« Cela fait plus de 650 jours que Yarmouk vit sous siège, plus de 200 jours que l’eau et l’électricité sont coupés… la souffrance de Yarmouk ne date pas de quelques jours ! » rappelle Basela, 45 ans, Palestinienne de Syrie et activiste dans le domaine humanitaire[mfn]Entretien téléphonique effectué le 6 avril 2015.[/mfn]. Alors qu’au mois d’avril l’attention médiatique s’est dirigée pour un temps vers Yarmouk[mfn]Situé au sud de Damas, Yarmouk a été fondé entre 1954 et 1957 sur une initiative des autorités syriennes afin d’y installer les réfugiés palestiniens arrivés en 1948 et qui demeuraient encore en situation précaire. Ce camp est devenu progressivement la plus grande communauté palestinienne de Syrie, avec une population d’environ 150 000 Palestiniens, selon les estimations fournies par l’UNRWA (United Nations Work and Relief Agency) en décembre 2012.[/mfn], camp de réfugiés palestiniens au sud de Damas et objet d’une incursion de l’organisation de l’État islamique (EI), le supplice vécu par sa population n’est pourtant pas un fait récent et sa fin ne semble pas s’annoncer.
Massivement déserté face à la montée des affrontements entre les forces du régime syrien et les groupes de l’opposition armée, Yarmouk héberge aujourd’hui environ 18 000 personnes qui sont la cible, depuis juillet 2013, d’un siège implacable. L’armée régulière et les milices du FPLP-CG[mfn]Acronyme de Front Populaire de Libération de la Palestine – Commandement Général. Cette organisation a été créée en 1968, suite à la scission au sein du FPLP d’un groupe guidé par Ahmad Jibril, ex-militaire palestinien de l’armée syrienne.[/mfn] bloquent l’accès nord du camp, interdisant la circulation de personnes et de denrées alimentaires. La violence qui s’est abattue depuis le 1er avril sur Yarmouk n’a fait qu’aggraver une crise humanitaire déjà manifeste, étouffant une vie civile qui, malgré le siège et le départ d’une grande partie de ses habitants, avait réussi à se maintenir grâce à l’action de multiples organisations civiles[mfn]Depuis le début de la contestation syrienne, en mars 2011, plusieurs organisations civiles ont été formées au sein du camp de Yarmouk dans le but de gérer les différents volets de la crise. Parmi celles-ci, certaines sont issues de la reconversion d’organisations militantes pour la cause nationale palestinienne (c’est le cas de l’organisation Jafra, centre de jeunesse transformé en organisation humanitaire) ; d’autres ont été créées pour faire face au retrait des institutions gouvernementales et de l’UNRWA qui suit la prise de contrôle du camp par l’opposition armée syrienne (parmi celles-ci, l’Organisation caritative palestinienne, « les écoles alternatives », le Conseil local).[/mfn] et d’activistes palestiniens[mfn]Je tiens à remercier en particulier Khalil Abou Salma, membre du Conseil local de Yarmouk (instance représentative des organisations civiles et militaires basées dans le camp) et fondateur des « écoles alternatives », pour les informations qu’il m’a fournies afin de rédiger cet article et les nombreux entretiens accordés depuis le début de la contestation syrienne.[/mfn].
La militarisation de Yarmouk
Lors des premiers mois de la contestation syrienne en 2011, le camp de Yarmouk avait réussi à garder une position neutre, jouant un rôle central dans l’accueil et l’aide humanitaire aux milliers de déplacés syriens fuyant les régions touchées par la répression du régime[mfn]Pour une reconstruction des modalités d’engagement et du positionnement des Palestiniens de Syrie au sein de la contestation syrienne voir : BITARI, Nidal (2014), « Al-Filastiniyyun fi Surya bayna al-thawra wa al-qalaq » (Les Palestinens en Syrie entre révolution et angoisse), in Majallet al-dirasat al-filastinie, n° 91, pp. 153-161. NAPOLITANO, Valentina (2012), « La mobilisation des réfugiés palestiniens dans le sillage de la « révolution » syrienne : s’engager sous contrainte », Cultures & Conflits, vol° 3, n° 87, p. 119-137.[/mfn]. Les premiers signes de la militarisation du camp palestinien apparaissent avec la formation de « Comités populaires », milices armées composées principalement par des membres du FPLP-CG et du Fatah al-Intifada[mfn]Groupe issu de la scission du Fatah en 1983 d’un groupe qui se structure autour de leaders tels que Saleh Nimr, Abou Moussa et Abou Khaled al-‘Omla et s’oppose aux orientations adoptées par Yasser Arafat. Le groupe est soutenu par le régime syrien. Il établit son siège à Damas où le Fatah loyaliste est depuis cette date interdit.[/mfn], organisations palestiniennes proches du régime syrien. Ces milices ont alors pour but de garantir la mise en place d’une répression « intra-palestinienne » au sein du camp, veillant à étouffer la contestation et le soutien à l’opposition. En réaction, de larges pans de la population de Yarmouk plaident pour la mise en place par l’ensemble des factions de l’OLP[mfn]Notamment le Front Populaire de Libération de la Palestine et le Front Démocratique de libération de la Palestine.[/mfn] de forces armées conjointes, chargées de garantir la protection et la neutralité du camp. Ces invocations restent lettre morte et Yarmouk se trouve plongé dans le conflit.
En septembre 2012, Yarmouk passe sous contrôle de l’Armée syrienne libre (ASL), devenant ainsi un front armé dont l’importance est fondamentale du fait de sa proximité avec Damas. Le camp est en effet situé en périphérie immédiate de la capitale, bastion du régime. De nouvelles milices armées sont alors constituées par les habitants avec pour objectif de se défendre à la fois du régime mais aussi des exactions commises à leur encontre par des groupes de l’opposition armée, notamment le groupe Suqur al-Julan[mfn]Accusé d’avoir commis des nombreux pillages à l’encontre des habitants du camp de Yarmouk, ce groupe armé a ensuite été évincé de l’ASL.[/mfn], emmené par un ancien membre des forces de sécurité syriennes, Bayyan Mezel. Parmi ces milices nées dans le camp, le groupe Aknaf bait al-Maqdes devient au fil des mois l’un des plus importants et se compose en particulier d’anciens militants du Hamas, avec lequel la milice garde des relations étroites bien qu’officieuses.
Au cours de l’année 2013, les changements qui se produisent dans l’ensemble du paysage syrien se répercutent peu à peu sur le camp de Yarmouk. Le Front al-Nusra, groupe armé syrien affilié à al-Qaida, s’affirme alors aux dépens de l’ASL, devenant avec la milice Aknaf bait al-Maqdes, une des principales forces militaires au sein du camp. Quant à l’EI, il apparaît d’abord dans la région de Yalda au sud de Yarmouk et cherche, pour la première fois en juillet 2014, à entrer dans le camp. Les militants jihadistes parviennent alors à s’emparer de deux sites (la centrale électrique et la rue n°15 du camp) auparavant contrôlés par le Front al-Nusra. Certains membres de ce dernier avaient engagé un rapprochement avec l’EI, lui livrant certaines positions à Yarmouk, contre l’avis initial du commandement du Front. Face à l’opposition de la population du camp, qui tolère mal l’intransigeance de l’EI, et suite aux multiples altercations qui l’oppose aux militants d’Aknaf bait al-Maqdes, l’EI quitte le camp, un mois seulement après son entrée, et recule alors dans la région de Hajar al-Aswad où il établit sa forteresse.
L’entrée de l’EI à Yarmouk
L’incursion d’avril 2015 est précédée d’une série de meurtres visant des Palestiniens engagés dans des organisations civiles. Parmi les victimes, Yahya Hourani, ancienne figure du Hamas, était connu pour son engagement dans le domaine humanitaire. De l’avis de certains habitants de Yarmouk, ces meurtres ont été commandités par l’EI dans le but de vider le camp de ses leaders politiques et de toute tentative de vie civile qui pourrait s’opposer à son développement. Pour d’autres, le responsable de ces assassinats est davantage le régime syrien qui souhaiterait par là alimenter les conflits entre les différentes factions de l’opposition armée dans le but de les affaiblir réciproquement[mfn]Entretien avec Khalil Abou Salma, effectué le 12 avril 2015.[/mfn]. Quoi qu’il en soit, cet épisode a été le déclencheur direct de l’incursion de l’EI dans le camp, qui fait suite à l’arrestation d’un membre de l’organisation par les miliciens d’Aknaf bait al-Maqdes[mfn]Ibid.[/mfn].
Plusieurs hypothèses peuvent être proposées pour expliquer la décision de l’EI d’entrer dans le camp avant de faire machine arrière quelques semaines plus tard. Contrairement à ce que bien des médias ont pu expliquer, cette incursion ne semble pas constituer une avancée stratégique vers le cœur de la capitale syrienne, prélude à une bataille de Damas. Comme dans d’autres régions de la Syrie, l’EI semble privilégier la prise de territoires déjà sous contrôle de l’opposition syrienne, en l’occurrence le sud et l’est de la capitale, évitant de façon de plus en plus manifeste toute confrontation directe avec le régime. Les raisons de son intervention semblent dès lors reposer sur une volonté de revanche contre le groupe Aknaf bait al-Maqdes, responsable, huit mois auparavant, de son éviction du camp. Il pourrait aussi s’agir d’une volonté de faire échouer des négociations qui étaient à l’œuvre, depuis des mois, entre Aknaf bait al-Maqdes, les factions politiques palestiniennes représentées en Syrie et le régime syrien. Ces négociations auraient dû déboucher sur la signature d’un accord prévoyant la mise en œuvre d’une trêve, ainsi que l’établissement d’une zone neutre dans le camp sous contrôle d’une coalition conjointe de factions palestiniennes. Cela aurait ainsi permis au régime de reprendre un territoire, ou du moins de le soustraire à l’opposition, ce qu’il a déjà fait dans d’autres régions du pays.
Toutefois, le régime est accusé par de nombreux Palestiniens et opposants syriens d’avoir facilité l’incursion de l’EI dans le camp de Yarmouk et d’avoir permis son ravitaillement en armement dans une région verrouillée par ses forces depuis des mois. En voyant se matérialiser la menace terroriste à quelques kilomètres de la capitale, le régime s’est senti autorisé à bombarder pour la première fois Yarmouk avec des barils de TNT, alors que l’imposant siège établi par l’EI à Hajar al-Aswad demeurait quant à lui à l’abri des attaques. L’entrée de l’EI dans le camp a également fourni au régime syrien une nouvelle monnaie d’échange face aux Palestiniens. Pour contrer l’avancée de l’EI, le régime a proposé son aide aux Aknaf bait al-Maqdes par l’intermédiaire du FPLP-CG. Des contingents militaires de ce mouvement basés au Liban ont alors été appelés en renfort afin de conduire cette opération. Cela a permis au régime d’une part de « palestiniser » le conflit de Yarmouk, le transformant en une lutte pour la survie des Palestiniens contre l’EI, et d’autre part, de se rendre maître de la situation à l’échelle locale, imposant le contrôle du camp par ses alliés palestiniens, mais aussi aux yeux de la communauté internationale en se présentant comme la seule solution possible face à l’avancée de l’EI.
L’ennemi de mon ennemi est mon ami…
Alors qu’une vision simpliste des événements de Yarmouk décrit une lutte opposant les Palestiniens à l’EI et au régime syrien, le conflit s’est en réalité considérablement complexifié et s‘apparente de plus en plus à une « guerre de tous contre tous ».
Après plusieurs jours d’affrontements au cours de la première semaine d’avril, l’EI a pris le contrôle de la majorité du camp, exception faite des quartiers nord, qui se trouvent à la lisière des zones contrôlées par le régime et où les combattants d’Aknaf bait al-Maqdes se sont barricadés. Face à ces conquêtes, ces derniers ont accepté l’offre de soutien venant du FPLP-CG. Ce choix a été considéré comme une « trahison » par nombre d’activistes palestiniens ainsi que d’autres milices locales opposées au régime de Bachar el-Assad. Les combattants d’Aknaf bait al-Maqdes n’avaient probablement pas d’autre choix, dans une situation d’infériorité militaire qui les aurait conduits à la défaite. Ce retournement vers des acteurs « palestiniens », bien que pro-régime syrien, représente au fond le moindre des maux. Par ailleurs, les miliciens d’Aknaf bait al-Maqdes n’ont pas trouvé d’appui significatif venant de groupes de l’opposition syrienne basés dans les régions environnantes. Ces groupes, qui ont récemment verrouillé les points de passage entre Yarmouk et la région voisine de Yalda, cherchent à défendre leurs intérêts locaux et ne veulent pas s’aliéner le soutien du Front al-Nusra qui à Yarmouk, contrairement au reste de la Syrie, a collaboré avec l’EI. Ahmad, habitant de Yarmouk, évoque même un possible consensus qui aurait eu lieu entre les groupes armés syriens de Yalda, Babila et Bait Sahem, et le régime syrien, en vue de vider le camp du reste de ses habitants et d’en faire un champ de bataille. Cet accord informel se serait matérialisé notamment par l’interdiction faite aux Palestiniens de recevoir les aides humanitaires dans la région de Yalda, sans avoir au préalable accepté de quitter leurs maisons et s’être enregistrés en tant que déplacés dans cette région[mfn]Entretien téléphonique effectué le 20 avril 2015.[/mfn].
Trois semaines après l’incursion de l’EI dans le camp palestinien, la radio militante Yarmouk 63, basée dans le camp, relate une poursuite des affrontements dans le sud et à Hajar al-Aswad, où l’EI se serait retiré en déléguant le contrôle de ses gains territoriaux au Front al-Nusra. Ce recul et la reprise d’une portion du camp par Aknaf bait al-Maqdes (la mairie de Yarmouk) a été annoncé par le leader du FPLP-CG, Anwar Raja, comme une victoire accomplie dans la « lutte de libération »[mfn]Entretien donné par le leader du FPLP-CG à la chaîne satellitaire libanaise et pro-régime syrien, al-Mayyadin, le 20 avril 2015.[/mfn]du camp. L’EI, quant à lui, aurait ouvert un nouveau front de combat, contre des groupes de l’opposition armée syrienne, cette fois dans la voisine Yalda. Yarmouk semble à présent plongé dans une phase de stase sur le plan militaire, avant une possible intervention musclée, dont les détails devraient être discutés avec la délégation de l’OLP, arrivée à Damas le 8 mai 2015, et qui permettrait dès lors au régime syrien de s’emparer à nouveau du camp.
Pris en otage
Si les dynamiques militaires et stratégiques de l’incursion de l’EI à Yarmouk restent encore largement opaques, donnant lieu à des recompositions profondes, le seul fait incontestable demeure la souffrance endurée par la population civile restée à Yarmouk. Intégralement dépendante des aides alimentaires délivrées par les organisations humanitaires, la population de Yarmouk fait face à une crise sans égal après plus de deux ans de siège. Une partie de la population a récemment réussi à rejoindre les régions au sud, Yalda , Babila et Bait Sahem, où elle a pu être ravitaillée. L’UNRWA et les autres organisations humanitaires continuent toutefois à ne pas avoir d’accès direct à l’intérieur du camp. Ici, la majorité des civils demeure otage des différentes parties au conflit : les forces du régime qui verrouillent l’accès nord, les affrontements armés et les bombardements dans les rues du camp et le blocus imposé par les groupes armés syriens dans le sud. Les Palestiniens de Yarmouk sont aujourd’hui tiraillés entre la volonté de survivre et leur attachement au camp, incarnation de l’histoire collective palestinienne, ainsi que symbole du sacro-saint « droit au retour » des réfugiés en Palestine. La pancarte provocatrice « Nous ne voulons pas un corridor humanitaire pour sortir de Yarmouk, mais pour retourner en Palestine ! » qui était arborée par des habitants du camp lors d’un rassemblement collectif, le 12 avril 2015, est significative de cet état d’esprit. Si la population réclame l’établissement urgent d’un corridor humanitaire qui lui permettrait de fuir, elle est tout de même consciente qu’une fois en hors du camp, son calvaire sera loin d’être terminé.