Les photographies accompagnant cet article sont signées Zewan Sirwan. Pour découvrir davantage d’images, consultez son photoreportage en cliquant ici.
« Il n’y a pas de travail, pas d’argent, pas de futur ». Lorsque l’on discute avec les jeunes d’Halabja dans les différents espaces où ils se réunissent, le discours qu’ils tiennent est souvent similaire : ils racontent la vie cloîtrée, le sentiment d’être marginalisé, l’exclusion géographique, la précarité sociale… Dans ces conditions, ils semblent d’autant plus attachés à ces mêmes espaces où on les retrouve quotidiennement, qui sont pour eux les principaux (et seuls) espaces de loisirs dont ils disposent : les maisons de thé (tchaïkhana), les salles de billards ou leurs groupes de motards. Cet article, écrit en retour de terrain, est donc l’opportunité de brosser le portrait de cette jeunesse d’Halabja, en l’approchant par un prisme souvent peu considéré dans les récits sur le Moyen-Orient : les loisirs et les espaces du quotidien, ainsi que leur fonctionnement et leur sens pour leurs jeunes usagers.
Située dans le Nord de l’Irak, à la pointe sud-est de la région autonome du Kurdistan près de la frontière iranienne, la ville est tristement célèbre pour le bombardement chimique qui y a été orchestré en 1988 par le régime baathiste et est encore aujourd’hui régulièrement prise comme symbole du vécu dramatique de la communauté kurde d’Irak. Depuis bientôt quarante ans, de larges fonds, notamment issus des bailleurs internationaux, ont été mobilisés pour aider la ville à se reconstruire. Pourtant, en longeant la longue avenue du bazar ou en se perdant dans les espaces périphériques, c’est le manque d’infrastructures et d’aménagements publics qui frappent, lorsque l’on la compare aux autres villes majeures de la région autonome (Erbil, Duhok ou encore Slemani, à moins de 45 minutes de voiture d’Halabja). Si tout le monde évoque des fonds détournés et confie comme un précieux secret sa propre estimation du montant de la corruption, le montant réel étant en fait difficilement quantifiable, il apparait clairement qu’Halabja est restée largement exclue des politiques de développement menées au Gouvernement Régional du Kurdistan (GRK) dans la seconde partie des années 2000. Les fonds annoncés par les autorités locales ou mobilisés par les bailleurs internationaux semblent en effet loin d’être arrivés jusque-là. Les éléments qui permettent d’expliquer la trajectoire d’Halabja sont pluriels. Dès le milieu des années 1990, la ville se trouve marginalisée du fait du contrôle qu’y exercent des forces jihadistes. Après 2003 et la reprise de la ville grâce à l’intervention des forces américaines, cette marginalisation se voit confortée par l’hyper-concentration des politiques d’aide au développement. Enfin, les politiques conditionnelles clientélistes, qui fondent généralement la domination politique de l’Union Patriotique du Kurdistan1 (UPK) dans cette partie de la région, sont plus difficilement applicables à Halabja, dont la société est traversée de plusieurs lignes de fracture (tribales, religieuses, politiques). Cette incapacité du principal parti de la région à asseoir son hégémonie à Halabja a indéniablement contribué à entraîner un retard massif en termes d’investissements, d’infrastructures publiques et d’emplois. Les travaux de Nicole Watts2 et les témoignages récoltés dans la région illustrent le sentiment partagé par les habitants locaux d’être considérés comme des citoyens de seconde zone.
Cela a d’ailleurs de nombreuses conséquences socio-économiques pour la jeunesse d’Halabja : le taux de chômage y est le plus important du Kurdistan et l’accès à l’emploi stable y est particulièrement compliqué, sauf à s’insérer dans les forces de sécurité du parti, dont le salaire peut aussi fluctuer dépendamment de la situation économique de la région. Il existe peu d’activités orientées vers la jeunesse par les pouvoirs publics et la vie sociale reste hyper-concentrée dans le centre-ville, faute de politiques d’urbanisation intégrantes et fonctionnelles. L’accès à l’université et aux diplômes est rendu compliqué par les besoins économiques et une auto-censure des jeunes issus des classes moyennes-inférieures et les plus populaires. Les familles qui en ont les moyens envoient généralement leurs enfants vers la capitale du gouvernorat3 de Slemani, voire y déménagent directement, créant de fait un phénomène de relégation socio-spatiale.
Ainsi, les jeunes que l’on retrouve régulièrement dans les différents espaces de loisirs et les infrastructures sociales du centre-ville sont-ils souvent issus des mêmes milieux sociaux. Faute de poursuivre des études supérieures ou d’avoir un travail à plein temps, ils ont généralement beaucoup de temps libre et se retrouvent ensemble dans les trois espaces qui nous intéressent ici : les tchaïkhana, les salles de billards ou leurs groupes de motards. L’objectif de cette contribution est de montrer comment ces espaces sociaux fonctionnent et comment s’organisent en leur sein des hiérarchies, des rapports interpersonnels particuliers, un sens, des identités collectives et des formes de sous-cultures. Je décrirai comment ces espaces se structurent, comment y sont produites un ensemble de normes propres aux groupes de jeunes et comment ils peuvent devenir bien plus des espaces d’intégration, de socialisation et de reproduction des hiérarchies sociales que de simples lieux de jeu ou de loisirs. Il s’agira ainsi de montrer comment ces espaces sont constitués comme ce qu’Éric Klinenberg4 appelle des « infrastructures sociales », où les membres d’une communauté créent des relations et produisent du savoir et des représentations communes, en l’occurrence sur ce qu’est être un jeune homme à Halabja. Il s’agira aussi, en s’intéressant au rapport que peuvent entretenir ces jeunes hommes à la déviance, de dépeindre la construction d’un éthos et d’identités contestataires d’un ordre social dans lequel ils trouvent difficilement leur place.
Cet article, qui a été écrit après plusieurs terrains à Halabja et une immersion finale de cinq jours, en pratiquant autant l’observation extérieure et participante que les entretiens (près d’une quinzaine, formels et informels), est d’abord le fruit d’une volonté de raconter une forme de vécu. Je réalise depuis deux années maintenant une recherche doctorale sur les dispositifs de gouvernement des populations par l’Union Patriotique du Kurdistan. Lors de différents voyages, il était frappant de voir combien il existait des formes de socialisation aux loisirs et des vécus du quotidien différents selon les espaces et les classes sociales. J’ai donc choisi de me focaliser sur le visible, ce qui forge la vie d’une ville comme Halabja, les interactions quotidiennes observables de la jeunesse qui y vit. Pour ce faire, j’ai été accompagné d’un ami que j’avais rencontré une année plus tôt à l’occasion d’un terrain précédent : Zewan Sirwan. Ce dernier m’a évidemment donné son accord pour être mentionné ici et le lectorat pourra retrouver son travail dans le cadre d’un photoreportage unique adossé à cet article, en plus des photos qui ont servi à l’illustrer. Il a assuré le rôle de traducteur, de facilitateur et de photographe mais aussi, parfois, d’explicitateur. Si les outils de la sociologie sont souvent pensés pour être exportables en dehors des sociétés occidentales dans lesquelles ils sont régulièrement conçus, les sous-textes du réel peuvent ne pas toujours être accessibles puisque je n’ai pas grandi sur mon terrain de recherche. En tant qu’étranger, certains codes sociaux, non-dits, implicites ou encore certaines finesses linguistiques sont amenés à m’échapper. La présence de Zewan à mes côtés permet donc une lecture plus fine à la fois des interactions quotidiennes que j’observe et de celles que j’ai avec les jeunes d’Halabja.
« Billiard’s calling »
Partie de billard au London
Alors que l’on s’enfonce dans l’une des rues perpendiculaires à la rue jade arabakan, la rue des chariots, artère principale du bazar, on tombe après quelques mètres sur l’une des salles de billard réputées : le London Billiard. Difficile de ne pas y passer si l’on souhaite jouer en ville puisqu’il n’y en a que quatre, toutes dans un rayon d’une cinquantaine de mètres dans le centre d’Halabja. Dans une pièce d’une soixantaine de mètres carrés aux murs partiellement ébréchés et jaunis par le temps et le tabac, cinq tables de billards se dressent. On en retrouve des similaires un peu partout au Kurdistan, le billard étant un loisir particulièrement populaire dans cette région. Si certaines sont bien plus modernes dans les grandes villes et offrent des services secondaires (sodas, thé, nourriture, autres jeux), les plus rudimentaires comme celles d’Halabja se contentent de quelques tables. Ce sont principalement des tables de billard américain puisque celles de snooker5 sont plus larges et que le jeu, plus complexe et plus long, attire moins de monde. En entrant, on attend qu’une table se libère pour jouer, les queues (cannes de billard) étant fournies par la salle. On ira alors sur la première disponible à l’exception de mezzi mestawa, la table des experts, réservée aux meilleurs joueurs et toujours située soit à l’entrée, soit au centre de la salle, proche du bureau du manager. Après quelques parties et un peu de temps à admirer le talent des experts du coin, on sort sa liasse de billets pour régler 1000 dinars par partie (environ 70 centimes d’euros) au responsable et on quitte les lieux.
La popularité d’un tel sport au Kurdistan et la concentration géographique des salles dans le bazar en font un lieu de socialisation et d’interaction important pour les jeunes qui sortent en ville. Ces salles sont le plus souvent fréquentées par des jeunes entre 20 et 30 ans issus des classes moyennes et populaires de la ville, qui y viennent dès l’après-midi pour ceux qui n’ont rien à faire ou le soir après le travail, quand ils en ont. Sur des petites salles comme celles que je visite, les managers sont généralement des hommes de la ville qui ont beaucoup joué dans leur jeunesse. Saari, directeur et propriétaire du London Billiard, a 25 ans. Il a monté sa salle trois ans auparavant grâce à l’argent qu’il avait économisé en travaillant ou gagné dans des parties. Le lieu qu’il gère, au même titre que les autres salles, est régi par un ensemble de règles plus ou moins formelles. Chacun sait ici comment les choses fonctionnent, connaît les principes tacites, les règles fondamentales à respecter dans le jeu mais aussi, et surtout, en dehors de celui-ci. Elles composent un ensemble de « régulations sociales fines, invisibles, implicites, latentes, souterraines », à cheval entre normes sociales et normes pratiques6.
La hiérarchie des joueurs est claire pour quasiment tous, puisque basée sur leur qualité de jeu, leur proximité avec le manager de la salle et la reconnaissance publique dont ils jouissent. Généralement, chaque jeune a sa salle préférée, dans laquelle il retrouve les groupes où il est intégré, et la circulation est faible, particulièrement pour les joueurs les plus remarqués qui ont leur espace de reconnaissance dans une salle donnée. L’apprentissage se fait par l’expérience et s’auto-entretient : en s’y rendant et en jouant, chacun améliore son niveau mais apprend aussi à développer certains comportements (salutation automatique du gérant en entrant, pas de cigarette au-dessus des tables, silence et observation pendant les parties publiques importantes, paiement à la fin de la session). Les jeunes incorporent donc un ensemble de règles sociales, de savoirs et de savoir-faire leur permettant de s’insérer au sein du groupe et dans l’espace sans paraître étranger à celui-ci. Ceux-ci peuvent aller jusqu’à l’acquisition d’une forme de discipline corporelle : on intègre des modes de déplacement dans la salle (contournement des tables, positionnement lorsqu’on est spectateur, priorité de déplacement au manager) et on contrôle son expressivité (silence ou voix maitrisée lors des parties importantes, réaction aux bons coups, mimiques d’observation).
Saari (tee-shirt noir sous le drapeau britannique) et certains de ses amis-clients en discussion, devant mezzi mestawa
Ce sont des lieux d’autant plus importants pour eux que les règles en question peuvent être moins rigides dans des petites villes ou dans des salles comme celle-ci, ce qui renforce l’esprit de familiarité et l’attachement individuel et collectif. Puisque la communauté de jeunes hommes d’Halabja est limitée et que chacun se connaît assez rapidement, les liens de commerce entre manager et clients se transforment très vite en liens d’amitié. Ils se retrouvent d’ailleurs souvent dans les autres espaces que je décrirai par la suite. Le relâchement de la contrainte peut être aisément appliqué aux bons joueurs qui bénéficient d’une aura de confiance et se voient attribuer le droit de fumer pendant le jeu. Aussi, les prix pratiqués sont généralement avantageux. Cela peut certes obéir à une stratégie marketing mais, de son propre aveu, les liens de confiance et de proximité qui unissent Saari aux différents joueurs le poussent à pratiquer des prix plus faibles et à offrir très régulièrement des parties. On bénéficie donc d’une partie offerte toutes les trois parties jouées. Ce manque à gagner est vite compensé par les remerciements et la reconnaissance attribuées par les amis/clients mais aussi par le faible coût de la vie à Halabja. Certains, malgré les affichettes annonçant le contraire partout dans la salle, peuvent même se permettre d’avoir des tables « suspendues », c’est-à-dire non réglées. En rigolant, Saari me rappelle que « ce sont des amis, je n’ai pas vraiment le choix ». Il sait bien aussi que certains peuvent avoir du mal à régler leurs dettes, les problèmes d’endettement et d’addiction pouvant être sévères chez certains joueurs, qui le reconnaissent parfois d’eux-mêmes. Ces derniers peuvent parfois aller jusqu’à vendre leurs motos et certains de leurs biens personnels pour parier sur certaines parties ou s’engager dans des tournois à gains (qui peuvent aller jusqu’à 150 000 ou 200 000 dinars (entre 100 et 130 euros) pour une participation de 5 à 10 000, ou une queue pouvant coûter une centaine de dollars à l’achat).
Les jeunes qui sont impliqués dans ces jeux d’argent semblent savoir qu’il s’agit de formes de paris, des pratiques condamnées socialement et religieusement au Kurdistan irakien. Pour comprendre ce qui les amène à s’y prêter, il est nécessaire de revenir rapidement sur l’histoire des salles de billards dans la zone. Avant d’être appelées pour ce qu’elles sont, celles-ci portaient le nom de gasino, une dérivation kurde du mot casino. Ces lieux étaient largement labélisés comme des espaces de déviance, puisque transgressant un certain nombre de normes sociales, tant en raison de leur fréquentation que des activités qui y prenaient place. Cependant, lorsque le contexte socio-économique se dégrade autour de 2012-2013 et que la crise sociale s’accélère, de nombreux jeunes hommes font face à une indisponibilité de l’emploi privé et une instabilité du salaire du public et se retrouvent avec beaucoup de temps libre. C’est à cette période que ces espaces sont réinvestis. Ils restent, au départ, particulièrement chargés normativement, comme en témoigne un des enquêtés qui m’explique qu’il n’y aurait jamais mis les pieds si son oncle, qui fréquentait lui-même ce genre de lieux, ne le lui avait pas proposé. Dans les années qui suivent, la pratique du billard se démocratise chez les jeunes générations et le nombre de salles augmente, bien qu’elles soient toujours vues d’un mauvais œil par les plus âgés. Les pratiques associées s’y sont aussi largement reproduites et ont été conservées par les nouveaux joueurs, à l’image des paris et des parties payantes. Cependant, le rapport qu’ils entretiennent à ce genre de jeux pécuniers est ambivalent. Si, d’une part, les jeunes assument ces paris dans un rapport de rupture à la génération précédente et intègrent et assument cette déviance dans leur quotidien, ils semblent aussi avoir conscience qu’elle est moralement condamnable et tendent à la cacher sous d’autres appellations. Aussi parle-t-on surtout de « prix d’entrée pour les compétitions » ou évoque-t-on un principe commun partagé par les joueurs, celui du « qui perd paie la partie ».
Soir de tournoi au London Billiard. Alors qu’une énième coupure d’électricité fait taire les lumières et l’incessant bruit des ventilateurs, on continue de préparer la compétition.
Dans la bonne humeur, la grille du championnat nocturne est en préparation.
Ces tournois sont d’autant plus importants qu’ils ne représentent pas que des gains directs. Les meilleurs joueurs peuvent capitaliser sur la reconnaissance qui leur est attribuée pour la convertir en capital économique par la suite. Au Kurdistan, les jeunes déploient des stratégies de visibilisation sur les réseaux sociaux, tout particulièrement sur TikTok. Les vidéos se ressemblent généralement : les joueurs développent ou adoptent une iconographie commune qui leur permet de mettre leurs meilleurs coups en valeur (format vidéo pris par les caméras de surveillance de la salle ou grâce à un trépied avec lumière, phrases courtes et attractives). Les meilleurs joueurs acquièrent des formes de notabilité qui leur permettent d’être courtisés. Certaines salles paient cher, jusqu’à un million de dinars par mois, pour les avoir chez elles. Plusieurs joueurs, à l’image d’un certain Hazhar Halabja, deviennent célèbres dans la région, ont parfois des surnoms et des légendes orales qui se développent autour d’eux. Cela renforce l’effet de communauté. Les jeunes d’Halabja et de Said Sadeq sont reconnus dans toute la zone sud du Kurdistan comme « les meilleurs qui soient ». Les petites célébrités deviennent des référents symboliques pour l’autoidentification des autres jeunes et renforcent l’imaginaire autour de cette pratique sportive. Chacun est fier d’être associé à une salle et à son manager, parce que ce dernier est ami avec les meilleurs joueurs et que les clients peuvent les observer jouer. Par association, les personnes qui fréquentent ces lieux bénéficient aussi de cette forme de reconnaissance symbolique et de ces notabilités qui forgent les identités collectives : on est un habitué d’une salle donnée, on peut snapper la présence des petites célébrités locales, s’afficher avec eux et nourrir par ce biais son capital social. D’ailleurs, les liens qui naissent dans ces espaces et à ces moments ne s’y limitent généralement pas, ils s’entre-nourrissent aussi dans les maisons de thé, les invitations chez les uns et les autres ou encore au moment des retrouvailles entre motards.
La communauté des bikers
Saari prend la pose
La moto est un outil de mobilité très apprécié en Irak, particulièrement au Kurdistan, du fait du marché iranien voisin qui fournit historiquement des engins à prix accessible (il est possible d’en trouver dès 350 dollars) et de l’agencement géographique des villes et des villages qui impose les déplacements véhiculés. Elle devient même, lorsque l’on s’écarte des grandes métropoles que sont Slemani et Erbil, une quasi nécessité géo-économique pour beaucoup de jeunes. Un certain nombre d’entre eux habitent les villages aux alentours d’Halabja et les périphéries de la ville alors que les activités économiques et sociales, de même que les lieux d’interactions et de loisirs, sont concentrés autour du bazar. Comme je le notais plus tôt, quatre des salles de billard sont situées dans un rayon de 50 mètres autour de la grande avenue et on y retrouve, sur moins d’un kilomètre, près de 40 maisons de thé. C’est aussi au bazar qu’a lieu l’essentiel des échanges économiques quotidiens. Il existe bien quelques cafés, maisons de thé et épiceries en dehors du centre mais elles sont généralement davantage liées à la vie de quartier et sont moins fréquentées par des individus de passage que par les vieux habitants à proximité. Qui plus est, ces quartiers et villages sont généralement dépourvus d’autres infrastructures de loisirs appréciés. Les jeunes tendent donc à se rassembler autour de jade arabakan où ils peuvent se retrouver en communauté, avoir accès aux salles de billards ou de gaming, plutôt qu’autour de chez eux.
Que ce soit pour le travail ou pour s’insérer socialement, la moto peut donc devenir une nécessité. Elle permet de se rendre jusqu’aux fastfoods, maisons de thé ou boulangeries où certains ont parfois des petits emplois (généralement informels et peu rémunérés) mais aussi d’aller faire ses courses. Or, les infrastructures ne rendent pas possible ou, à tout le moins, long et peu agréable, le déplacement à pied du fait d’une absence de politiques d’urbanisation favorisant la piétonnisation (trottoirs fins, régulièrement en mauvais état, conduite dangereuse et peu régulée, rares passages piétons ou encore peu de protection paysagère pour supporter la chaleur). De plus, Halabja n’est pas pourvue d’un système de transport public comme les bus que l’on retrouve parfois à Slemani et peu de taxis officient quotidiennement en ville. Leur usage régulier représenterait un investissement mensuel trop important pour des individus gagnant de faibles salaires (200 à 300 dollars par mois pour ceux qui travaillent à plein temps). Cela ne concerne d’ailleurs pas que les personnes travaillant dans le centre. On observe aussi, chez certains jeunes bergers, une utilisation de la moto pour conduire les bêtes de bétail en bord de ville et en montagne. Ce constat s’inscrit dans la droite ligne des remarques de chercheurs tels que Jean-François Bayart ou Arjun Appadurai7 sur la capacité de la globalisation et de l’intensification des flux à affecter les modes de vie et transformer les pratiques quotidiennes. Les petites motos d’origine iranienne ou chinoise deviennent donc des engins de choix. Si les prix peuvent varier en fonction du contexte géopolitique (qui influe sur les flux de marchandises, les types de biens importés ou les frais de douanes appliqués), elles restent généralement accessibles au prix de quelques mois de travail. Beaucoup de jeunes achètent d’ailleurs des véhicules d’occasion et développent une certaine forme d’art de la débrouille. Ils composent des montages économiques avec l’argent de leurs petits boulots, des achat-reventes (de téléphones, par exemple), l’argent des parents ou encore l’argent gagné au billard.
Motos garées dans le bazar
Néanmoins, la plupart de ces petites motos restent illégales sur le territoire kurde et ne bénéficient pas d’autorisation d’usage, la régularisation et l’achat d’une plaque pouvant coûter très cher. Elles sont donc régulièrement exposées aux saisies policières. Très vite, les jeunes motards développent et intègrent un savoir-faire de l’illégal : ils apprennent à se fournir via le trafic, à repérer et éviter les potentiels contrôles et barrages de police, à se tenir informés des descentes des services de sécurité ou encore à négocier avec eux la non-saisie. Cet apprentissage participe d’ailleurs de la construction d’une relation particulière au politique : ils savent, par exemple, que pendant les périodes électorales, la marge de manœuvre est plus importante et ils incorporent à la fois des manières d’agir et d’interagir et une relation de défiance. On apprend les stratégies d’évitement, on les enseigne et on entretient une solidarité collective. La relation avec les autorités politiques et les forces de sécurité peut cependant être ambivalente : si ces groupes de motards sont le plus souvent chassés quand ils se prêtent à des activités considérées comme dérangeantes ou nocives pour l’ordre public, on les retrouve aussi parfois dans des rallyesélectoraux et certains jeunes agissent, de façon informelle, comme hommes de confiance pour les services de renseignement.
Ces éléments lient les jeunes motards en les faisant développer une expérience commune du social et du politique. Le fait de se retrouver dans des nécessités particulières, des savoir-faire et des représentations renforce le sentiment de communauté. Il ne s’agit plus seulement de posséder une moto mais de développer un habitus de motard. Il n’est donc pas surprenant de voir se développer dans les espaces périphériques du Kurdistan irakien une communauté de bikers, que l’on retrouve d’ailleurs dans d’autres petites villes comme Qalaze, même si elle est particulièrement présente dans le sud. Cette communauté se structure autour d’une série d’espaces qui lui sont associés et/ou qu’elle accapare. Il y a d’abord, comme le montrent les photos qui accompagnent mon propos, les centres-villes, qui sont de lieux de mise en scène et de ralliement pour les motards, pour les raisons mentionnées plus tôt. Les grandes routes périphériques d’Halabja sont aussi importantes pour eux : souvent moins encombrées, elles leur permettent de se prêter à diverses formes de rodéos. Les jeunes hommes s’amusent et jouent avec le danger en levant la roue avant et en poussant les moteurs à plein régime, le plus souvent la tête découverte. Enfin, la montagne est constituée comme un lieu de retrouvailles très apprécié : c’est souvent là que se déroulent les compétitions sportives, mais ils s’y rendent aussi en dehors de ces évènements exceptionnels pour remonter les sentiers inaccessibles aux autres véhicules et profiter des rivières et de la tranquillité des espaces naturels. Loin des regards et des brouhahas du bazar, ils peuvent plus tranquillement discuter, parfois en buvant de l’alcool, et partager leurs histoires respectives et les anecdotes de leur quotidien. C’est là aussi que peuvent se tenir une partie des discours cachés, des critiques et récriminations contre les forces de sécurité, leurs familles, les acteurs politiques et, plus largement, contre l’ordre social.
La communauté de motards est aussi régie par un certain nombre de normes informelles. Il existe certaines divisions selon les types d’engin, leur prix et leur provenance. Les plus gros sont évidemment les plus remarqués, d’abord par le bruit mais aussi par la taille et le sens qu’ils portent. La moto est en effet un marqueur social fort qui traduit la possession de certaines formes de capitaux (économiques, sociaux). La difficulté d’accès (économique ou commerciale) aux modèles les plus rares participe de la construction de certaines réputations et d’un modèle de réussite. L’engin affirme une position dans l’espace social, un statut de richesse et est à la fois un marqueur de capital économique et un capital symbolique en lui-même. On est « la grosse moto du centre-ville », on incarne un modèle particulier. Et même au sein des conducteurs des petites motos les plus communes, la distinction s’opère sur les capacités d’entretien, la propreté, l’achat d’un phare plus voyant ou d’un système lumineux. Pour autant, il ne faudrait pas surestimer cette classification. Si la distinction est un élément non négligeable, la structure de la communauté est en fait peu rigide et elle se constitue plus comme un agrégat de fait. Si on retrouve effectivement certains clubs ou groupes plus soudés où le coût d’entrée peut être parfois plus important (notamment autour d’activités sportives particulières comme le moto-cross, pour lesquelles l’achat et l’entretien des motos sont beaucoup plus chers pour une utilisation plus limitée), la plupart des sorties se font en groupe, sans discrimination ni mise à l’écart. Les jeunes motards se retrouvent les vendredis pour participer aux rallyes ou se rendre aux compétitions de cross dans la montagne. Ces moments agissent comme vecteur d’intégration et permettent de fonder des liens sur cette passion ou cet usage commun.
Les motos sont de sortie sur l’avenue centrale du bazar et on inonde l’espace de vrombissements de moteurs
Cette communauté nébuleuse n’est cependant pas épargnée par les critiques des plus anciens. Ces derniers dénoncent régulièrement les pratiques motardes des jeunes comme étant invasives, gênantes, bruyantes, comme le symbole d’une jeunesse qui ne « respecte plus rien ». Il n’est pas rare d’entendre des invectives fuser au milieu du bazar et les motards sont régulièrement qualifiés de khuery (que l’on pourrait traduire littéralement par connard). Mais cette caractérisation est parfois renversée par les jeunes eux-mêmes, dans le discours comme dans la praxis, qui s’en servent pour se forger une identité collective en en transformant le sens pour qu’il se rapproche plus de celui de punk. On les entend en rire, se réapproprier ce nom et le dédramatiser. Faire du bruit, installer sa moto dans une file en ville devant la tchaïkhana, faire vrombir le moteur ou lever la roue sur les grandes routes deviennent des pratiques aussi dérangeantes, risquées mais assumées que politiquement connotées en ce qu’elles incarnent la déviance comportementale. Les jeunes assument et donnent un sens, voire le revendiquent ; ils se réapproprient l’espace public par le bruit et leur nombre, en attirant l’œil sur leurs rodéos. Cette forme de déviance est donc coconstruite et n’est pas sans rappeler celle mise en avant par Pascal Ménoret dans son travail sur les joyriders d’Arabie Saoudite, dans lequel il explique que ces jeunes hommes « utilisent le désordre et la vitesse contre la compartimentation et le contrôle d’une ville devenue un espace disciplinaire » et que leurs démonstrations se transforment parfois en « une émeute automobile et immobilière »8. Mais, et il le fait lui aussi remarquer dans son travail, ce serait une erreur de trop politiser la pratique en ce que le discours qui m’est tenu par mes enquêtés est peu construit en des termes contestataires. Dans leur bouche, ce sont la passion ou l’aspect pratique qui priment, et c’est dans le rapport entre cette communauté et le reste du corps social ainsi que dans l’action elle-même que naissent déviance et politisation, que capte l’œil du chercheur.
Les maisons de thé (tchaïkhana)
Préparation du thé
Les maisons de thé ou les cafés au Moyen-Orient sont des espaces sociaux qui ont déjà été plus communément traités dans la littérature scientifique en sciences humaines, notamment en sociologie et anthropologie. Par exemple, Cristina Baldazzi écrit en 2011 sur ces lieux à Naplouse sous l’empire ottoman en montrant comment y évoluent les formes de sociabilités et comment s’y structure un « mode d’expression de type associatif, qui […] contient des éléments de la vie associative moderne, dont le but peut devenir rapidement politique »9. Joshua Levkowitz10, lui, écrit, au sujet de certains lieux de Slemani comme les tchaïkhana ou la vieille fabrique de tabac, qu’on peut les considérer comme des infrastructures sociales. Tous montrent que les maisons de thé s’inscrivent dans le prolongement des pratiques quotidiennes kurdes où le thé occupe une place centrale. Ce dernier est un bien de consommation extrêmement important qui fait partie des règles d’hospitalité et des moments partagés. Les différentes tchaïkhana se composent généralement de la même manière : contre les murs carrelés sont disposés de longs bancs rudimentaires sur lesquels s’assoient les gens de passage. Un peu partout sont disposées des petites tables en métal fabriquées par les artisans du coin, ainsi que de vieux cendriers consumés par le temps. Dès que le soleil tombe, la rue est aussi investie par le mobilier en plastique. A la manière d’une terrasse de fortune, on occupe le trottoir et le bord de rue. Le feu brûle du matin au soir sous les bouilloires, alimentées en permanence d’une composition de thés noirs que chaque tenancier tient secrète. Dans une suite de mouvements corporellement ritualisés allant du hochement de tête pour confirmer la commande au très précis coup de main pour renverser le thé restant dans la soucoupe et poser les boissons sur les tables, le tenancier enchaîne le service des clients qui l’interpellent. Chacun déposera auprès de lui ou sur son comptoir la somme qu’il doit en sortant, la tasse de thé ne coûtant pas plus de 250 dinars (moins de 10 centimes d’euros), soit le plus petit billet en circulation. Pas de carnet ou de tablette électronique, les consommations de chacun et le paiement sont une affaire de bonne foi, tenue par les liens de proximité et l’honneur qui en découle de ne pas voler.
Pour les jeunes, les maisons de thé sont des lieux où l’on traîne, parfois pour un court moment entre deux activités, parfois pour un temps plus long. Certains de ceux avec qui je discute me disent venir une heure en coup de vent quand d’autres peuvent y passer cinq à six heures par jour. Durant les cinq jours de mon terrain, je revoie les mêmes têtes, les mêmes corps allongés sur les bancs. On s’y repose, on y dort, on y discute, on y regarde des matchs de foot ou on y joue sur son téléphone. Les tchaïkhana, dans une ville pareille, dépassent souvent leur rôle de lieu de sociabilité pour devenir des lieux de vie.
Soir de match
Lorsque l’on met les pieds dans un de ces lieux, on attrape des morceaux de conversation. On discute de « tout et de rien » me dit l’un des jeunes, mais pas n’importe comment. La tchaïkhana est d’abord un lieu d’échange sur le quotidien : les activités étant très centralisées, le savoir sur la ville ou ce qui l’entoure s’échange principalement à cet endroit. Aussi entendra-t-on parler des dernières nouvelles, des évènements à venir, des rumeurs et des éléments futiles du quotidien des habitants. Pour les jeunes hommes que l’on retrouve assis à boire du thé, ils échangent aussi au sujet de ce qui les lie : la moto, évidemment, les nouvelles, les jeux vidéo et parfois les filles. En racontant, témoignant et se reconnaissant dans le récit des autres, ils se partagent un langage, des représentations spécifiques d’un vécu souvent similaire, qui forgent un rapport au social commun.
Le sujet des femmes, est cependant particulier, parce que le plus souvent tabou. Le sud du Kurdistan irakien est une zone particulièrement conservatrice où l’enjeu réputationnel est très fort. Si les mauvaises personnes apprennent l’existence d’une relation, les risques encourus par les jeunes hommes concernés peuvent être importants : menaces, chantage, passage à tabac voire crime d’honneur. Il est d’autant plus risqué d’en parler ouvertement que la ville est petite et, comme je l’ai plusieurs fois mentionné, très centralisée. Les liens familiaux, tribaux, religieux et partisans qui unissent les uns et les autres à travers Halabja rendent l’information très volatile. Il serait donc aisé d’être reconnu dans la rue ou que le mot tombe dans la mauvaise oreille. Pour autant, les histoires existent : elles se vivent dans le secret, la discrétion, par quelques messages échangés sur Snapchat ou Instagram, par un contact rapide durant les grands évènements de la ville où tous et toutes sont mélangés. Tout au plus peuvent-elles être vaguement tolérées dans le cadre de relations entre cousins et cousines, en accord avec certaines pratiques islamiques et traditionnelles. Les secrets et les rumeurs ont donc une place importante dans les discussions autour du thé. Les jeunes racontent leurs histoires s’ils sont en confiance, entourés de liens forts, ou vivent ces histoires par transposition. C’est dans ce contexte que se fait principalement leur socialisation aux relations amoureuses. Dans des espaces où ils peuvent se sentir en sécurité, les jeunes hommes assument donc parfois une transgression de certaines normes culturelles et religieuses importantes dans un pays musulman. Mais cette transgression, loin d’être si exceptionnelle, et surtout son aveu, renseignent sur l’écart qui existe entre normes sociales et pratiques réelles. Il ne s’agit pas d’une négation absolue de ces principes mais, loin de la rigidité qui est théoriquement promue, ils apprennent et se prennent à explorer les relations de genre.
Enfin, la tchaïkhana est aussi un lieu d’échange politique. Si les jeunes me disent d’eux-mêmes en discuter peu parce qu’ils ne se sentent pas concernés du fait de la situation de marginalisation dont ils font état, il y a un sous-texte très important dans ce qu’ils se racontent entre eux. Celui-ci passe par des blagues, des anecdotes ou encore des récriminations sur leur condition quotidienne. Autant de moments où le texte est rarement explicite, car nul ne sait si un officier de sécurité pourrait entendre, mais renvoie à une critique du système partisan, de la marginalisation de la ville, des politiques de clientèle. Les exemples individuels deviennent des discours de contestation de l’ordre social. On ne nomme pas, mais on raconte son vécu à des individus qui possèdent un cadre cognitif leur permettant de saisir le texte caché, pour réutiliser le concept proposé par James Scott11. La domination de l’UPK sur la région et le poids de certaines tribus à Halabja empêchent de pointer du doigt nominativement sans prendre de risques. Le corps et le discours sont dressés par l’omniprésence des services de sécurité et des réseaux partisans dans les différents secteurs et espaces sociaux : on chuchote, on se tait quand il faut et la peur prend le pas dès que la confiance ne règne pas. Lors d’un entretien avec un habitant de la ville dans un salle calme de la maison de thé, je vois en direct son comportement se transformer lorsqu’il aborde des sujets considérés comme sensibles : les affaires d’opposition politique et de règlements de comptes. Son langage corporel change et sa voix déraille à la mention de certains noms et j’assiste à la mise en place de stratégies de discours, de contournement pour ne pas attirer les suspicions. On comprend vite que ces types de lieux de sociabilité, tchaïkhana ou café, sont, comme les appelle Cristina Baldazzi12, des « caisses de résonance de l’opinion publique ». Il faut cependant apprendre les codes pour déchiffrer un langage de la contestation politique, codes incorporés dès la jeunesse par la plupart des hommes que l’on y retrouve.
Festivités post-match de foot dans la grande rue du bazar
Une jeunesse kurde à Halabja : que nous disent ces espaces ?
Picturalement et discursivement, j’ai cherché dans cet article à brosser pour le lectorat un portrait des différents espaces de loisirs de la jeunesse d’Halabja. Évidemment, celui-ci n’a pas la prétention d’être exhaustif et d’autres espaces auraient pu être traités. J’ai fait le choix de ne pas parler de religion ou des salles de gaming, ou encore de ne pas m’intéresser aux lieux de travail. Il ne faut pas non plus comprendre de mon propos qu’il n’existe qu’un seul modèle de jeunesse. Les jeunes hommes ne composent pas une catégorie parfaitement homogène mais il y a bien ces lieux où on les retrouve au quotidien, qui rythment leur routine. Et, comme mentionné en introduction, ces espaces agissent comme des infrastructures sociales, des espaces d’interactions positives où s’insèrent les individus, où ils se socialisent, produisent et partagent du savoir. Pour ce qui est des jeunes hommes kurdes de la région qui les fréquentent, c’est dans ces lieux, entre autres, qu’ils peuvent apprendre à agir comme tels. Ils y construisent une identité propre à la ville où ils habitent et à leur condition socio-économique. En participant aux différentes activités que j’ai décrites, ils intègrent aussi un ensemble de connaissances et de savoir-faire sur le monde dans lequel ils évoluent, et construisent un rapport à l’ordre social particulier. Qu’il s’agisse d’un rapport méfiant aux forces politiques de la région, des représentations qu’ils se font de la femme et des interactions entre genre ou encore des opportunités dont ils disposent, la jeunesse kurde masculine bâtit dans ces espaces un monde qui lui est propre avec ses codes, son langage, ses comportements.
Ce monde-là se construit en partie dans un rapport de déviance avec le reste du monde social. Dans leur propre marginalisation, ces jeunes hommes issus des classes moyennes-inférieures et populaires d’Halabja développent et affirment une culture qui rompt avec un certain nombre de normes sociales. L’ensemble des représentations, des cadres cognitifs et des dispositions psycho-affectives qu’ils incorporent au sein de la communauté à laquelle ils appartiennent et se rattachent donne sens à une diversité de comportements souvent perçus comme transgressifs et forgent un ethos particulier. Cette forme de déviance peut parfois être conscientisée, revendiquée et politisée et s’accompagner d’une éthique. Aussi, le personnage du mard, qui peut être compris comme synonyme de « mec » mais surtout de « voyou », incarne un certain nombre de valeurs : il est ce jeune « gangstérisé » qui est fidèle au groupe, qui défend ses amis en cas de problème et qui peut « faire ce qu’il veut sans que qui que ce soit ait quelque chose à lui dire ». On assume cette catégorie de jeune voyou qui peut être tant un moyen d’acquérir une certaine forme de reconnaissance et de pouvoir dans les cercles de jeune qu’un mode de contestation politique. Le mard ou le gunda (le « big guy ») sont ces figures rebelles viriles qui naissent dans le désœuvrement comme un moyen de renverser les rapports de domination. Cette virilité s’exprime parfois même par des comportements violents envers d’autres hommes au sein de la communauté. Un des enquêtés me rapporte des faits de viols et d’agressions dont lui et certain de ses amis auraient été victimes, confession permise par la proximité qui me lie à ce dernier puisque le sujet des rapports homosexuels reste un tabou extrêmement fort dans la société kurde. Ces rapports sont d’ailleurs l’un des éléments de critique des vieilles générations qui nourrissent la catégorisation comme déviance. En ce sens, on peut à nouveau rapprocher ce travail de celui de Pascal Ménoret qui raconte bien comment la question de l’homosexualité est un outil de stigmatisation des joyriders saoudiens13. Évidemment, tous ces jeunes n’aspirent pas à incarner ces personnages transgressifs ni ne revendiquent cette déviance sociale. Ce n’est pas une communauté homogène au sens où tous ne sont pas mus par cet idéal-là, ne cherchent pas à l’atteindre et ne politisent pas leur appartenance. On les retrouve néanmoins dans les mêmes espaces et ils partagent des récits et une condition de vie commune : celle de la jeunesse masculine pauvre d’Halabja.
Au sujet des femmes, les lecteurs et lectrices auront certainement remarqué qu’elles ont été absentes tout au long de ces paragraphes, ou présentes seulement dans la bouche des hommes ou sur les murs des lieux qu’ils fréquentent, comme en témoignent les photos du billard. C’est un choix volontaire. L’objectif premier de cet article étant de se familiariser avec les différents espaces sociaux fréquentés par les jeunes hommes d’Halabja et les communautés qui s’y structurent, je souhaitais reproduire chez les lecteurs l’un des sentiments marquants qui m’avait frappé lors de mes premières visites. Les espaces sur lesquels j’ai souhaité travailler sont, dans une zone comme la ville d’Halabja, encore extrêmement genrés. Aussi ai-je souhaité écrire de la manière la plus fidèle à mes observations, c’est-à-dire sans les femmes. La femme est évincée de l’espace public ou renvoyée à des zones bien définies : les lieux de travail, le bazar pour les courses ou les très rares cafés où les plus jeunes d’entre elles peuvent parfois se retrouver. Ces cafés, magasins de glace ou de crêpes sont généralement des espaces familiaux excentrés de la rue des chariots ou les femmes peuvent aller. À la nuit tombée, il est extrêmement rare d’en voir encore dans les rues, qui restent pourtant bien vivantes. L’accès à l’espace public leur est limité et elles sont, le plus souvent, renvoyées au privé. Cette exclusion est un état de fait, un ordre social intégré et normalisé par tous. En cela, les infrastructures sociales que je décrie sont aussi négatives, car elles sont excluantes. Elles restent des espaces où les hommes dominent généralement.
Enfin, cette domination n’est pas uniquement genrée. En ces lieux et dans ces groupes de jeunes se reproduisent des logiques d’inégalités fondées sur la possession ou l’acquisition de certaines formes de capitaux. La marginalisation sociale que subissent ces jeunes n’exclut pas une reproduction des rapports de domination via la possession de capitaux sociaux, symboliques ou économiques. Comme je le relatais, le fait d’avoir accès à un travail (qui se fait souvent par recommandation ou connexion familiale au parti), et donc de gagner un salaire, même peu élevé, permet d’acquérir certains outils (un véhicule plus valorisé, une queue de billard onéreuse) voire de lancer un business (salle de billard, maison de thé). Tous ces jeunes sont donc loin de se trouver sur un pied d’égalité et occupent des positions déséquilibrées dans l’espace social et au sein de leur propre communauté, malgré leur appartenance commune à ce que je qualifie ici de classes populaires et moyennes inférieures.
Les salles de billard, les tchaïkhana ou les groupes de motards constituent donc des infrastructures sociales qui dépassent leur rôle de lieux de loisirs et dans lesquels se construit un rapport commun à la masculinité, la jeunesse et la marginalisation. Ils sont régis par un ensemble de règles, de codes, de normes pratiques et des hiérarchies sociales qui donnent forme à une jeunesse masculine kurde (parmi d’autres) et fait d’elle ce qu’elle est aujourd’hui.
Notes
1 Depuis la naissance du GRK en 1992, deux partis politiques se partagent la domination des institutions, du territoire et des populations : le Parti Démocratique du Kurdistan et l’Union Patriotique du Kurdistan. Les deux, le second étant issu d’une scission du premier, sont d’anciens partis révolutionnaires clandestins devenus partis de gouvernement après un soulèvement populaire en 1991. La domination est territorialisée depuis la fin de la guerre civile les ayant opposés entre 1994 et 1998, le PDK occupant les gouvernorats d’Erbil et Duhok et l’UPK celui de Slemani (et Halabja).
2 WATTS Nicole, « The Role of Symbolic Capital in Protest: State-Society relations and the Destruction of the Halabja Martyrs Monument in the Kurdistan Region of Iraq », Comparative Studies of studies Asia, Africa and the Middle east, vol. 32, n ° 1, 2012.
3 Les gouvernorats irakiens sont la plus haute unité administrative du pays après le gouvernement fédéral et le gouvernement kurde. Ils disposent d’un nombre important de compétences en matière de politiques publiques, de distribution du budget aux collectivités locales et de prise de décision. Le GRK est historiquement composé de trois gouvernorats, nommés d’après leurs capitales respectives : Duhok, Erbil et Slemani. En 2014, les autorités kurdes ont reconnu la création d’un 4e, celui d’Halabja, issu d’une division du gouvernorat de Slemani. Cependant, cette reconnaissance n’a pas été actée par le Parlement irakien. Il reste donc dépendant de celui de Slemani légalement parlant.
4 KLINENBERG Éric, Palaces for the People: How Social Infrastructure Can Help Fight Inequality, Polarization, and the Decline of Civic Life, New York, Crown, 2018
5 Le snooker, s’il ressemble au billard américain au premier abord, est un jeu différent de ce dernier. Il se joue sur une table plus grande avec des billes plus petites et plus nombreuses. Là où il faut, au billard américain, rentrer toutes les billes qui nous sont attribuées dans l’ordre que l’on souhaite (sauf la 8), le snooker est plus complexe puisqu’il faut, avant de frapper une bille de couleur avec la bille blanche (jaune, verte, brune, rose, bleue ou noire, chacune valant un nombre différent de points), rentrer une bille rouge. Le jeu est donc plus difficile, puisqu’il nécessite plus de précision, et les parties beaucoup plus longues.
6 OLIVIER DE SARDAN Jean-Pierre, « 3. Un concept exploratoire : les normes pratiques », dans OLIVIER DE SARDAN J-P, La revanche des contextes. Des mésaventures en ingénierie sociale en Afrique et au-delà., Paris, Khartala, 2021, pp.109-162. L’auteur définit les normes pratiques comme « les diverses régulations implicites (informelles, de facto, tacites, latentes), qui sous-tendent les pratiques des acteurs ayant un écart avec les normes explicites (normes officielles ou normes sociales) ».
7 À cet égard, voir l’ouvrage de Jean-François Bayart, Le gouvernement du monde. Une critique politique de la globalisation, Paris, Fayard, 2005 ou encore celui d’Arjun Appadurai, Globalization, Londre, Duke University Press, 2004
8 MENORET Pascal, « « Fonce, brûle tes pneus ! ». La fureur des joyriders saoudiens », dans BONNEFOY Laurent, CATUSSE Myriam (dir.), Jeunesses Arabes. Du Maroc au Yémen : loisir, culture et politique, Paris, La Découverte, 2013, p.31-41
9 BALDAZZI Cristiana, « Vie quotidienne et lieux de sociabilité à Naplouse à la fin de l’Empire ottoman », dans LUIZARD Pierre-Jean et BOZZO Anna (dir.), Les sociétés civiles dans le monde musulman, Paris, La Découverte, 2011, pp.115-128
10 LEVKOWITZ Joshua, « Palaces for the People: Scrutinizing Social Infrastructure in Sulaimani », Journal of Intersectionality, 2018, vol. 2 (2), pp.24-32
11 SCOTT James C., Domination and the Arts of Resistance, New York, Yale University Press, 2008
12 BALDAZZI Cristiana, ibid.
13 MENORET Pascal, ibid.