour des élections, la zone électorale, comprenant le bâtiment de l’école et les salles des bureaux de vote, est loin d’être neutre et apolitique, même si les activités politiques y sont interdites. L’organisation électorale, plus qu’une question technique, transforme le lieu où le scrutin se déroule en un espace de compétition politique. Cet article a d’abord montré comment cette compétition prenait forme, depuis l’installation des commissions des bureaux de vote jusqu’au dépouillement des bulletins de vote. Il a également mis en lumière les coopérations entre les acteurs, avant et durant le jour de l’élection, ainsi que les principaux moments de tension.
Dans un contexte autoritaire où la méfiance envers les élections est forte24, les partis politiques et les organisations civiles investissent de nouveaux outils et pensent de nouvelles stratégies pour garantir la sécurité électorale. Il en est de même pour les acteurs étatiques25. Par exemple, après les élections locales de 2024, le président du Haut Comité Électoral a observé le système de vote électronique américain durant les élections présidentielles aux États-Unis en novembre 2024 et annoncé son intérêt pour mettre en place le vote électronique en Turquie afin de « faire avancer le système électoral turc »26. Nous verrons si ces changements prévus par le Haut Comité Électoral contribueront au bon déroulement des prochaines élections dans une ambiance moins tendue au sein des écoles.
NOTES
1 Loi sur les dispositions fondamentales relatives aux élections et aux registres électoraux (seçimlerin temel hükümleri ve seçmen kütükleri hakkinda kanun).
2 Cet article prévoit que les urnes doivent être installées dans les écoles et dans les lieux loués par le Haute Comité Électoral s’il n’y a pas d’école dans la circonscription électorale.
3 C’est un type de gouvernement local au niveau du quartier en Turquie. L’élection du maire du quartier (muhtar) a lieu au moment des élections locales.
4 Je remercie Élise Massicard qui m’a alerté dans nos échanges que cette compétition le jour de l’élection était un phénomène observable dans les écoles avant 2010. Cet article ne rejette pas l’existence d’une telle compétition avant ces dates, mais souligne plutôt l’intensification de la compétition et la centralité de ce phénomène dans les élections.
5 Le mouvement Gezi a été déclenché en 2013 par la résistance des groupes écologistes contre le projet de construction de centre commercial en démolissant le parc de Gezi qui se trouve à côté de Taksim, à Istanbul. Il a ensuite pris d’ampleur et s’est transformé en un mouvement réclamant la démocratie et la liberté contre les politiques autoritaires et conservatrices du gouvernement.
6 Selon les chiffres de l’Electoral Integrity Project, la confiance des électeurs pour le système électoral diminue drastiquement depuis 2014. Voir l’article : AKKAS, Simge, « Türkiye’de Seçimler Güvenilir mi? | Doğruluk Payı », 2023.
7 JAMES, Toby S., SEAD Alihodzic, « When Is It Democratic to Postpone an Election? Elections During Natural Disasters, COVID-19, and Emergency Situations », Election Law Journal: Rules, Politics, and Policy, vol.19, n°3, 2020, p.344‑362.
8 BONZON, Ariane, « L’opposition citoyenne des geeks : et si c’était ça le (nouveau) modèle turc ? » Slate, 2014.
9 Volontaires d’Istanbul se mobilise pour Ekrem İmamoğlu depuis 2019 au sujet de la sécurité électorale et la campagne électorale. Elle a été chargée de l’organisation de la sécurité électorale pour Kemal Kılıçdaroğlu, candidat commun de l’Alliance de Nation (Millet İttifakı) sous le nom de Volontaires de Turquie (Türkiye Gönüllüleri).
10 Trois partis différents au maximum pour les bureaux de vote installés dans les pays étrangers.
11 Notes d’observation, 31 mars 2024, Istanbul.
12 Nous montrons de façon plus détaillé cette logique de collaboration entre les partis politiques d’opposition et les organisations civiles dans l’article : MASSICARD, Élise et GÜMÜŞ, Necati Mert, « Qui va protéger les urnes ? Concurrences et coopérations autour de la cause de la regularité des élections en Turquie », Pôle Sud, vol.61, n°2, 2025, p.37-56.
13 Ekrem İmamoğlu est un entrepreneur et un homme politique membre du CHP. Au début des années 2010, il a rejoint le CHP et a pris la présidence de l’organisation du parti dans l’arrondissement de Beylikdüzü à Istanbul. Il a été maire de Beylikdüzü entre 2014 et 2019, puis a été élu maire de la municipalité métropolitaine d’Istanbul en 2019. Lors des élections de 2024, il a de nouveau été élu maire d’Istanbul.
14 Notes d’observation, 31 mars 2024, Istanbul.
15Ibid.
16 En effet, selon la loi électorale, il est interdit aux partis politiques d\’exposer des objets tels que des emblèmes, des brochures dans la zone électorale (l\’école et sa cour). Par conséquent, les partis politiques participant aux élections essaient de trouver un symbole commun pour se reconnaître le jour de l’élection. Lors des élections de 2024, les volontaires d\’Istanbul et le CHP ont choisi comme symbole le stylo rouge accroché à un fil à porter autour du cou. Il n\’y avait pas d\’écriture ou d\’emblème sur le stylo (photo 3).
17 Pendant mes observations participantes dans trois élections, j’ai pu voir très peu de fois l’affichage du rapport des résultats sur la porte de classe. J’ai même signalé cette erreur moi-même une fois au directeur d’école lors du premier tour des élections présidentielles et législatives de 2023 à Bursa, le directeur ne m’a pas pris au sérieux en expliquant qu’il n’était pas au courant d’une telle obligation.
18 Notes d’observation, 31 mars 2024, Istanbul.
19 J’ai entendu cet exemple régulièrement dans mes discussions lors des élections et lors de ma recherche sur la sécurité électorale en Turquie en 2023 et 2024.
20 Notes d’observation, 31 mars 2024, Istanbul.
21 Notes d’observation, 31 mars 2024, Istanbul.
22 Notes d’observation, 31 mars 2024, Istanbul.
23 Notes d’observation, 31 mars 2024, Istanbul.
24 AKKAS, Simge, « Türkiye’de Seçimler Güvenilir mi? », Doğruluk Payı, 2023.
25 Par exemple, le ministère des affaires intérieurs a présenté une application (GAMER) en 2023 afin de suivre les résultats électoraux en mobilisant les forces de police mandatées dans les écoles le jour d’élection, mais cette décision a été rejeté par Le Haut Comité Électoral.
26 HASASU, Can, « YSK Başkanı Yener ABD’de seçim sürecine ilişkin gözlemlerini paylaştı », Anadolu Ajansı. 2023.
‘, ‘post_title’ => ‘Jour d\’élections dans les écoles en Turquie : Rapports entre les acteurs politiques, bureaucratiques et civils’, ‘post_excerpt’ => », ‘post_status’ => ‘publish’, ‘comment_status’ => ‘closed’, ‘ping_status’ => ‘closed’, ‘post_password’ => », ‘post_name’ => ‘jour-election-dans-les-ecoles-en-turquie’, ‘to_ping’ => », ‘pinged’ => », ‘post_modified’ => ‘2025-04-11 09:06:56’, ‘post_modified_gmt’ => ‘2025-04-11 09:06:56’, ‘post_content_filtered’ => », ‘post_parent’ => 0, ‘guid’ => ‘https://noria-research.com/?p=32176’, ‘menu_order’ => 0, ‘post_type’ => ‘post’, ‘post_mime_type’ => », ‘comment_count’ => ‘0’, ‘filter’ => ‘raw’, )Dans une déclaration historique, attendue depuis des semaines et négociée dans le secret, le fondateur et leader de la guérilla kurde du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), Abdullah Öcalan, a appelé son groupe, jeudi 27 février, à déclarer un cessez-le-feu puis à se dissoudre. Ces proclamations ouvrent la voie à un nouveau processus de paix en Turquie, dont les contours restent pour l’heure incertains.
Mathilde Thon-Fourcade s\’est entretenue avec Iris Lambert pour faire le point sur la situation.
Quelle est l’influence d’Abdullah Öcalan sur le PKK, et comment celle-ci a-t-elle évolué depuis son emprisonnement en 1999 ?
Depuis la création du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) en 1978 dans le village de Fis, en Turquie, d’abord comme parti politique puis comme organisation dotée d’une branche armée, Abdullah Öcalan est une figure centrale et incontournable du mouvement de libération kurde. Il est à la fois le fondateur, l’idéologue et le leader incontesté du PKK. Pour les combattants, il est l’incarnation vivante de la lutte dont la parole, quasi prophétique, ferait presque office d’évangile.
Avant son emprisonnement sur l’île turque d’İmralı, en 1999, il se chargeait souvent lui-même de l’enseignement idéologique dans les camps de formation et d’entrainement du PKK, situés dans la vallée de la Bekaa au Liban, en Syrie, puis dans les montagnes du nord de l’Irak. Les apprentis guérilleros devaient écouter ses « Analyses » (Çözümlemeler) de longues heures – certains témoignages parlent de discours allant jusqu’à 9 heures sans pouvoir s’asseoir – sur le sens de la lutte militaire et politique, ainsi que sur le pouvoir de l’émancipation par l’esprit et par les armes1. Par la suite, ses enseignements ont été diffusés via des cassettes puis publiés dans des ouvrages. Aujourd’hui, sa parole et l’étude de son parcours restent au cœur des instructions dispensées aux soldats et aux militants.
Abdullah Öcalan s’est en fait érigé lui-même comme archétype de «l’Homme nouveau », à savoir cette figure idéale dotée d’une personnalité libérée à la fois de l’emprise turque et des structures sociales traditionnelles (capitalistes et patriarcales)2. Son attitude et son parcours servent d’idéal sur lequel se modeler. Certaines règles internes à la guérilla, comme l’interdiction de croiser les jambes, sont directement issues des directives préconisées par Abdullah Öcalan.
Malgré son emprisonnement, l’influence et l’autorité d’Öcalan sur le PKK sont restées capitales, même si on observe des dynamiques de compétition interne entre les différentes branches de l’organisation, et même si ses directives directes ont été très largement entravées à partir du 3 mars 2020, quand il s’est retrouvé à l’isolement total dans sa prison, sans droit de visite ni de communication avec l’extérieur. Par ailleurs, cette influence s’étend bien au-delà du PKK : de nombreux organismes, certains armés, d’autres politiques et civils, se revendiquent de l’idéologie d’Öcalan et considèrent ce dernier comme leur chef intellectuel et politique. Ces entités, comme le Kongra Star en Syrie (une confédération de groupes d’activistes travaillant spécifiquement sur les questions d’égalité de genre) n’ont pas directement de lien organisationnel avec le PKK, mais ont porté un serment d’allégeance au combat mené par Abdullah Ocalan.
Si la rupture communicationnelle entre Abdullah Öcalan et l’état-major du PKK retranché dans les montagnes du Kurdistan irakien a un temps posé la question d’une autonomisation du groupe vis-à-vis de son fondateur, les dernières déclarations du PKK, publiées samedi 1er mars, ne laissent pas de doute quant à la centralité de sa figure : il est cité à de nombreuses reprises comme le « Leader Apo » (en référence à son surnom, qui signifie « oncle » en kurde) dont la libération est un prérequis aux négociations de paix.
Était-il possible de s’attendre à de telles annonces de la part d’Abdullah Öcalan ?
La déclaration historique du 27 février, écrite par Ocalan depuis sa prison et lue par une délégation de députés pro-kurdes depuis un hôtel du centre d’Istanbul, s’inscrit avant tout dans un processus de négociations secrètes entamées il y a plusieurs mois, et dont les premiers éléments ont été rendus publics en octobre 2024. Le leader d’extrême-droite turc Delvet Bahçeli, à la tête du Parti d’Action Nationaliste (MHP) et allié du président Erdoğan avait alors proposé qu’Öcalan prononce un discours à l’Assemblée devant le bloc parlementaire du parti pro-kurde de l\’Égalité et de la Démocratie des Peuples (DEM). Erdoğan avait alors salué l’ouverture d’une « fenêtre d’opportunité » devant permettre l’avènement d’une Turquie « libérée du terrorisme » sans toutefois se prononcer plus précisément sur les détails du possible processus de paix à venir.
Cette ouverture, venue d’un parti historiquement hostile au PKK, s’inscrit dans une dynamique de recomposition des rapports de force politiques internes en Turquie tout autant que dans le cadre des bouleversements géopolitiques à l’œuvre dans la région. D’une part, il s’agit pour Recep Tayyip Erdoğan de sécuriser le soutien de la population kurde (qui représente 15 à 20 % de l’électorat en Turquie) à son projet de réforme constitutionnelle qui devrait lui permettre de se présenter aux prochaines élections nationales (prévues pour 2028). D’autre part, alors que la chute du régime baasiste en Syrie rebat les cartes de l’autonomie pro-kurde dans le nord-est du pays et que « l’Axe de la Résistance » est affaibli depuis l’offensive israélienne dans la bande de Gaza et au Liban contre le Hezbollah, le gouvernement turc cherche à limiter les risques de déstabilisation à ses frontières via ce nouveau processus de paix sur la question kurde.
Du côté du PKK, la possibilité d’un dépôt des armes n’est pas une première. En août 1999, deux mois après sa condamnation à mort, Abdullah Öcalan avait, par le biais de ses avocats, publiquement appelé ses troupes à se retirer de la Turquie (il y avait alors près de 2000 rebelles à l’intérieur du pays) puis à abandonner les combats armés. Déjà, sa doctrine avait évolué : en lieu et place d’un Kurdistan indépendant ou autonome, la lutte devait se tourner vers l’établissement d’une Turquie véritablement démocratique3. Et déjà, le PKK, réuni pour son 7e congrès dans le nord de l’Irak, avait approuvé les nouvelles directives de son leader. Le groupe ne s’était pas pour autant effondré, et les combattants ont à nouveau repris les armes en 2004, là encore suite à un appel d’Öcalan frustré par la poursuite de la répression menée contre les Kurdes en Turquie4. Un deuxième processus de paix avait été entamé entre 2013 et 2015, mais avait également fini par échouer après une nouvelle escalade. Au total, le groupe comptabilise neuf annonces de cessez-le-feu, dont le premier date de 1993.
En réalité, donc, l’attitude d’Öcalan et celle du PKK ne sont pas particulièrement insolites et reprennent des arguments déjà avancés par le passé : les conditions matérielles et politiques justifiant la lutte armée n’étant plus réunies, cette stratégie n’est donc plus nécessaire. C’est en substance ce que souligne Öcalan dans son adresse du 27 février. Il indique en effet que « la fermeture des canaux démocratiques a joué un rôle dans le fait que le PKK, le plus ancien et le plus vaste soulèvement armé de l’histoire de la République [turque], ait trouvé une base sociale et un soutien », avant de préciser : « L’appel lancé par Devlet Bahçeli, ainsi que la volonté exprimée par M. le Président et les réponses positives des autres partis politiques à cet appel, ont créé un environnement dans lequel je lance un appel au dépôt des armes, dont j’assume la responsabilité historique. »
Au fond, la véritable surprise a été, pour la plupart de ses militants (armés et civils), l’appel renouvelé à la dissolution du groupe, une étape inattendue à ce stade des pré-négociations. Par exemple, dans la ville de Silêmanî (ou Souleymanieh), au nord de l’Irak, où le PKK a longtemps eu pignon sur rue (notamment après 2014 et les batailles contre l’État Islamique), les sympathisants du PKK rassemblés pour l’occasion devant un écran géant se sont échangé des regards interloqués et interdits au moment de cette annonce. Tous craignent un regain de violence de la part de la Turquie qui mène depuis 2022 une offensive de grande ampleur dans la région contre les positions du PKK.
Comment les modes d’action du PKK avaient-ils évolué ces dernières années ?
Le répertoire d’action du PKK n’est pas fixe, et s’est toujours adapté à son environnement stratégique tout autant qu’au coût moral et politique des tactiques employées. Par exemple, au mitan des années 1990, le PKK est passé des attaques conventionnelles à l’explosif aux attentats suicides, d’ailleurs principalement perpétrés par des femmes5. La dernière occurrence revendiquée par le groupe date du 1er octobre 2024, lorsqu’un commando du « bataillon des immortels » a mené une opération suicide contre le siège des industries de défense turques à Ankara – opération au cours de laquelle une des assaillantes a déclenché la bombe qu’elle portait sur elle, faisant cinq morts et vingt-deux blessés civils.
Aujourd’hui, la majorité des opérations armées menées par le PKK ont lieu sur le théâtre irakien, et plus précisément dans les monts Matine et les monts Gara dans le nord du Kurdistan irakien. Il s’agit là principalement d’opérations au sol, visant les troupes turques déployées dans la zone depuis de nombreuses années, mais qui opèrent depuis 2022 dans le cadre de l’offensive dite « Claw-Lock » contre le PKK. L’armée turque cherche à y établir un « corridor de sécurité » à la frontière turco-irakienne, ainsi qu’à sécuriser le passage d’une future « route du développement » devant relier le port irakien de Bassora, dans le golfe arabo-persique, à la Turquie puis à l’Europe à horizon 2028. Dans ce cadre, Ankara avait déjà opéré un rapprochement avec les autorités de Bagdad au printemps dernier, dont l’un des principaux effets a été l’inscription du PKK comme groupe « interdit » sur le territoire irakien – et non pas comme groupe « terroriste » comme le souhaitaient les autorités turques.
La Turquie bénéficie d’une supériorité technologique, notamment grâce à son savoir-faire dans la production de drones conçus pour des opérations de reconnaissance et de combats (notamment les Bayraktar TB2 aujourd’hui employés par l’armée ukrainienne), qui lui a longtemps offert un certain avantage dans le rapport de force. Ces drones, couplés à l’emploi de bombardiers, permettent à la Turquie d’immobiliser les mouvements de la guérilla qui font régulièrement l’objet de frappes, causant des déplacements forcés et des victimes civiles (près de 78 depuis 2022 d’après l’ONG Airwars). Pour autant, les soldats turcs pâtissent de la très bonne connaissance de la topographie côté PKK, le groupe occupant ces montagnes réputées imprenables depuis les années 1980. Par ailleurs, le PKK a annoncé au printemps 2024 avoir acquis une nouvelle technologie sol-air lui permettant désormais d’abattre les drones turcs sillonnant les reliefs nord-irakiens.
Il faut également souligner que la lutte menée par le PKK ne se limite pas à l’action armée. De nombreux groupes politiques, artistiques et culturels ont vu le jour ces dernières années et cherchent, par la voie civile, à promouvoir l’idéologie d’Abdullah Öcalan et le modèle du « confédéralisme démocratique » porté par ce dernier. Ces organisations ont peu à peu été interdites et criminalisées, comme au Kurdistan irakien où le Kurdistan Society Freedom Movement (Tevgera Azadî) a récemment dû arrêter ses activités (août 2024) suite à une décision du Conseil Judiciaire Suprême d’Irak.
Ces annonces peuvent-elles avoir une incidence sur les autres partis armés pro-kurdes dans la région ?
Il faut ici opérer quelques distinctions dans la myriade de groupes armés pro-kurdes plus ou moins affiliés au PKK. Dans son premier communiqué du 1er mars annonçant le cessez-le-feu unilatéral, le Comité Exécutif du parti indique : « nous déclarons un cessez-le-feu effectif à partir d’aujourd\’hui. Aucune de nos forces n’entreprendra d’action armée à moins d’être attaquée ». Le lendemain, la branche armée du PKK, les Forces de Défense du Peuple (HPG) publie une seconde déclaration spécifiant que le cessez-le-feu s’applique non seulement à ses « forces principales en Turquie » mais aussi « à toutes les structures, ainsi qu’aux équipes spéciales de fedai [escadrons suicides], aux YPS [unités de défense civile], aux MAK [unités du martyr Aziz Güler] et aux autres unités d’autodéfense». Il s’agit donc là uniquement des unités et des troupes directement liées à la branche armée du PKK. Les autres groupes pro-kurdes affiliés à la guérilla mais structurellement autonomes ne sont à priori pas concernés.
Typiquement, les groupes armés kurdes de Syrie, notamment les YPG et les YPJ, qui font partie de la coalition militaire des Forces Démocratiques Syriennes (FDS) opérant dans le nord-est du pays, ont rapidement réagi en indiquant que ces annonces ne les concernaient pas. Accusés par la Turquie d’être une ramification locale du PKK, les SDF ont précisé par la voix de leur commandant Mazloum Abdi que « le message d’Öcalan concerne le PKK et n’a rien à voir avec nous en Syrie » Il n’est donc pas pour l’instant question d’un dépôt des armes côté FDS, dont le futur se joue plutôt du côté des négociations en cours avec les nouvelles autorités de Damas en vue d’une unification du pays et de ses forces armées.
En Irak, la question se pose également pour les Unités de Résistance de Sinjar (YBS), un groupe formé après le début de la bataille du Sinjar en 2014 et les massacres commis par l’État Islamique contre la communauté yézidie. À l’époque, le PKK et les YPG étaient intervenus dans la bataille et avaient formé localement les YBS à l’autodéfense. Les YBS ont ensuite été un temps intégrés à la Mobilisation Populaire, plus connue sous son nom arabe de Hachd Chaabi, une coalescence de groupes paramilitaires à majorité chiite formellement intégrée à l’État irakien . Pour l’heure, ce groupe n’a pas fait de déclaration officielle, mais des sources locales confirment qu’ils maintiennent leur droit à porter les armes.
Enfin, le groupe armé kurde iranien du Parti pour une vie libre au Kurdistan (PJAK), lui aussi retranché dans les montagnes côté Irak, s’est exprimé dans un communiqué, indiquant soutenir l’appel d’Öcalan sans pour autant spécifier son choix quant à la question du cessez-le-feu et du dépôt des armes. Le PJAK, créé au printemps 2004, fait partie, au même titre que le PKK, d’une structure plus large appelée l’Union des Communautés du Kurdistan (KCK) qui regroupe tous les partis sociaux, militaires, politiques ou associatifs qui se revendiquent de la doctrine d’Abdullah Öcalan.
Le PKK va-t-il disparaître ou bien se transformer ?
Le scénario d’une véritable disparition du PKK est conditionné à toute une série d’enjeux et de paramètres qui sont bien loin d’être réunis. Pour commencer, dans son adresse, Abdullah Öcalan appelle certes à une dissolution du groupe, mais il enjoint surtout le PKK à « convoquer [un] congrès et à prendre la décision de s’intégrer volontairement à l’État et à la société. » Ainsi, la dissolution du PKK est-elle en réalité indexée à une prise de décision collégiale par le groupe lui-même lors de ce congrès dont la tenue n’a pour l’heure pas été annoncée. Le principal obstacle à cette réunion est un obstacle sécuritaire : tant que les combats se poursuivront dans les montagnes du Kurdistan irakien, il parait improbable que des milliers de combattants illégaux puissent se réunir en assemblée et dialoguer ensemble sur leur futur en pleine zone de guerre.
Or, si le PKK a bien déclaré un cessez-le-feu, le groupe se réserve le droit de poursuivre des opérations défensives en cas d’attaques, ce qui s’est par exemple produit quelques heures seulement après les annonces. C’est que le gouvernement turc, quant à lui, ne s’est pas encore prononcé sur la possibilité d’une trêve, Recep Tayyip Erdoğan ayant averti que les opérations militaires contre les insurgés kurdes se poursuivraient si « les promesses faites ne sont pas tenues. » Vendredi 6 mars, la Turquie est montée d’un cran dans les pressions exercées sur le PKK, requérant une dissolution « immédiate et sans condition », sans pour autant préciser les conséquences si ces injonctions n’étaient pas suivies. Ainsi, de part et d’autre, les lignes rouges et les exigences pour une poursuite du processus de paix restent encore floues.
Le PKK a pour sa part souligné deux contreparties politiques au dépôt définitif des armes : d’une part, le groupe appelle à ce que « des politiques démocratiques et des bases légales » soient garanties en Turquie pour assurer le succès du « processus historique » et d’autre part, les rebelles requièrent la libération de leur leader. Des discussions secrètes en cours à Ankara tourneraient plutôt autour d’une amélioration des conditions de détention d’Abdullah Öcalan, la libération de prisonniers politiques, une possible amnistie pour les combattants du PKK et l’asile au Kurdistan irakien pour les cadres du groupe6.
Quoi qu’il en soit, les combattants de la guérilla ont souvent usé d’une métaphore biologique et darwiniste pour décrire le PKK, parlant du groupe comme d’un « organisme vivant » qui s’adapterait à son environnement pour y survivre7. « La direction tactique doit pouvoir passer d\’une forme d\’organisation et d\’action à une autre en fonction des exigences de la situation. Si nécessaire, elle doit développer de nouvelles formes avec une rapidité suffisante » écrivait déjà Abdullah Öcalan dans ses écrits de prison8, laissant à penser que le futur du PKK se situerait davantage dans une transformation du groupe, de ses objectifs et de ses méthodes, plutôt qu’une disparition totale et définitive. L’annonce du leader de la guérilla s’inscrit donc dans une histoire longue, liée à l’évolution du contexte régional, mais dont les rouages et les déterminants exacts restent encore difficiles à lire : quelque part entre le coup politique, le mouvement tactique provisoire et l’abdication totale dans un contexte de blocage de la lutte armée, cet appel à la dissolution du PKK ouvre un champ des possibles aux conséquences encore indéterminées.
1Özcan, Ali K. (2006) Turkey’s Kurds. A Theoritical Analysis of the PKK and Abdullah Öcalan, New York, Routledge.
DOI : 10.1163/22112987-12340004
2 Grojean, O. (2008) « La production de l’Homme nouveau au sein du PKK », European Journal of Turkish Studies [en ligne], 8 | DOI: https://doi.org/10.4000/ejts.2753
3 Marcus, Aliza (2007) Blood and Belief. The PKK and the Kurdish Fight for Independance, New York et Londres, New York University Press.
DOI : 10.18574/nyu/9780814759561.001.0001
4 Ibid.
5 Altinay, E. (2013). « ‘The Terrorists with Highlights’: Kurdish Female Suicide Bombers in Mainstream Turkish Media », in: Attwood, F., Campbell, V., Hunter, I.Q., Lockyer, S. (dir.) Controversial Images. Media Representations on the Edge, Palgrave Macmillan, Londres.
6 Zaman A. (février 2025) End of an era? PKK leader Ocalan orders militants to end war with Turkey, \’dissolve\’, Al Monitor, accessible : https://www.al-monitor.com/originals/2025/02/end-era-pkk-leader-ocalan-orders-militants-end-war-turkey-dissolve
7Entretiens menés par l’autrice avec des membres du PKK, printemps 2024.
8 Öcalan, A. (2020) La révolution communaliste : écrits de prison. Paris : Libertalia.
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