Depuis le mois de décembre 2018, le Soudan est le théâtre de manifestations réclamant la chute d’Omar el-Beshir, à la tête du pays depuis 1989, ainsi que de l’ensemble du régime. Dans ce dossier spécial consacré aux révoltes soudanaises, Noria propose une analyse des dynamiques socio-historiques qui sous-tendent les mobilisations inédites de ces quatre derniers mois . Ce dossier regroupe une série d’analyses originales de la situation soudanaise.
Clément Deshayes, Margaux Etienne et Khadidja Medani, trois chercheurs de Noria travaillant sur le Soudan, ont mené une série d’entretiens avec d’autres chercheurs, spécialistes du Soudan, dont le travail est basé sur des données de première main, issues de leurs enquêtes de terrain. Chaque entretien vient éclairer et approfondir une dimension spécifique de la situation politique. Le dossier dans son ensemble permet d’esquisser les principales dynamiques de cette révolte, en interrogeant les dynamiques sociales, économiques et politiques qui la façonne.
Chronique d’un soulèvement
C’est suite aux manifestations des 13 et 19 décembre, dans les villes de Damazin et Atbara, que le mouvement populaire soudanais prend de l’ampleur. Les images insurrectionnelles à Atbara, où les manifestants mettent le feu à un bâtiment du parti au pouvoir, le National Congress Party, font le tour du pays et entraînent une réaction en chaîne. Le lendemain, des manifestations éclatent à Port Soudan, Gedaref, Dongola et Berber.
Certaines zones rurales du Nord et de la Gezira participent aussi largement à un mouvement de révolte, qui apparaît comme protéiforme et profond. Dès les débuts du mouvement, les slogans vont au-delà des revendications socio-économiques et mettent directement en cause l’ordre politique, comme l’incarnent les fameux » Tasqut bes » (Ta chute, c’est tout!) et « Ash-shaab yurid isqat an-nizam » (le peuple veut la chute du régime).
Dans les grandes villes les manifestants défient avec force l’ordre imposé d’une main de fer par le parti islamiste au pouvoir et paient parfois un lourd tribut en vies humaines1, notamment durant les premiers jours où la répression est brutale : les forces armées du régime tirent sur la foule à balles réelles. Au fil des semaines, la répression se fait moins meurtrière, mais les arrestations des manifestants sont massives.
Le 6 avril 2019, date anniversaire du soulèvement populaire de 1985 et de la chute du régime militaire de Nimeiri2, les groupes militants actifs depuis le mois de décembre préparent une journée d’action. Après des semaines de préparation, ils appellent l’ensemble du peuple soudanais, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, à rejoindre le mouvement de protestation en participant aux manifestations, sit-ins et actions planifiées ce jour là.
« Les sit-ins se poursuivent et les manifestants disent vouloir rester mobilisés tant qu’un gouvernement de transition civil n’aura pas été mis en place. »
À Khartoum, c’est notamment devant le quartier général des forces armées qu’un sit-in géant, rassemblant de plus en plus de personnes chaque jour, est organisé. Malgré les actions de répression et les tentatives d’endiguement du mouvement par les forces de sécurité, les contestataires tiennent la place depuis cette date. De nombreux autres sit-in se déroulent également dans les différentes villes du pays qui se mobilisent et participent depuis plusieurs mois aux manifestations.
Le 11 avril, la chute d’Omar el-Beshir et son arrestation par l’armée, ainsi que celle de hauts responsables du régime, est annoncée. Un Conseil de transition militaire (CMT) de deux ans est proclamé, avec à sa tête le général Ahmed Awad Ibn Auf3, vice-président du gouvernement déchu et ancien ministre de la défense. L’état d’urgence, déclaré par el-Beshir le 22 février, est maintenu par le nouveau gouvernement et un couvre-feu est imposé. Les Soudanais rejettent ces mesures et réclament la chute d’Ibn Auf (« Tasqut tani‘, ta chute, une seconde fois).
Vingt-quatre heures plus tard, celui-ci démissionne et est remplacé par Abdel Fattah Al-Burhan, haut gradé de l’armée, secondé par Mohamed Hamdan Dagalo (surnommé Hemeti), chef des Forces de Soutien Rapide (RSF)4. Les négociations sont difficiles entre les représentants de la contestation civile et le CMT, qui semble vouloir préserver une partie du régime militaire à la tête du Soudan depuis 1989.
Cependant, les sit-ins se poursuivent et les manifestants disent vouloir rester mobilisés tant qu’une “troisième chute” (Tasqut 3) n’aura pas eu lieu et qu’un gouvernement de transition civil n’aura pas été mis en place.
Contexte politique du Soudan de 1989 à 2019
Le Soudan a connu l’expérience, inédite dans les mondes musulmans sunnites, du maintien d’une république islamiste au pouvoir pendant 30 ans. En 1989, en pleine crise économique,Omar el-Beshir accède par coup d’État au pouvoir et met en place une junte militaire centrée autour du Conseil du Commandement Révolutionnaire pour le Salut National (RCC-NS) en coopération avec le Front National Islamique (NIF), un parti islamiste issu du mouvement des Frères musulmans soudanais dirigé par Hassan El Turabi. En 1996,Omar el-Beshir et les anciens membres du NIF, dissous depuis, fondent le Parti du Congrès National (NCP), parti qui restera au pouvoir jusqu’à la chute de son leader, le 11 avril 2019.
Dès leur prise de pouvoir, militaires et militants du mouvement islamiste mettent en place une politique radicale et révolutionnaire de rupture politique et de refondation de la société. Partis politiques, syndicats et associations professionnelles sont interdits et leurs militants violemment réprimés. L’État est purgé de tous les éléments potentiellement hostiles à la nouvelle orientation politique du régime et l’appareil administratif est profondément réorganisé. Les nouvelles autorités au pouvoir mobilisent la population autour de la question de l’islamisation de la société, notamment via la mise en place des milices populaires, les Forces de Défense Populaires (FDP), destinées à mener le Jihad contre la rébellion dans le Sud. L’islamisation des lois et de la société, entamée dès 1983 sous Jafaar Nimeiri, est accentuée par des réformes de l’éducation ainsi que du ministère de la planification sociale et par l’application des Lois d’ordre public qui permettent un contrôle de l’espace public à partir de normes religieuses.
« Les années 2010 et 2011 incarnent un moment de rupture dans l’histoire politique du pays. »
Ces processus sociaux s’accompagnent d’une politique d’austérité et de privatisation des entreprises publiques, menée dès le début des années 1990. Un des objectifs du nouveau régime est de marginaliser les anciennes élites et de faire émerger une nouvelle classe moyenne éduquée qui adhérerait au projet de refonte de la société et sur laquelle il pourra s’appuyer.
A la fin des années 1990 et après un long bras de fer, une scission s’opère au sein des islamistes. Hassan El Turabi, alors président de l’assemblée nationale, est démis de ses fonctions avant d’être arrêté5. Cette division est la première d’une longue série de conflits internes au régime et aux islamistes.
Arrivent ensuite les années 2000, marquées par d’importants changements économiques et politiques6. L’argent du pétrole permet au régime de financer de vastes programmes de développement. Dans le même temps, la rébellion du Sud Soudan, menée par le Mouvement Populaire de Libération du Soudan (SPLM), cesse et un accord de paix est conclu en 2005. Si une certaine accalmie est retrouvée au sud, d’autres conflits perdurent, notamment à l’ouest du pays. Depuis 2003, une guerre d’une grande violence a lieu au Darfour. Elle entraîne la mort de plus de 300 000 personnes et le déplacement de millions d’habitants. C’est d’ailleurs à la suite des massacres perpétrés lors de ce dernier conflit, que le Tribunal Pénal International a déclenché des poursuites à l’encontre d’Omar el-Beshir et de nombreux responsables du régime.
Les années 2010 et 2011 incarnent finalement un moment de rupture dans l’histoire politique du pays. En 2010,Omar el-Beshir est réélu président de la République soudanaise. En 2011, le Soudan du Sud devient un État indépendant, suite à un référendum d’autodétermination. Ces événements laissent la coalition militaro-islamiste au pouvoir, sans adversaire armé et puissant. Or, ce sont ces mêmes événements qui plongent le Soudan dans une crise économique et budgétaire. Le modèle de l’économie extractive est mis en faillite par la perte des ressources en pétrole, situées en grande majorité dans la partie sud du pays. Cette crise perdure jusqu’à aujourd’hui et participe du mouvement de révolte.
Regards croisés sur le soulèvement au Soudan (décembre 2018 – avril 2019)
Dans un contexte de crise économique profonde et suite à l’annonce de nouvelles politiques d’austérité, le mouvement contestataire soudanais parvient à s’enraciner et de nombreuses catégories de la population se mobilisent, lors de manifestations qui durent depuis maintenant plus de quatre mois. La résilience des manifestants, ainsi que les lieux investis dans le cadre des mobilisations, poussent à s’interroger sur deux aspects de la révolte : d’une part la sociographie de ces manifestations en termes de générations, de classes, de genre et d’appartenances diverses, et d’autre part les ressorts d’une mobilisation au long cours en contexte autoritaire.
Nous avons ainsi menés des entretiens avec plusieurs chercheurs – anthropologues, géographes et politistes – en les interrogeant sur la révolte actuelle à partir de leur spécialité et des thématiques étudiées sur leurs terrains de recherche.
La mobilisation, partie en premier lieu des villes de provinces, a rapidement touché la capitale, où la classe moyenne a investi la rue en répondant à l’appel de l’Association des professionnels soudanais (Sudanese Professional Association – SPA). Magdi El Gizouli, chercheur associé au Rift Valley Institute, revient dans son entretien sur les dynamiques sociales du mouvement révolutionnaire soudanais dans son ensemble. La diffusion géographique de la contestation s’est en effet doublée d’une diversification sociale des manifestants, dont les références politiques, les modes d’actions et les interactions avec les forces armées gouvernementales diffèrent.
À Khartoum, la révolte n’a pas touché tous les quartiers de manière égale. Mohamed A. G. Bakhit, doyen de la faculté d’anthropologie de l’Université de Khartoum, Sherein Ibrahim, historienne à l’Université de Bahri, et Rania Madani, anthropologue à l’Université de Bahri, expliquent ainsi que les populations des quartiers périphériques sont majoritairement restées en-dehors des protestations. Ils reviennent également sur les formes de mobilisations plurielles au sein de la capitale. Aux protestations organisées par la SPA s’ajoutent de multiples mouvements de révoltes qui s’organisent à l’échelle des quartiers.
Les femmes, dans les zones urbaines, sont apparues aux premiers rangs des manifestations et ont largement participé sous différentes formes à la contestation depuis décembre, à tel point que leur participation est devenue un emblème du mouvement de contestation actuel. Bien que pour de nombreux observateurs cette participation apparaît comme inattendue, dans ce pays où l’accès des femmes à l’espace public est régi par des lois restrictives, cette réalité s’inscrit dans une dynamique historique de mouvements de femmes (féministes, communistes, islamistes) mais aussi dans une surreprésentation des femmes dans les institutions d’éducation supérieure. Cet emblème d’une participation massive des femmes soudanaises, qu’analysent pour nous Azza Ahmed A. Aziz, anthropologue associée à la SOAS et au Cedej Khartoum, ne doit pourtant pas faire oublier les formes de domination de genre et de classe toujours à l’œuvre dans la société soudanaise.
Le mouvement de protestation contre le régime islamiste d’el-Beshir a eu des échos importants au-delà des frontières nationales. À de nombreux endroits, la diaspora soudanaise s’est mobilisée dans le but de montrer son soutien aux militants sur place. Alice Franck, géographe à l’Université Paris 1 et ancienne coordinatrice du CEDEJ-Khartoum, met en évidence l’implication de l’ensemble des générations d’exil contre le régime, la diversité des modes d’actions utilisés et la façon dont la participation des soudanais de l’étranger est une ressource pour les activistes sur place.
La contestation actuelle s’enracine dans une longue décennie de défiance et d’expression d’un fort mécontentement à l’égard du régime. Ce large mouvement de contestation interpelle autant par sa créativité que par sa capacité à se réapproprier des pratiques de luttes et de résistances développées depuis des années par de nombreux acteurs. Clément Deshayes, doctorant en anthropologie à l’Université Paris 8, revient sur les mouvements massifs de contestation dont le Soudan a été le théâtre ces dix dernières années, notamment les manifestations de juin-juillet 2012, de septembre 2013 et la grève générale de 2016. Il inscrit ainsi ce mouvement de révolte dans une histoire de luttes, d’apprentissage et de diffusion de pratiques de résistances populaires.
Nous nous interrogeons, avec Elena Vezzadini, historienne au CNRS, sur le rôle central joué par les forces de gauche, majoritairement marxistes et socialistes, au sein des mouvements de protestations au Soudan depuis les années 1960. Elle explique que si leurs structures ont été lourdement affaiblies par les 30 années de dictature et qu’elles sont aujourd’hui presque inexistantes, les pratiques héritées de ces mobilisations perdurent. Les forces progressistes ancrées dans les cultures populaires ont survécu aux partis et irriguent la révolte encore aujourd’hui.
En retraçant l’historique des différents modèles de politiques économiques mis en place par le régime d’Omar el-Beshir, Raphaëlle Chevrillon-Guibert, politologue à l’IRD, souligne quant à elle l’asymétrie de développement entre régions et ses conséquences sur les cycles de mobilisations de la dernière décennie. Elle revient sur une crise économique vieille de plusieurs années, et montre que les symptômes plus récents de cette crise (inflation des prix des produits de premières nécessités, pénuries) participent au déclenchement des protestations. Des facteurs comme la disparition de la rente pétrolière, issue de l’exploitation des puits du Sud perdue après l’indépendance du Soudan du Sud en 2011, l’assèchement des réseaux clientélistes et leur resserrement autour de plus petits groupes, se répercutent sur le quotidien de l’ensemble de la population soudanaise. Raphaëlle Chevrillon-Guibert nous invite à regarder les développements futurs en questionnant la place des membres de l’appareil sécuritaire (et des proches de l’ancien régime) dans les réseaux clientélistes et dans la structure économique nationale.
Notes
- À titre d’exemple, d’après l’ONG Independent Movement aussi appelée almustagleen il y a eu le 20 décembre 2018, 23 morts à Gedaref, trois à Karima et trois Atbara. ↩︎
- En 1969 Jaafar al-Nimeyri, militaire et homme politique, renverse le gouvernement civil d’al-Azhari et reste à la tête du Soudan pendant plus de 15 ans. Il est à son tour renversé par un coup d’État le 6 avril 1985 suite à un mouvement populaire de grande ampleur qui mena à une transition vers un gouvernement civil. ↩︎
- Ahmed Awad Ibn Auf est directeur du renseignement militaire et chef d’état major jusqu’en 2010. Il est inscrit sur la liste des individus sanctionnés par le département d’État des États-Unis depuis 2007 pour son rôle dans les crimes de guerre au Darfour, notamment en tant qu’intermédiaire entre le gouvernement soudanais et la milice janjawid. En 2015 il est nommé ministre de la défense, puis le 22 février 2019, vice-président. ↩︎
- Les RSF sont une force paramilitaire créée en 2013 et placée d’abord sous le contrôle des services de sécurité puis de l’armée. Cette force rassemble et réorganise les anciens miliciens janjawid du Darfour fortement impliqués dans les crimes de guerre du Darfour. Les RSF ont été un outil de prédilection d’Omar el-Beshir lors de la dernière décennie et ont été déployés sur tous les fronts de guerres civiles, à Khartoum mais aussi au Yémen. ↩︎
- La majorité des chefs de l’ancien NIF s’allient avecOmar el-Beshir pour isoler Hassan el Turabi. C’est le cas notamment de Ali Osman Taha, Nafi Ali Nafi, Awad el Jaz, etc. ↩︎
- La majorité des partis politiques d’opposition sortent progressivement de la clandestinité et reprennent des activités dans le pays. Cette courte et très relative libéralisation politique ne durera pas longtemps. ↩︎