Les Colombiens ont répondu « non » le 2 octobre 2016 au référendum ratifiant l’accord de paix entre l’État et la guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC, créées en 1964), pourtant signé dans l’allégresse le 26 septembre dernier à Carthagène. Malgré l’enthousiasme général, l’appui de la communauté internationale, le soutien de l’opposition de gauche et la déclaration du Pape en faveur de la paix, 50,23% des votants (soit à peine 60 000 voix d’écart) ont rejeté l’accord conclu à la Havane après quatre ans de négociations. L’ancien président Alvaro Uribe s’est engagé publiquement dans la campagne du « non » en multipliant les interventions médiatiques. Cependant les Colombiens ayant voté « non » restent difficilement identifiables. Qui sont-ils ? Ont-ils dit non à la paix ?
Un nouvel accord a été annoncé le 12 novembre dernier, répondant à une partie des revendications des partisans du « non ». Ceux-ci ne se sont pas encore prononcés sur le nouveau texte, dont les représentants du gouvernement et des FARC affirment le caractère définitif. Alors que deux guérilleros ont été tués par des membres des forces armées le 14 novembre dans des circonstances qui demeurent inconnues, le cessez-le-feu reste en vigueur, mais tout enlisement de la situation risquerait de le fragiliser.
Négocié à Cuba entre le gouvernement colombien et les FARC pendant quatre ans, l’accord de paix a presque immédiatement été soumis à référendum le 2 octobre, comme le souhaitait le président Santos. Cependant les Colombiens ont dit « non » à l’accord de paix qui devait mettre fin à plus d’un demi-siècle de conflit. Comment interpréter ce vote ?
Jacobo Grajales : Sur l’interprétation à donner au résultat du référendum, je pense en premier lieu qu’il s’agit de la manifestation d’une certaine coupure entre ce qui avait été négocié à la Havane et ce qui est perçu par la population comme étant ses priorités. Très clairement, les partisans du « non » ont critiqué un gouvernement qui aurait fait un accord de paix dans son coin, un accord dénoncé à plusieurs titres, notamment en raison du pardon qui serait octroyé aux guérilleros des FARC. Les opposants à l’accord de paix jouaient là avec la rancœur et le ressentiment d’une partie de la population colombienne à l’égard de ce mouvement armé. L’accord de paix a également été dénoncé comme politiquement dangereux parce qu’il favoriserait la participation politique des FARC. L’opposition a mobilisé divers éléments mensongers disant aux gens que la participation des FARC pourrait conduire à terme à l’instauration d’un modèle socialiste à la Chavez. Ça a été une campagne extrêmement sale et mensongère. Je pense aussi que ce vote est la manifestation d’un manque d’investissement politique, tant du gouvernement que des FARC, pour défendre les accords de paix auprès de la population. Les accords ont été présentés peu avant le vote, sans pédagogie politique et sans mobiliser les Colombiens autour de leur défense, en pensant que c’était une cause acquise. C’est d’ailleurs très parlant que les signatures aient eu lieu avant la validation par les électeurs.
Après, si l’on s’intéresse uniquement à cette analyse, on ne dit pas grand-chose parce que pour comprendre comment les gens ont voté et se sont exprimés, il faut étudier la géographie électorale et analyser les différentes stratégies des partisans du « non ». Quand on regarde un petit peu comment ont voté les gens, sur la base des données au niveau des municipalités, plusieurs éléments ressortent. Une des analyses qui est sortie au lendemain des élections disait que les victimes ont voté « oui », alors que ceux qui regardent la guerre à la télévision ont voté « non ». C’est une analyse un peu trop rapide, qui mérite vraiment d’être nuancée. Effectivement il y a des zones très frappées par la guerre dans lesquelles les gens ont voté pour les accords de paix, mais ce n’est pas forcément une mobilisation des victimes. Beaucoup de ces zones sont des territoires périphériques, et les analyses les plus fines que l’on a actuellement soulignent surtout que c’est une demande d’une plus grande présence étatique qui mobilise les habitants, notamment autour de plus d’investissement dans les services publics et dans les infrastructures. Je pense qu’il y a une partie du vote pour le « oui » qui exprime ce désir de redéploiement de la présence étatique qui aurait accompagné la mise en place des accords de paix. 1
Le vote pour le non est également très composite. Un des exemples qui m’a frappé dans les analyses par territoires, c’est que dans un certain nombre de quartiers populaires de Bogotá, le « non » a été majoritaire. Lorsque des journalistes qui ont été faire des enquêtes sur place, les gens ont répondu qu’ils avaient voté contre les accords de paix car ils avaient peur que les allocations qui allaient être données aux guérilleros viennent porter atteinte à leurs droits sociaux. C’est-à-dire que cette politique sociale pour les démobilisés soit faite au détriment de la politique sociale dans les quartiers populaires. Et puis le troisième élément de cette analyse électorale est que, pour le dire un peu platement, l’échec du référendum s’explique avant tout par la capacité de mobilisation électorale des partisans du « non ». C’est-à-dire qu’ils ont réussi à mobiliser des réseaux politiques, ceux qui avaient soutenu Zuluaga [candidat du parti le Centre Démocratique, soutenu par l’ex-président Alvaro Uribe et opposant du président actuel Juan Manuel Santos], donc du candidat uribiste aux dernières élections présidentielles [de 2014]. Quand on superpose les deux géographies du vote elles correspondent très bien.
S’y ajoute un certain nombre d’acteurs qui se sont mobilisés pour des raisons annexes : une grande partie des églises évangéliques ont par exemple mobilisé leurs fidèles contre les accords de paix pour défendre un modèle de société. Dans un contexte de crispations autour du rôle de la famille, ces accords ont été vus comme véhiculant cette fameuse « théorie du genre » que certains mouvements réactionnaires dénoncent aujourd’hui.2 Les mêmes raisons expliquent le silence de l’Église catholique, qui a refusé de défendre les accords. Il y a quand même derrière tout cela une mobilisation politique réussie, des techniques de communication très rodées, une campagne qui a vraiment fait feu de tout bois et qui a réussi à articuler plusieurs clivages : politiques, économiques, sociétaux. Ce que je veux dire par là c’est que les gens, comme dans tous les référendums, n’ont pas uniquement répondu à la question posée et ce vote est surtout la manifestation d’une stratégie réussie de la part des opposants.
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Si ces clivages ont été si facilement et si rapidement mobilisés, peut-on considérer que la société colombienne reste polarisée ? D’un côté, une croissance économique qui bénéficie aux grandes villes, de l’autre côté des campagnes plus pauvres et plus touchées par la violence ? Ou encore entre les élites conservatrices et les partisans d’un développement plus alternatif ?
Oui, ce qui est intéressant c’est qu’il y a eu un alignement de plusieurs clivages, même si c’est très schématique et que ce ne sont que des hypothèses. On retrouve d’un côté les partisans des accords de paix, favorables à une participation politique plus large – non seulement des FARC, mais aussi des secteurs populaires – qui auraient retrouvé avec ces accords de nouveaux espaces d’expression et un élan pour redynamiser la démocratie directe, au niveau local notamment. On y retrouve également des gens qui sont pour un modèle économique « pluriel », où de petits acteurs économiques, mieux protégés et soutenus par l’État, pourraient trouver leur place aux côtés de la grande industrie, de l’agro-industrie et des industries minières. Je pense notamment à l’agriculture familiale. De l’autre côté, s’agrègent des secteurs inquiets des évolutions qui auraient porté atteinte au modèle économique dominant, quand bien mêmes elles étaient en réalité très timides car il n’y a aucune garantie sur ce plan là dans les accords de paix. On retrouve aussi, et je pense que c’est très important, des secteurs qui se sont sentis menacés par le système de justice transitionnelle prévu par les accords de paix, dont les procédures auraient sûrement libéré la parole et créé un flux d’informations énorme. Même si le conflit colombien est sans doute bien mieux documenté que d’autres guerres comparables, grâce au travail de la justice et de l’action de plusieurs activistes des droits de l’Homme, cela aurait permis de mettre des noms propres sur les responsabilités individuelles et collectives, de savoir qui étaient les grands financiers des groupes armés, le rôle joué par différents groupes économiques, les grandes entreprises, etc. Ces mesures auraient permis une forme de dévoilement historique et ont donc été considérées comme dangereuses pour les secteurs agrégés autour de l’ancien président Uribe [2002-2010] et du parti conservateur, qui a joué un rôle important dans la campagne pour le « non ».
Le pouvoir des conservateurs en Colombie semble avoir surpris les partisans du « oui ». À partir de vos travaux sur les acteurs armés, et plus particulièrement sur les acteurs paramilitaires, considérez-vous que ces derniers ont joué un rôle politique pendant la campagne pour le référendum ?
Je n’ai pas eu d’informations qui porteraient à croire qu’ils aient essayé d’empêcher la mobilisation des gens. Même s’il y a eu des messages qui ont circulé, des pamphlets appelant à l’abstention et menaçant ceux qui se rendraient aux urnes, l’ancrage des groupes héritiers des groupes paramilitaires est quand même très différent de celui qui prévalaient jusqu’au milieu des années 2000. Ce sont des groupes qui se cantonnent beaucoup plus à la défense de leurs intérêts économiques et qui jouent un rôle bien plus réduit dans la mobilisation de la population ou dans l’encadrement politique de la population. Donc à ce niveau-là ce n’est pas étonnant qu’ils n’aient pas été un acteur central. Cependant, la géographie du vote souligne que les zones traditionnelles d’ancrage du mouvement paramilitaire, comme le nord-est de l’Antioquia, certaines zones de la côte Caraïbes et l’arrière-pays Caraïbes, ont majoritairement voté contre les accords de paix. Et là, je pense qu’on trouve une sociologie électorale qui correspond à une vision conservatrice de la société, à un discours revanchard à l’endroit des insurgés. En revanche, dans ces mêmes zones où le mouvement paramilitaire était très fort, notamment la côte caraïbe colombienne, les mobilisations populaires l’étaient aussi. On peut quasiment y superposer la carte du vote pour le « oui » avec la carte des mobilisations paysannes et syndicales depuis les années 1970 ou 1980. C’est une des zones où le tissu social n’a pas toujours survécu à la violence paramilitaire mais où il reste une tradition de lutte sociale.
Le cessez-le-feu entre les FARC et les forces gouvernementales a été prolongé jusqu’au 31 décembre 2016. Depuis le référendum, de nombreuses mobilisations citoyennes en faveur de la paix ont vu le jour et certains dirigeants politiques de la droite colombienne ont réaffirmé leur volonté de paix. Comment entrevoyez-vous l’après référendum pour les accords de paix ?
Un nouveau texte a été annoncé le 12 novembre dernier. Il répond à un certain nombre d’objections des partisans du « non », tout en sauvegardant l’essentiel. Ceux-ci ne se sont pas encore prononcés sur le fond, et il est probable qu’ils fassent monter les enchères pour marchander leur soutien. Reste la question de la ratification des nouveaux accords. Tout porte à croire que les accords seront ratifiés par le congrès, car un nouveau vote par référendum serait trop risqué. À moyen terme, cela pourrait fragiliser leur mise en œuvre, notamment parce que les partisans du « non » sont faiblement représentés au parlement et que la dénonciation d’un « déni de démocratie » pourrait constituer la base d’une politisation durable de la question.
Si on regarde la stratégie des acteurs, les FARC ont adopté une posture très positive, c’est-à-dire que d’emblée elles ont dit qu’elles n’envisageaient pas leur futur autrement que comme mouvement politique. Le risque est que les FARC se retrouvent aujourd’hui dans une position difficile, même si un message part du secrétariat, l’organe de gouvernement du groupe, vers la base en disant à tout le monde : « ne vous inquiétez pas il va y avoir une renégociation ça va bien se passer on va sauver l’essentiel des accords ». Même si ça se passe comme ça, le temps joue contre les FARC. Parce qu’un mouvement armé, pas encore démobilisé mais dans une situation de cessez-le-feu et sans perspective pour les combattants, je pense que c’est extrêmement dangereux, il y a un risque de dissidence ou d’un accrochage avec l’armée qui aurait des conséquences catastrophiques. Les risques sont vraiment multiples. Je ne connais pas les FARC de l’intérieur, il faudrait poser la question à un spécialiste de ce mouvement armé, mais je pense que n’importe quel groupe armé, même un groupe aussi discipliné et hiérarchisé que les FARC, est très fragile face à une telle situation d’immobilisme.
Ensuite, le gouvernement tente une sorte de sortie par le haut en ouvrant des négociations avec l’ELN [Ejército de Liberación Nacional /l’Armée de Libération Nationale, un autre groupe guérillero] ce qui lui permettrait éventuellement de répondre à l’un des arguments de l’opposition, qui consistait à dire que de toute manière ces accords n’auraient pas amené à la paix, puisqu’il y avait d’autres groupes et que l’ELN allait tout simplement reprendre les positions des FARC. Or, les négociations avec l’ELN permettraient de présenter ces accords de paix comme une sorte de grand pacte national. Mais l’ELN est un groupe très différent des FARC. Cette guérilla a des demandes complexes, elle souhaite une participation très large de la société aux négociations, une sorte de grand forum social et populaire, sans accords qui seraient faits à l’étranger. On voit difficilement comment cela pourrait aboutir rapidement et le temps joue contre les négociations.
Tous les travaux qui se sont intéressés à l’ELN montrent que c’est une organisation plus fragmentée que les FARC, avec une hiérarchie beaucoup plus lâche. Ça a pris plus de quatre ans pour négocier avec les FARC, qui sont un mouvement très centralisé. Concrètement avec l’ELN je ne sais pas comment ça pourrait avancer plus vite. Et au milieu de ça il y a des mobilisations sociales qui ont été fortes depuis le 2 octobre dernier, réclamant un maintien des accords de paix, que le cessez-le-feu tienne et que des accords soient renégociés rapidement. Ces mobilisations sont importantes, parce qu’elles mettent la pression sur le gouvernement et créent un environnement propice pour la paix. L’ELN a reçu une pression très forte de la part de certains mouvements d’extrême gauche colombien dont ils sont proches. Ces mouvements disent à la guérilla qu’il y a urgence à s’asseoir à la table des négociations. On voit actuellement la force de certains mouvements civils qui jouent dans la politique non armée et qui peuvent influencer un peu le cours des choses.
Après, la grande inconnue reste pour moi, sans avoir de réponse à apporter, la stratégie des partisans du « non » et notamment d’Alvaro Uribe. Quelque part, leur victoire leur est tombée dessus un peu sans qu’ils s’y attendent. Il est fort probable qu’ils n’aient pas eu de plan en tête dans le cas où leur mobilisation réussirait. Maintenant, ils se retrouvent avec ça entre les mains, c’est compliqué à gérer, ils ne savent pas comment apparaître comme une force constructive de manière à capitaliser sur cette victoire tout en négociant très cher leur ralliement, ce qui serait la stratégie d’un acteur rationnel. Et puis il y a les élections [présidentielles], tout le monde y pense, mais les élections ne sont prévues que dans deux ans.
Notes
- L’accord prévoyait des investissements publics dans les infrastructures et un meilleur accès aux services publics pour les habitants des campagnes (santé et éducation notamment). Cette présence étatique pouvait également être favorisée par la création d’un cadastre rural et par le plan de formalisation de 7 millions d’ha de terres de petites et moyennes exploitation qui étaient prévus dans cet accord. Enfin, plusieurs dispositions de l’accord de paix sous-entendaient un nouveau dialogue entre l’État et les zones marginalisées du pays en prévoyant notamment plus d’échanges dans la réalisation des plans de développement territoriaux. ↩︎
- Certains partisans du « non » ont affirmé que les accords de paix remettaient en cause la conception traditionnelle de la famille (composée d’un homme et d’une femme). L’accord final ne fait aucune mention de ce débat, mais chaque point des négociations a tenté d’intégrer une approche genre. En effet, depuis le début des dialogues de paix, plusieurs associations de femmes et des personnes LGBTI se sont mobilisées pour que leurs droits soient pris en compte. L’accord final intègre en partie cette participation, par exemple à travers la possibilité pour les femmes cheffes de famille d’obtenir un titre de propriété (qui étaient auparavant exclusivement au nom de leurs maris) ou le fait de considérer les viols et les sévices sexuels comme des crimes non amnistiables. ↩︎