De retour d’un mois d’enquêtes au Liban et au Qatar, Xavier Guignard, co-directeur du programme MENA de Noria, s’est entretenu avec Colin Powers, rédacteur en chef du programme. La transcription ci-dessous est une version abrégée de leur échange.
Qu’est-ce qui a changé le 7 octobre ?
Il convient de mentionner en premier lieu que la colonisation israélienne et le conflit israélo-palestinien qui en découle n’ont pas commencé le 7 octobre. Si cette date marque une rupture et un changement de donne, pour bien comprendre le sens et les conséquences de l’événement, il faut le situer dans une histoire plus large, qui remonte au moins à un siècle.
Nous pouvons d’ores et déjà identifier trois changements majeurs. Tout d’abord, le 7 octobre a été la première et, à ce jour, la seule opération où des groupes armés palestiniens ont réussi à occuper le territoire israélien, dans certains cas pendant trois jours.
Le niveau de l’armée israélienne est nettement moindre à ce que l’on croyait.
Deuxièmement, et c’est ce qui a été le plus discuté à ce stade, le 7 octobre et les jours qui ont suivi ont révélé que la capacité militaire du Hamas dépassait largement ce qui était jusque là envisagé par les services de renseignement israéliens ou étrangers et la grande majorité de la classe des observateurs/experts. En contrepartie, le niveau de l’armée israélienne est nettement moindre à ce que l’on croyait. De toute évidence, l’incursion menée par le Hamas le 7 octobre a laissé derrière elle un nombre choquant de victimes civiles, et les preuves récoltées depuis indiquent que des crimes de guerre ont été commis.
Il n’en reste pas moins que les opérations militaires expressément menées par le groupe – visant la clôture frontalière, le système de surveillance et les bases militaires israéliennes adjacentes – ont démontré des aptitudes qualitativement supérieures à ce que l’on pensait généralement. Il en va de même de leurs tactiques de guérilla à Gaza au cours des trois derniers mois. À l’inverse, la campagne d’Israël, qui n’a pas réussi à infliger des dommages substantiels à l’aile militaire du Hamas malgré l’un des bombardements les plus intensifs de l’histoire, indique une dégradation de leur appareil de sécurité.
Troisièmement (et de manière connexe), le 7 octobre a invalidé à bien des égards deux aspects fondamentaux de l’identité de l’État israélien : sa prétention à être un havre de paix pour les juifs du monde entier et sa prétention à être la superpuissance militaire régionale. Ces dommages infligés vont redistribuer les cartes et changer à jamais les termes du conflit.
Pourquoi est-il essentiel d’historiciser le 7 octobre et de souligner qu’il ne s’agit pas d’une bataille isolée ?
C’est essentiel parce que les raisons sous-jacentes aux opérations du Hamas ne peuvent être comprises sans ce recul historique, et toute résolution durable du conflit nécessitera de les prendre au sérieux.
Dans la période qui a précédé le 7 octobre, le Hamas, comme un grand nombre d’autres acteurs politiques et militaires palestiniens, en est venu à la conclusion que le seul langage qu’Israël écoute et respecte est celui de la violence. Cette leçon a été martelée pendant de nombreuses années. Les négociations de paix officielles ont pris fin il y a plus de dix ans lorsque la timide tentative de l’administration Obama s’étant effondrée en raison de l’expansion des colonies israéliennes en Cisjordanie, comme l’a reconnu publiquement l’ancien envoyé spécial des États-Unis, Martin Indyk, à plusieurs reprises.
La résistance non violente et l’activisme palestinien, comme la grande marche du retour 2018-2019 à Gaza, se sont heurtés à la répression brutale de l’armée israélienne et au silence de la communauté internationale. D’autres efforts diplomatiques, comme l’adhésion à la Cour pénale internationale, n’ont pas réussi à freiner l’avancée de la colonisation ou contraindre Israël à être comptable de ses crimes de guerre. La lecture qui s’est imposée chez les dirigeants du Hamas est que la poursuite du statu quo ne signifiait que la lente asphyxie de la Palestine, et qu’un véritable choc était le seul moyen de remettre la question palestinienne à l’agenda. Pour ce faire, ils ont fait le choix d’une violence à grande échelle.
De quelle manière les trois derniers mois ont-ils modifié l’image du Hamas auprès des Palestiniens ?
Après le 7 octobre, le Hamas a bénéficié d’un large soutien populaire. Il faut s’arrêter un instant sur ce point, car la nature de ce soutien populaire et les raisons pour lesquelles il s’est manifesté sont souvent mal comprises, parfois volontairement, par ceux qui cherchent à justifier les attaques contre les civils palestiniens.
Ma première remarque concerne les effets des bulles d’information. Ce qui a fait la une des médias occidentaux, en particulier dans les premiers temps, ce sont les images et les vidéos des crimes de guerre commis par le Hamas. À l’inverse, les images et les vidéos des opérations menées par le Hamas contre des sites militaires israéliens étaient remarquablement absentes. Ce schéma d’inclusion et d’exclusion a été inversé dans le cas des médias arabes. Là, les images, notamment des crimes de guerre commis le 7 octobre, n’ont été diffusées qu’en de très rares occasions, alors que les images des attaques contre des cibles militaires sont fréquemment diffusées. Ce détour est nécessaire pour dire que les Palestiniens, qu’ils soient à Gaza ou ailleurs, n’expriment pas leur soutien aux crimes de guerre perpétrés contre les civils israéliens le 7 octobre lorsqu’ils affirment leur soutien au Hamas. Ils expriment plutôt leur soutien à une résistance violente face à une réalité violente – le soutien à la résistance contre l’occupation et la colonisation en cours.
Nous devrions ensuite écouter ce que le Hamas et les autres groupes qui ont participé aux attaques du 7 octobre ont mis en avant comme raisons de leur engagement. Selon leurs propres termes, l’opération Déluge d’al-Aqsa vise à : (i) défendre et préserver la mosquée Al-Aqsa ; (ii) lutter contre la colonisation de la Cisjordanie ; (iii) lutter contre l’enfermement de Gaza ; et (iv) lutter pour les droits des prisonniers palestiniens. Chacune de ces causes bénéficie d’un large soutien au sein de la population palestinienne, quelle que soit son affiliation politique.
Un grand nombre de Palestiniens, bien que rejetant le Hamas en tant qu’acteur gouvernemental, continuent à exprimer un soutien au mouvement dans sa confrontation à Israël.
En parallèle, les sondages d’opinion publique révèlent qu’une large part de la population palestinienne dénonce la gouvernance du Hamas – qui est reconnue, tout comme la gouvernance de l’Autorité palestinienne dominée par le Fatah en Cisjordanie, comme corrompue, inefficace et répressive. Néanmoins, dans la mesure où une majorité significative de Palestiniens soutient les causes évoquées par le Hamas lors du lancement de l’attaque du 7 octobre, un grand nombre de Palestiniens, bien que rejetant le Hamas en tant qu’acteur gouvernemental, continuent à exprimer un soutien au mouvement dans sa confrontation à Israël.
C’est la finalité du changement, et non le moyen de la violence, qui est principalement soutenue.
Il est impératif de comprendre que dans la situation actuelle – définie par ce que j’ai dit plus haut : la lente asphyxie de la Palestine – une grande partie du peuple palestinien soutient, de manière compréhensible et prévisible, tout ce qui tente de mettre fin au statu quo. Les dix dernières années ont été marquées par des mobilisations populaires massives et des actions de protestation dans la bande de Gaza et en Cisjordanie. Le désir de changement et la volonté de mettre un terme à l’occupation sont on ne peut plus évidents. Hélas, ces efforts se sont révélés incapables de produire des résultats, tout comme les négociations et les efforts diplomatiques. Reste que l’absence de résultat ne s’est pas traduite en apathie, mais en recherche d’alternatives. En d’autres termes, en exprimant leur soutien au Hamas et, par extension, à la résistance violente, ce n’est pas la violence en elle-même que les Palestiniens soutiennent : ils expriment plutôt leur désir de changement. C’est la finalité du changement, et non le moyen de la violence, qui est principalement soutenue.
Si nous regardons le mouvement national palestinien, comment le Fatah traverse-t-il la période actuelle, marquée à la fois par une tragédie en cours d’une ampleur sans précédent et par un danger croissant, ce dernier sous la forme d’un Hamas renaissant ? Quelle est la dynamique au sein de l’Autorité palestinienne et de l’Organisation de libération de la Palestine ?
Le Hamas s’est imposé comme la principale force politique palestinienne pour les années à venir. Encore une fois, ce n’est pas grâce à la légitimité acquise en gouvernant Gaza, mais en poursuivant, en paroles et en actes, le mandat de l’Organisation de libération de la Palestine tel qu’il a été défini il y a une cinquantaine d’années. Son pouvoir croissant découle également d’une véritable intelligence politique. En exigeant, par exemple, la libération de tous les prisonniers palestiniens et en insistant particulièrement sur la libération des dirigeants non membres du Hamas, le mouvement s’est positionné comme étant au-dessus de la mêlée politique, comme étant l’intendant et le gardien de la nation face à son exigence de libération. En agissant de la sorte, le Hamas est capable de fédérer au-delà de sa base militante ou sympathisante.
Le Hamas a également bénéficié des faiblesses de ses rivaux. La plupart des autres acteurs du mouvement national palestinien, le Fatah en premier lieu, ont fondé leur légitimité sur le projet de la « construction de l’État » en Cisjordanie. Lorsque l’échec de ce projet est devenu impossible à nier, principalement en raison de la colonisation israélienne, la légitimité de ces acteurs s’est évanouie. Dans le cas du Fatah, la pratique autoritaire du pouvoir est devenue le principal moyen de conserver le contrôle et le pouvoir dont il dispose sur les habitants de Cisjordanie. À ce stade, le Fatah n’a ni ancrage idéologique ni horizon politique à offrir.
Toute tentative d’hégémonie du Hamas susciterait une résistance intense de la part du Fatah et des autres factions palestiniennes
Cela dit, quelles que soient les faiblesses du Fatah, il faut considérer comme une certitude que toute tentative d’hégémonie du Hamas susciterait une résistance intense de sa part et de celle des autres factions palestiniennes. Malgré la dégradation de leur légitimité et la marginalisation de leur ancrage populaire, les dirigeants du Fatah se considèrent toujours comme les principaux protagonistes de la nation palestinienne et considèrent toujours l’Autorité palestinienne (et, dans une moindre mesure, l’OLP) comme la forme institutionnelle appropriée de l’exercice du pouvoir. La traduction institutionnelle de la montée en puissance et en influence du Hamas, soutenue par une aile militaire qui n’a pas d’égales chez les autres factions, est donc délicate. Le risque de guerre civile et d’aggravation des affrontements intrapalestiniens dans les années à venir est très, très réel.
Existe-t-il des perspectives de réconciliation nationale à ce stade ? Quelle est la nature des discussions actuelles entre le Fatah et le Hamas et au sein du mouvement national ?
Avant d’aborder la question des relations interpartisanes, il convient d’examiner les dynamiques à l’intérieur de ceux-ci. Au sein du Hamas, il est difficile de déterminer comment les choses vont se passer entre la direction politique, dont la plupart des membres sont basés à l’étranger, et l’aile militaire, qui se trouve à Gaza et y dirige l’effort de guerre et qui, de ce fait, a rééquilibré le pouvoir interne ens a faveur. Un nouvel équilibre entre le « Hamas de Gaza » et ses représentants en exil va s’établir avec le temps, et aura des répercussions sur son inscription dans le mouvement national palestinien et ses relations avec Israël. Néanmoins, et malgré des discours contradictoires, il faut pour l’instant partir de l’hypothèse que le Hamas reste disposé à accepter une solution à deux États, comme le stipulent les révisions de 2017 de sa charte. Le Hamas a présenté cette position comme un arrangement tactique à court terme, mais c’est également ainsi que l’OLP a initialement présenté son choix d’une libération partielle dans les années 1970 avant re reconnaître le droit à l’existence d’Israël comme une réalité permanente et de jure en signant les accords d’Oslo en septembre 1993.
Du côté du Fatah, le mouvement est divisé en ce qui concerne sa relation au Hamas
Du côté du Fatah, le mouvement est divisé en ce qui concerne sa relation au Hamas. Certains s’investissent réellement dans la réconciliation nationale. C’est le cas de Jibril Rajoub, par exemple. La réconciliation est également populaire parmi les dirigeants du Fatah en prison, Marwan Barghouti étant l’une des personnes qui mènent la charge sur ce front. Il est donc clair qu’une partie significative du Fatah considère la réconciliation comme une nécessité, pour la survie même du Fatah ou pour répondre aux exigences de la population. Dans le même temps, la coterie dirigée par le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, et son cercle rapproché, Hussein el-Sheikh et Majid Faraj en particulier, considère la réconciliation comme une menace directe pour leur existence politique. Comme ce sont eux qui sont aux commandes et qui ont la main sur les finances et les services de sécurité, ils gardent les moyens d’imposer leur vision.
Tout cela se traduit par beaucoup de méfiance et d’hésitation au niveau des relations interpartisanes. Depuis le 7 octobre, le Fatah est resté relativement silencieux (et divisé), tandis que le Hamas s’est efforcé de constituer un front national plus large. Les difficultés de ce dernier sont en partie imputables à la position d’obstruction du Fatah, mais aussi au fait que de nombreux membres potentiels de la coalition perçoivent le Hamas comme incapable ou peu désireux de s’engager avec eux sur un pied d’égalité : à leurs yeux, le Hamas considère avant tout ses alliés comme des clients.
Face à la montée en puissance du Hamas, aux attaques des colons israéliens et à l’affaissement de sa légitimité, combien de temps l’Autorité palestinienne pourra-t-elle encore tenir ?
Si l’Autorité palestinienne a perdu le peu de légitimité qui lui restait en 2021, avec l’annulation des élections législatives prévues, son pouvoir de coercition reste fort. Ce pouvoir découle évidemment de la coopération sécuritaire avec les Israéliens et de l’entraînement, du soutien militaire et financier que lui apportent les Américains, les Européens et ses partenaires arabes. Il n’en est pas moins réel.
L’Autorité palestinienne peut-elle à ce stade être un outil d’émancipation et de libération ? Absolument pas. Peut-elle être un pas vers la souveraineté ? C’est difficile à imaginer. Mais peut-elle travailler en partenariat avec Israël pour maintenir et renforcer le contrôle sur la population palestinienne ? C’est le cas depuis vingt-cinq ans, et nous avons vu des régimes, au Moyen-Orient et ailleurs, capables de survivre à un manque de légitimité grâce à leur habileté en matière de répression, de surveillance, etc.
Il faut s’attendre à ce que la mainmise sécuritaire de l’Autorité se voie renforcée dans les mois qui arrivent, car Israël et ses partenaires internationaux s’efforcent d’éviter un fiasco total en Cisjordanie. De plus, et malgré de timides changements depuis 2021, les principaux acteurs palestiniens armés, y compris le Hamas, le Jihad islamique et le FPLP, considèrent encore que la résistance ne doit pas s’écarter de la lutte principale contre l’occupation israélienne et que la guerre civile doit être évitée dans la mesure du possible, ce qui ouvre la voie à un maintien de l’Autorité pendant encore un bon moment.