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L’administration civile de l’insurrection à Alep

Noria Research

En quelques mois, malgré des moyens humains et financiers limités, des institutions civiles ont émergé dans les zones conquises par l’insurrection au nord de la Syrie. Cette expérience de reconstruction par le bas d’un système administratif a permis la remise en route des services publics et constitue la base d’une alternative au régime de Damas. La gestion par l’opposition armée de la partie est d’Alep constitue à cet égard un enjeu à la fois stratégique et politique.
Les zones contrôlées par l’insurrection dans la deuxième ville du pays comptent – le chiffre est incertain – probablement plus d’un million d’habitants, et leur gestion représente un test pour la viabilité de l’insurrection sur le long terme. Malgré des bombardements quotidiens et une aide extérieure limitée ($400 000 depuis sa création en mars, auxquels s’ajoutent quelques aides ponctuelles, généralement de quelques dizaines de milliers de dollars), la nouvelle municipalité d’Alep est parvenue à rétablir les services publics vitaux. Des agents municipaux ramassent les ordures, l’électricité et l’eau sont disponibles plusieurs heures par jour ; magasins, écoles et hôpitaux sont à nouveau ouverts. La police se reconstitue progressivement dans la ville, mais ne compte encore que quelques centaines d’hommes. A court terme, l’approvisionnement alimentaire semble à peu près assuré et on observait même cet été un retour, limité, de réfugiés revenus de Turquie.
Cependant, cette administration naissante manque des ressources et des cadres indispensables pour la planification requise par une ville de cette taille. En outre, alors qu’elle fournit de facto la plupart des services publics dans la ville, la municipalité est régulièrement confrontée à la concurrence de certains groupes armés, qui tentent de créer des autorités alternatives, et travaille maintenant sous la menace de l’Etat islamique en Iraq et au Levant (EIIL – ad-daoula al-islâmîyya fî al-‘irâq wa-ch-châm)affilié à Al Qaida.
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Le double mouvement de reconstruction d’une administration

Le développement d’une administration autonome commence avec la prise de l’est de la ville après le départ des forces du régime en août 2012. Les activistes civils qui participaient à l’organisation des manifestations quotidiennes s’impliquent alors dans la gestion de la ville. Déjà, en 2011, de nombreux réseaux d’entraide informels s’étaient constitués pour soutenir le mouvement de protestation pacifique. Ces groupes, peu structurés, s’efforçaient de coordonner les manifestations et de fournir des services que la répression interdisait, notamment des soins médicaux. Par ailleurs, alors que des combats éclatent dans d’autres villes, notamment à Homs ou Hama, certains de ces réseaux prennent en charge, logent et nourrissent les déplacés réfugiés à Alep. Cependant, l’efficacité de ces premières initiatives est limitée par la violence de la répression, qui arrête les activistes et les contraint à la clandestinité.
Avec la chute de l’est de la ville, ces initiatives locales se transforment progressivement en institutions civiles dans un contexte particulièrement précaire. Les combats ont fait fuir une partie de la population, mais de nombreux habitants restent ou reviennent quelques semaines plus tard, une fois leur quartier conquis par les rebelles. Les affrontements ont également coupé l’approvisionnement de la ville en eau et électricité, tandis que les écoles et les hôpitaux, systématiquement visés par les bombardements du régime, sont contraints de fermer. L’hiver 2012-2013 est particulièrement rude pour les habitants de la ville qui manquent de chauffage et de nourriture. L’absence d’eau courante et l’accumulation des ordures expliquent la fréquence des maladies de peau et des infections, qui touchent particulièrement les enfants. Les réseaux d’activistes sont à cette époque les seuls disponibles pour coordonner l’aide et s’efforcer d’entretenir a minima les services publics. Dans chaque quartier, une structure, parfois deux ou trois, émerge à l’initiative d’activistes locaux, sous le nom de conseil de quartier ou conseil local (majlis al-hay ou majlis mahâli).
En parallèle à cette reconstruction par le bas, la Coalition nationale syrienne (al-itilâf al-watanî as-sourî), qui regroupe les différentes composantes de l’opposition syrienne, tente de construire une structure de coordination civile au niveau du gouvernorat et des municipalités. En particulier, un Conseil transitoire révolutionnaire du gouvernorat (al-majlis al-intiqâlî ath-thaourî lil-mouhâfaza) doit organiser une administration au niveau du gouvernorat et de la ville. Son siège, installé dans le quartier industriel de Cheikh Najjar, devient un pôle administratif, autour duquel s’agrègent d’autres institutions, notamment le Conseil militaire d’Alep. Ce dernier coordonne les différents groupes armés dans le gouvernorat, la nouvelle police civile, ainsi qu’une radio et une télévision. Cependant, le Conseil transitoire rencontre durant l’hiver 2013 une forte résistance de la part des Conseils locaux, qui remettent en cause sa légitimité, reflétant des tensions plus larges au sein de l’opposition entre les activistes locaux et ceux venus de l’extérieur de la Syrie.
En mars 2013, l’intégration des deux processus – la reconstruction par le bas d’institutions locales et la tentative de les coordonner par le haut – aboutit à la tenue d’élections dans la ville de Gaziantep en Turquie. S’inspirant de l’expérience de la province voisine d’Idlib, des personnalités consensuelles sont chargées par la Coalition de choisir des centaines de délégués dans les parties du gouvernorat contrôlées par l’insurrection. Ce corps électoral est ensuite réuni du 1er au 5 mars 2013 et choisit le Conseil du gouvernorat (majlis al-mouhâfaza) et le Conseil municipal (majlis al-madîna). Mohammed Yaha Nana, ancien fonctionnaire de la municipalité, et Ahmed Azuz, activiste de la première heure, sont respectivement élus gouverneur et maire de la ville. Chacun est à la tête d’une équipe de plus d’une centaine de personnes, sélectionnées à la fois selon leurs compétences professionnelles et pour leur rôle dans les groupes d’activistes. Depuis le printemps 2013, cet effort de hiérarchisation et de centralisation administrative se poursuit avec la tenue progressive d’élections locales dans les 65 quartiers contrôlés par l’insurrection.
A travers la reconstruction de cet appareil administratif, on assiste à la montée d’individus issus des classes moyennes, principalement des hommes, plutôt jeunes, originaires de ces quartiers résidentiels de la périphérie (Salaheddin, Sakhur, Hanano). On trouve aussi plusieurs femmes, issues de ces mêmes milieux, et qui accèdent à des postes que leur origine sociale ne leur aurait jamais permis d’occuper : coordinatrice des hôpitaux, maire de district, membres du département de l’Education). Du fait d’un engagement précoce dans l’opposition et de compétences techniques (diplôme, expérience dans l’administration) précieuses dans un contexte de départ en exil de la partie la plus éduquée de la population, ces hommes et femmes sont devenus le moteur du processus d’institutionnalisation qui touche les territoires contrôlés par l’insurrection et dont Alep représente l’exemple le plus avancé. De par leur sociologie, les membres de la municipalité d’Alep sont assez proches d’une partie des brigades de l’Armée syrienne libre, composées également d’Aleppins de la classe moyenne. La similarité des trajectoires entre ces deux groupes dans la révolution syrienne explique une proximité visible dans la sociabilité quotidienne et dans l’engagement de plusieurs employés municipaux dans des unités combattantes après leur travail. Un décalage existe cependant avec les brigades de l’insurrection dont les membres sont originaires des zones rurales, accusés de manquer de discipline et d’imposer des normes sociales trop conservatrices.
L’écart social est plus frappant avec les activistes syriens qui agissent à l’extérieur, notamment en Turquie ou en Europe. Ces derniers appartiennent souvent à des familles plus aisées, voire à ces grandes familles qui dominaient la vie sociale à Alep, comme dans les autres villes de Syrie. Leurs réseaux sociaux leur ont permis de sortir plus facilement du pays en disposant par exemple d’un passeport syrien, un bien rare dont ne dispose pas par exemple le maire de la partie insurgée d’Alep. En outre, des diplômes et la maîtrise des langues occidentales ont permis à ces Syriens, déjà connectés à l’Occident, de s’insérer dans les institutions de la Coalition nationale syrienne et les nombreuses organisations occidentales, gouvernementales ou non. Ces activistes de l’extérieur manifestent souvent un certain mépris social pour les membres des conseils municipaux et de gouvernorat, accusés d’incompétence et de conservatisme. En définitive, une véritable coupure se manifeste entre ceux de l’intérieur, qui bénéficient des bouleversements sociaux pour occuper des positions d’autorité, et ceux de l’extérieur, qui interagissent peu avec des institutions tenues par des activistes dont la trajectoire sociale ne leur correspond pas. En découle une vive hostilité entre institutions de l’intérieur et de l’extérieur qui explique en partie que l’aide atteigne si rarement les conseils civils. De là aussi une perception souvent faussée de la situation en Syrie dans les organisations occidentales en contact presque exclusivement avec les Syriens de l’extérieur.

Le rétablissement des services publics

L’administration municipale en place a réorganisé en quelques mois les services publics de la ville en dépit des bombardements constants et du manque d’employés qualifiés. Le ramassage des ordures et le déblaiement des décombres sont effectués par d’anciens employés du régime en louant des camions à des particuliers. Les déchets, regroupés dans chaque rue par les habitants eux-mêmes, sont ensuite envoyés dans une ancienne carrière de marbre, transformée en décharge. Une équipe sanitaire passe en outre dans chaque quartier pour asperger les rues de produits insecticides, prévenant ainsi l’épidémie de malaria qui menaçait la ville à l’été 2013.
La municipalité intervient également au niveau des infrastructures. Elle organise des équipes techniques pour entretenir les réseaux électriques et hydrauliques. Les ingénieurs étant à l’extérieur de la partie est de la ville, la municipalité n’a pas pu réparer les transformateurs, endommagés par des bombardements. L’électricité ne fonctionne donc que quelques heures par jour, de manière irrégulière. Le réseau étant intégré des deux côtés de la ville, les deux services municipaux sont forcés de négocier pour assurer la fourniture  d’électricité dans leurs zones respectives. Autre exemple de bien indivisible, le réseau hydraulique pose le même problème, mais avec une solution différente. Une partie des châteaux d’eau sont disposés sur la ligne de front, et l’accès à ceux-ci est indispensable pour assurer le débit dans les deux parties de la ville. Cependant, l’armée, contrairement aux services municipaux du régime, refuse généralement de négocier avec les insurgés. En conséquence, le débit est faible et fluctuant, même si la réparation des canalisations et des châteaux d’eau à l’est a permis le rétablissement de l’eau quelques heures par jour. Par ailleurs, faute de moyens, la municipalité n’entretient pas la voirie qui se détériore sous les bombardements du régime.
La municipalité d’Alep s’est efforcée de redémarrer les services médicaux et éducatifs. Des hôpitaux et des écoles sont organisés dans des lieux tenus secrets pour éviter les bombardements du régime. Des services spécialisés, notamment la pédiatrie et la dermatologie, ont pu être rétablis. Du côté des écoles, les manuels du régime, ou des versions photocopiées, servent de support pédagogique et ont permis de faire passer le baccalauréat durant l’été.
En l’absence de ressources stables, la municipalité parvient à fournir ces services du fait d’un engagement largement bénévole de milliers d’employés. Ainsi, les salaires des enseignants sont fixés à 25 dollars par mois mais sont rarement payés. L’aide accordée par la Coalition est irrégulière, en dépit des fonds qui lui ont été alloués par les pays occidentaux et ceux du Golfe. Depuis sa création en mars, la municipalité a régulièrement dû faire appel aux dons de Syriens de l’étranger. Pour les mois de septembre et d’octobre 2013, la municipalité d’Alep ne dispose plus d’argent pour faire fonctionner les services publics de la ville.

Une administration en quête de monopole

Faute de moyens, la municipalité ne peut couvrir l’ensemble des besoins de la ville, ce qui a laissé un espace aux groupes militarisés pour tenter d’imposer leur propre administration. Le problème s’est posé à partir de la question, déterminante, de la reconstruction d’un système judiciaire. Lors de la prise de la ville, en septembre 2012, les brigades de l’ASL d’une part, des personnels juridiques et religieux de l’autre, se sont mis d’accord pour mettre en place un tribunal, la Cour unie du conseil judiciaire (al-mahkama al-mouwâhada lil-majlis al-qadhâ’i). Celle-ci applique le Code arabe unifié (al-qanoun al-‘arabî al-mouwahhad), un droit pénal et civil fondé sur la charia, établi par des juristes de la Ligue arabe au Caire au milieu des années 1990. En parallèle, une police, composée d’anciens officiers de police ayant déserté et de volontaires, a été mise en place sous l’égide du Conseil du gouvernorat, avec pour instruction d’appliquer ses jugements. Mais en l’absence de ressources propres, et, jusque très récemment, d’aide extérieure, la police civile est incapable de s’imposer aux groupes armés et d’appliquer les décisions de la Cour unie, qui a ainsi beaucoup perdu en légitimité.
Face à ce système judiciaire, des groupes armés – Jabhat al-Nousra, Ahrar al-Cham, Souqour al-Cham et al-Tawhid – ont établi au début de l’année 2013 leur propre cour, le Comité judiciaire (haî’at ach-charî‘a), évitant ainsi de devoir se soumettre aux décisions d’une instance tierce. A la différence de la Cour unie, le Comité judiciaire possède sa propre police, limitée à 200 hommes fournis par les groupes armés, et dresse des barrages dans la ville. Le tribunal refuse l’application d’un code écrit, estimant que la compétence religieuse assure le mieux l’application précise de la jurisprudence islamique. Il impose en outre un contrôle religieux, par exemple le voile pour les femmes et le respect du jeûne pendant le mois de Ramadan. Le Comité judiciaire s’implique aussi dans la gestion de la ville, en créant des services concurrents dans la fourniture d’électricité, l’éducation et les soins médicaux. Enfin, en prenant très tôt en charge l’administration des mosquées d’Alep, que la municipalité négligeait, le Comité judiciaire est parvenu à contrôler la plupart des mosquées de la ville.
La concurrence entre les deux institutions n’a pas débouché sur des affrontements armés, mais les tensions sont palpables. Le Comité judiciaire accuse les membres de l’administration civile et de la Cour unie de ne pas être de bons musulmans, un argument de poids en période de jihad, tandis que les institutions rattachées à la Coalition prétendent que leurs rivaux sont incompétents. En août dernier, les hommes du Comité judiciaire ont ainsi encerclé la Cour unie durant une journée, avant que des combattants de l’ASL proches des institutions civiles ne les forcent à se retirer. Pour autant, les membres des deux administrations sont amenés à se concerter régulièrement pour la gestion de la ville et pour s’imposer face aux groupes armés. Un compromis ne serait pas impossible entre deux projets concurrents à condition que le Comité judiciaire aligne ses procédures sur celles de la Cour unie et que la municipalité islamise son discours.
En parallèle, l’administration civile doit faire face à l’EIIL, qui refuse le jeu institutionnel et menace directement son existence. Le groupe, affilié à Al Qaida, est né en avril 2013 de la fusion de l’Etat islamique d’Irak (ad-daoula al-islâmîyya fî-l-‘irâq), la branche irakienne du mouvement, et d’une partie de Jabhat al-Nousra, notamment les combattants étrangers venus se battre en Syrie. Al Qaida engage en Syrie un processus de territorialisation, une stratégie relativement nouvelle pour le mouvement, dont les prémisses étaient visibles chez ses branches yéménite – lors de l’occupation du sud du pays – et sahélienne au Nord-Mali. Comme dans tout le nord syrien, l’EIIL prend progressivement le contrôle des points stratégiques autour d’Alep, et s’implique de plus en plus dans la gestion des populations. Une partie des services administratifs du Comité judiciaire a rejoint l’EIIL en avril – en même temps que certains combattants de Jabhat al-Nousra – sous le nom d’Administration islamique (idâra islâmîyya), mais ce phénomène reste encore embryonnaire.
La montée en puissance fulgurante de l’EIIL ces derniers mois a profondément transformé la dynamique politique du nord syrien. La collaboration pragmatique de groupes aux idéologies parfois opposées, mais unis contre le régime, a laissé place à une confrontation directe dont les institutions civiles pourraient être les premières victimes du fait de leur fragilité. La manière dont, à Raqqa, Azaz, Manbij ou encore à Tall Abiad, l’EIIL a éliminé des membres des administrations locales et gouverne les villes d’Al-Dana ou de Salouq, montre les risques qui pèsent sur l’administration d’Alep. Depuis l’été 2013, les Etats-Unis et l’Union européenne fournissent une aide à la police d’Alep, mais des moyens bien plus importants sont nécessaires à la survie des rares institutions civiles aujourd’hui fonctionnelles dans les territoires tenus par les rebelles.