La violence des États centraméricains fait régulièrement la une des médias. Au Guatemala, les gangs appelés « maras » prospèrent entre le trafic de drogue et les extorsions. Leur violence n’est pourtant pas aussi indiscriminée qu’il y paraît : elle joue en réalité un rôle grandissant dans la criminalisation des mouvements sociaux, et notamment du mouvement syndical.
C’est une scène ordinaire au Guatemala. Un chauffeur de bus et son assistant sont allongés sur le sol dans une mare de sang. Ils ont été tués par des membres présumés d’une des nombreuses bandes criminelles qui opèrent dans le pays, entre le trafic de drogue et les extorsions : les maras. La police est rapidement sur place avec ses 4×4 noirs, des bâches couvrent bientôt les corps, seuls les pieds dépassent ; le tout, sous le regard d’une foule de badauds habitués. Au Guatemala, la violence fait partie de l’ordinaire. Pas un jour ne passe sans que des Guatémaltèques ne meurent sous les balles. Ce pays d’Amérique centrale détient même l’un des taux d’homicide les plus élevés au monde : 45 pour 100 000 habitants. Les journaux à grand tirage en font leur gagne-pain à coups de « unes » sanguinolentes : conducteurs de bus tués, femmes assassinées et, dernière folie en date, corps décapités avec comme trame de fond des règlements de compte entre narcotrafiquants. Les articles de presse vont jusqu’à mettre en scène les étapes des événements tragiques sous la forme de petits schémas dessinés. Selon le procureur des droits de l’homme, depuis 2006, 617 conducteurs d’autobus et 199 assistants ont été assassinés ; peut-être le métier le plus dangereux du pays. Voilà le décompte macabre de la fièvre de l’extorsion qui sévit au Guatemala.
Devenues bien plus qu’une source d’enrichissement, les pratiques de racket organisé servent à réprimer discrètement certains mouvements sociaux, et particulièrement le mouvement syndical. Dans ce contexte de violence sociale endémique, la répression passe en effet par des registres plus ambigus que le seul ordre des stratégies éprouvées du renseignement, des savoir-faire répressifs, ou encore des ressources légales pour démobiliser les mouvements sociaux. En ce sens, l’ordre social violent devient lui-même une forme de contrôle: nul besoin de mobiliser des ressources répressives, il suffit simplement de laisser faire une violence déjà présente, de la laisser peser sur les contestataires potentiels.
L’économie des extorsions
Selon certaines estimations1, les montants des extorsions organisées par les groupes criminels auprès de commerces, de particuliers et d’employés d’usines au Guatemala auraient atteint la somme de 100 millions de quetzales en 2005 (soit environ 13 millions de dollars). Le transport urbain n’est en effet pas le seul secteur visé par l’économie du racket. Les petits commerces, les vendeurs ambulants, les salariés des grandes usines de textile sont également victimes de cette activité particulièrement lucrative. Gamaliel Chil, le président de l’association des chauffeurs de bus, évalue à près de 1,2 millions de quetzales par mois (environ 150 000 dollars) le prix payé par les entreprises de transport aux groupes criminels afin d’éviter que leurs employés ne fassent l’objet d’attaques. À côté des extorsions réalisées dans le transport urbain, les salariés d’usines de textile appelées « maquilas », nombreuses au Guatemala, sont eux aussi victimes des réseaux criminels. Derrière les murs des parcs industriels de Mixco et de Villa Nueva dans la périphérie de Guatemala Ciudad et des ateliers des pueblos du nord-est, des millions d’habits sont ainsi assemblés, cousus, étiquetés, inspectés, repassés pour être enfin empaquetés dans des cartons à destination des États-Unis. Au Guatemala, on « habille » ainsi le Nord depuis maintenant plus d’une trentaine d’années. Ces usines sont devenues des cibles des groupes organisant les extorsions. Les faibles pré-requis professionnels exigés à l’embauche ont facilité la pénétration de membres de maras au sein de la main-d’œuvre. Les maras ont ainsi rapidement tissé leur réseau au sein de certains parcs industriels.
César, un salarié d’une usine de Mixco, évoque les pratiques de racket dans son usine. « Ce qui se passe, c’est que les mareros imposent de payer un impôt. On est payé toutes les deux semaines et ils exigent qu’on paye 20 quetzales, parfois plus, toutes les deux semaines ». Pour une usine employant près de cinq mille ouvriers, les extorsions peuvent atteindre des montants très importants. Les maras ont même noyauté l’intérieur de certaines d’entre elles en corrompant le personnel d’encadrement. « Les superviseurs eux-mêmes doivent, à cause de leurs propres besoins, participer aux extorsions. En fait, ce qu’ils font, c’est qu’à certains travailleurs, ils leur donnent 100 quetzales de bonus, plus que ce qu’ils doivent toucher en bonus et ensuite, le travailleur lui rend 50 quetzales. Comme ça, il gagne de l’argent » explique Mario, un employé d’une usine de Mixco. Comme de nombreux autres employés, il subit la loi des maras. Face aux menaces de représailles, ils s’acquittent tous les quinze jours de l’impôt. Il n’a pas le choix : « Y’a un travailleur qui a refusé de payer, on l’a retrouvé mort à quelques rues de l’usine, une balle dans la tête ». L’économie des extorsions s’engouffre partout dans la capitale et vise souvent les personnes les plus vulnérables: les employés dont les directions se refusent à payer les impôts aux maras ou les commerçants incapables de payer les services onéreux des entreprises de sécurité privée. Les organisations criminelles se renforcent ainsi grâce aux revenus des extorsions ; tant et si bien que le racket est devenu une véritable économie souterraine et un moyen comme un autre de faire taire la concurrence. En effet, si les autorités pointent régulièrement du doigt les maras, dans de nombreux cas, les extorsions sont organisées par les patrons eux-mêmes. Dans les transports urbains par exemple, certains s’en servent pour saper la concurrence et contester des parts de marché. Rien de plus simple que de faire appel à une mara pour attaquer les bus ou les commerces concurrents.
Cette économie criminelle a son quartier général. Selon le chef du système carcéral, Eddy Morales, 80% des extorsions sont organisées depuis les principales prisons du pays : El Boquerón, la prison de Pavoncito, l’Infiernito à Escuintla et le centre de détention préventive de la zone 18 à Guatemala City. Le patron des prisons affirme même qu’environ 35% des extorsions seraient orchestrées depuis le secteur 11 de cette dernière ! Détecter la source n’a pourtant pas permis de juguler le trafic. Au contraire, les prisons du pays sont devenues les centres d’opération du racket organisé. Avec une capacité d’environ 8000 prisonniers, les centres carcéraux du pays sont surchargés : près de 13000 détenus s’entassent dans les 22 prisons que compte le Guatemala. Cette surpopulation, impliquant des conditions de détention déplorables, a été récemment dénoncée dans de nombreux rapports sur la situation des prisons en Amérique latine2. Les règlements de compte entre gangs, les impôts prélevés par ces derniers à d’autres détenus pour leur protection, voire pour l’accès à un lit et les émeutes meurtrières témoignent de l’emprise criminelle sur la vie carcérale. Entre 2005 et 2007, 87 détenus sont décédés de mort violente au sein des prisons guatémaltèques. Emprisonnés, de nombreux membres de maras n’ont pourtant rien perdu de leur capacité de nuisance. Ils organisent désormais depuis les centres pénitentiaires les réseaux d’extorsion. Les instructions sont diffusées par des chefs de maras depuis les prisons, puis relayées en dehors par des membres du groupe criminel. Les importants revenus de ces pratiques criminelles leur permettent ainsi d’asseoir leur contrôle sur la vie carcérale à travers la corruption du personnel des prisons. Les prisonniers « achètent » un accès à leurs réseaux à l’extérieur des prisons : téléphones portables ou autres types d’arrangements au quotidien. Dans une récente affaire, des prisonniers avaient même accès à des ordinateurs avec connexion wifi et organisaient des extorsions par courriel. Les autorités ont tenté de lutter contre ces structures criminelles. Des systèmes de blocage des communications téléphoniques ont été expérimentés dans les prisons pour contrecarrer l’organisation des extorsions. Mais le dispositif n’a pas résolu l’affaire, et ressemble davantage à un aveu d’impuissance des autorités face aux réseaux criminels.
« Ils vont mourir remplis de plomb »
C’est d’ailleurs depuis une prison de Chimaltenango que César a reçu un coup de fil pour le moins menaçant. Dans l’usine, certains l’appellent affectueusement « El Gordo ». Car tout le monde à l’usine connaît César : il est en effet le secrétaire général du syndicat d’une maquila d’environ 5000 ouvriers. Dans les usines du Guatemala, quelques organisations syndicales ont vu le jour ; très peu ont néanmoins réussi à pérenniser leurs actions face aux menaces physiques, aux licenciements illégaux et aux tentatives de cooptation des affiliés mises en œuvre par les employeurs du secteur. En répondant à cet appel, le syndicaliste s’est retrouvé malgré lui dans une situation dangereuse. Au bout du fil, un détenu de la prison de Chimaltenango, un certain « Fox » appelle César pour l’obliger à s’engager activement dans le trafic d’extorsion dans son usine sous peine de représailles. « Il voulait que je collecte l’impôt pour eux » explique César. « Fox » exige du syndicaliste qu’il fournisse le numéro de téléphone d’un superviseur de ligne de production de l’usine pour l’impliquer lui aussi dans le trafic. Le numéro de César, « Fox » se l’est procuré grâce à une affiliée du syndicat de ce dernier : avant d’être incarcéré et enrôlé dans les réseaux d’extorsion, « Fox » a été employé de l’usine. Il connaît ainsi bon nombre d’ouvriers, et même des employés affiliés au syndicat. La pression se concentre sur César pour une raison simple. Les téléphones portables étant interdits dans l’enceinte de l’usine, César est un bon point d’entrée : en tant que syndicaliste, il a le droit, lui, d’avoir son téléphone. « Je suis allé voir le superviseur pour lui raconter le problème, qu’on me demandait son numéro de téléphone et lui il m’a dit qu’il ne voulait pas m’impliquer dans cette affaire, il m’a dit qu’il savait ce qu’il fallait faire » raconte César. Sous la pression, César finit par donner le numéro.
Mais bientôt, c’est un autre groupe de mareros qui le menace à son tour. César se retrouve au milieu d’une guerre de clans qui se battent pour le contrôle des revenus des extorsions dans l’usine. Un marero l’enjoint de participer aux extorsions. « Il m’a dit : tu dois faire ce que je te dis, ici c’est moi qui encaisse l’impôt ». Pour calmer la situation, César décide alors de présenter sa démission. Le harcèlement persiste et l’effet de pacification souhaité échoue ; pire, on lui demande désormais 10 000 quetzales (près de 1300 dollars) pour avoir présenté sa démission et donc tenté de se « défiler ». César répond qu’il n’a pas l’argent qu’on lui réclame et qu’il va réfléchir. Le marero lui rétorque brutalement : « C’est pas une question de ce que tu peux ou pas faire, c’est une question de ce que tu dois faire ». Face aux menaces, César décide d’éteindre son téléphone. Après s’être rendu au bureau du procureur des droits de l’homme (PDH), où il raconte son histoire, un récapitulatif des appels sur son téléphone portable est réalisé : plus de 250 appels entre le samedi soir à 23h et le dimanche soir. César est tout simplement harcelé. Il ne voit plus son amie pour ne pas la mettre en danger et l’activité syndicale est momentanément suspendue. Il essaye même de changer ses habitudes de trajet en bus, « au cas où ». Pendant plusieurs jours, César passe ses journées au siège de la fédération en quête de soutien. Une réunion est organisée par un leader syndical au ministère de l’Intérieur pour évoquer son cas. Un fonctionnaire écoute les deux syndicalistes. Aucune protection personnelle ne peut être donnée à César, il dispose seulement du numéro du policier. Celui-ci s’engage à multiplier les patrouilles policières vers son domicile. L’idée de transférer César dans une autre maquila pour sa sécurité est évoquée. De leur côté, les patrons de l’usine disent faire tout ce qui est en leur pouvoir pour mettre un terme à l’affaire et le protéger. Mais ce discours de façade révèle une réalité croissante dans les usines du Guatemala : les extorsions et les tentatives d’enrôlement des syndicalistes dans ces trafics font le jeu des employeurs. Le climat de violence, dénoncé publiquement par les patrons, participe de fait à entraver l’activité syndicale et à mettre ses leaders dans des situations tragiques.
Josué a vécu une mésaventure similaire. Ce jeune syndicaliste d’une usine de Mixco a formé une organisation en 2008 à la suite d’un mouvement de contestation lié au non-paiement d’heures supplémentaires. Avec une dizaine d’autres travailleurs, ils sont allés au ministère de l’Intérieur, papiers officiels en main, pour demander la reconnaissance de leur syndicat. « On ne savait plus comment faire… On avait beau ne rien connaître du droit, de comment faire un syndicat, on a été aidé par d’autres organisations et on a fini par y arriver » explique Josué. Pendant plusieurs mois, réunions de conciliation avec les employeurs et assemblées générales rythment la vie du syndicat. Le 25 juin 2009, une date restée gravée dans sa mémoire, Josué reçoit une lettre à son domicile. Dans un langage truffé de fautes et d’insultes, la mara Salvatrucha le menace de mort s’il ne paye pas 25000 quetzales, une fortune pour lui, qui gagne difficilement deux mille quetzales par mois. « C’est la deuxième fois qu’on s’adresse à toi vu que t’as pas voulu l’autre fois, cette fois c’est la dernière, si tu nous donnes pas les 25000 balles, on va commencer par tuer tous ceux du syndicat, à commencer par Chiroy [un membre du comité exécutif], on sait qu’il a quatre enfants, on sait où l’un d’eux va à l’école et on sait où il descend du bus avec sa mère, et toi gros fils de pute tu vis avec tes parents et tes frères, on sait où tu descends fils de pute si tu files pas la thune, ils vont mourir un à un, fils de chienne, […], on va t’appeler au numéro de ta maison 4070… et si tu réponds pas fils de pute, ils vont mourir remplis de plomb. On sait que vous faites des réunions les vendredis le matin dans la zone 1 [adresse précise], on veut l’argent samedi, on n’attend pas plus, c’est pas des conneries putain de merdeux, vous allez vous en rendre compte que c’est du sérieux […]. La Mara Salvatrucha. » Comme César, Josué pense un temps arrêter son activité militante. Ses parents lui recommandent de se retirer du syndicat, des ouvriers syndiqués travaillent « la peur au ventre », d’autres enfin abandonnent. L’engagement syndical au Guatemala est en réalité un sacrifice permanent. Pour Josué comme pour César, leur engagement a des conséquences sur leur environnement familial, leurs relations amicales et même amoureuses. « Ma mère me dit de sortir du syndicat, qu’un jour il va m’arriver quelque chose » explique César. Depuis plusieurs mois, Josué a quitté ses fonctions de secrétaire général du syndicat de son usine. César persiste malgré les menaces : « C’est dur au quotidien, je suis souvent déprimé, en dépression même, tout change et c’est impossible de revenir en arrière ». D’autres syndicalistes, eux, ont payé le prix fort : depuis 2005, 53 d’entre eux ont été tués. Le dernier assassinat en date, le 5 février dernier, fut celui de Miguel Angel González Ramírez, syndicaliste de SITRABI, le syndicat des travailleurs des bananeraies, tué par balles, son enfant dans les bras.
Entretenir un climat de violence comme projet de démobilisation
À Guatemala City, la majorité des commerces, jusqu’aux boulangeries, possède un garde privé et des barreaux de protection en fer. L’entrée des quartiers résidentiels huppés est sécurisée par des gardes, nuit et jour, armés de fusils d’assaut. Toute une industrie se nourrit de l’insécurité et de l’inaction de l’État. Selon Otto Argueta, spécialiste de la sécurité privée au Guatemala, les citoyens guatémaltèques dépensent, en la matière, 574 millions de dollars par an quand les services de l’État ne déboursent que 271 millions de dollars. D’anciens militaires ont trouvé dans cette activité un espace idéal de reconversion face à la réduction des effectifs engagée depuis la fin du conflit civil en 1996. Mais depuis, bien d’autres profils sont venus s’engouffrer dans les brèches du monopole de la violence légitime: des policiers et même de simples novices sans expérience dans les métiers des armes. Selon les propres chiffres de la police nationale (PNC), 90% des crimes au Guatemala restent impunis. Des syndicats internationaux et l’Organisation internationale du travail (OIT) dénoncent depuis plusieurs années l’impunité qui entoure les crimes antisyndicaux. Si la sécurité est privée, l’impunité, elle, est publique.
Pourtant, à côté des assassinats, une nouvelle forme de répression antisyndicale voit le jour au Guatemala. Plus discrète, elle consiste en un projet de démobilisation assuré par la généralisation d’un climat quotidien de violences particulièrement peu propice à l’activisme politique sous toutes ses formes. Plus dissimulée, elle n’a pour visage que la délinquance ordinaire sur laquelle la responsabilité des actions antisyndicales est invariablement rejetée. Ainsi, au-delà d’effets négatifs sur les engagements syndicaux, cette répression a enfin un avantage : elle n’a en apparence aucun responsable ou coupable. Tout est mis sur le compte d’une violence sociale endémique que l’État ne peut contenir. On en oublierait que cette violence sert finalement les intérêts de certains secteurs économiques. Les patrons des maquilas par exemple n’ont parfois même plus besoin de mobiliser des stratégies antisyndicales pour lutter contre les mobilisations de salariés : ils n’ont qu’à laisser faire la violence ordinaire et quotidienne. En ce sens, les groupes criminels sont devenus des alliés de circonstance. Toujours dénoncés publiquement, ils sont néanmoins régulièrement utilisés dans l’ombre pour faire le « sale boulot ».