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La crise irakienne : retour sur quelques trajectoires sociales

Noria Research

Le tournant actuel que connait l’Irak peut être analysé comme une crise sociale dans laquelle les liens entre les individus se délitent et se recomposent sous pression du conflit. Revenir sur des trajectoires sociales d’Irakiens permet d’approfondir le regard sur le basculement militaire de l’été 2014.

Abu Marwan (pseudonyme), officier kurde de l’armée irakienne entre 2003 et 2014, entretien réalisé à Erbil en octobre 2014

Je suis un Peshmerga et combats pour le Parti Démocratique du Kurdistan (PDK) depuis 1994. En 2003, j’ai été muté dans l’armée irakienne où les anciens Peshmergas avaient le droit de s’engager selon un système de quotas. J’ai ainsi participé à différentes opérations auprès de l’armée américaine, notamment à Fallouja en 2004. Depuis 2008, j’étais basé à Tikrit, commandant en second de la base où était caserné mon régiment.

Les relations à l’intérieur de l’unité étaient mauvaises. Il y avait peu de liens de confiance et personne ne donnait son vrai nom : chaque soldat était désigné par son surnom : « Abu Marwan », « Abu Muhammad » [Père de Marwan, Père de Mohammed]. L’État-major de l’armée irakienne faisait surtout confiance aux Kurdes et aux chiites qui étaient en surnombre dans les postes de commandement. C’est à eux qu’on transférait les informations sensibles, eux que l’on chargeait des missions anti-terroristes. Cette tendance s’est largement généralisée à partir du retrait américain en 2011. Les soldats arabes sunnites étaient très surveillés ; par mesure de sécurité, aucun d’eux ne venait de Tikrit. On les plaçait en première ligne, ils avaient moins accès aux promotions ou aux formations. L’armement sophistiqué des brigades d’élite leur était interdit. Dans la base, les Kurdes dormaient avec les Kurdes dans un bâtiment à part protégé par des soldats de la même origine. De même pour les officiers chiites qui évitaient de se mélanger aux sunnites.

La préparation des opérations s’effectuait sans les officiers arabes sunnites, de peur d’avoir des fuites. Ensuite, personne ne voulait d’eux lorsqu’on partait en mission. Les équipages des véhicules étaient rarement mixtes.

Lors de l’attaque de Tikrit en juin 2014, l’armée était divisée. Personnellement j’étais à Erbil en permission. Mon supérieur, un Kurde, m’a simplement appelé pour me dire de ne pas rejoindre mon unité. Les choses tournaient mal et ce n’était pas la peine de rejoindre la base. En temps normal il y avait déjà beaucoup de désertions et de soldats qui ne revenaient jamais à leur poste. Lorsque l’EI a attaqué, il n’y a pas eu de résistance majeure. Les unités chiites se sont désolidarisées du reste du régiment, de même pour les Kurdes. La police de la ville était elle-même très corrompue et l’armée n’avait que très peu de contacts avec elle pour coordonner la résistance. Tout le monde s’est évaporé.

Abu Hassan (pseudonyme), d’origine turkmène chiite de Taza (ville à majorité turkmène chiite à 30 km au sud-est de Kirkuk), entretien réalisé à Kirkuk en octobre 2014

Je suis né à Taza et ai grandi entre Kirkuk et Bagdad où j’ai terminé des études d’ingénieur en 1998. A l’arrivée des Américains en 2003 tout a changé. J’ai enfin trouvé du travail, comme interprète pour l’armée américaine, puis comme ingénieur informatique pour une compagnie en télécommunications qui venait d’ouvrir.

En 2005, je me suis marié à une Turkmène sunnite. Les relations entre les populations arabes sunnites et kurdes ne posent pas de problèmes. Nous vivons ensemble, surtout à Kirkuk. Régulièrement cela nous arrive de nous rendre aux mariages d’amis arabes ou kurdes. Dans cette partie de l’Irak, tout le monde sait parler un peu de chaque dialecte. Au niveau politique, tout est différent. Chaque parti cherche à représenter sa propre communauté. Cela se ressent particulièrement chez les partis kurdes qui tentent de coloniser chaque espace arabe ou turkmène de Kirkuk en y implantant des Kurdes d’Erbil ou de Souleymaniyyeh. Les expulsions des populations non kurdes sont ainsi courantes avant 2014. A Kirkuk, si tu n’as pas de contacts avec l’UPK [Union Patriotique du Kurdistan] qui domine la ville, il est difficile de trouver un travail.

Tout a basculé avec la prise de Mossoul en juin 2014. Les clivages politiques et confessionnels de la guerre se sont imposés à la société. Si tu es arabe, tu es avec l’EI, si tu es turkmène chiite avec l’Iran et Bagdad. Les forces kurdes se sont déployées en masse dans Kirkuk. L’état d’urgence et le couvre-feu sont devenus la norme. J’ai beaucoup d’amis arabes qui sont nés à Kirkuk, mais à présent, les Kurdes les assimilent à l’EI et les arrêtent systématiquement. Plusieurs familles arabes sont forcées de quitter la ville pour les territoires arabes sunnites. Leurs maisons sont alors prises par les Kurdes sous prétexte que leurs habitants collaborent avec l’EI. Les Turkmènes ne sont pas encore inquiétés mais les agressions par les forces de sécurité kurdes sont de plus en plus courantes. Afin de défendre leurs villages contre l’EI, des amis turkmènes chiites se sont engagés dans les milices financées par l’Iran. Il y a beaucoup de clashes entre ces milices et les Peshmergas de l’UPK. Dans la vie de tous les jours, en apparence les gens continuent à vivre normalement, mais tout s’est tendu. Chacun attend de savoir ce qu’il va se passer. Si j’en ai l’occasion, je pense partir vivre ailleurs avec ma famille.

Entretien avec un habitant de Hawija (ville à majorité arabe sunnite à 40 km au sud-ouest de Kirkuk), réalisé à Hawija en mai 2013

Je suis né à Hawija et ai obtenu une licence d’arabe à l’université de Bagdad. Actuellement employé du ministère de la Culture et du Sport, je suis également président d’un réseau de vingt ONG arabes sunnites travaillant à Hawija et dans les quartiers arabes de Kirkuk [Riyad, Abassi, Zad, Rashad, Maltaka].

Le taux d’alphabétisme est très bas à Hawija, sur 485 écoles la moitié ne fonctionne pas correctement. Il n’y a pas d’université, seulement un institut technologique, 60% de la population est mal instruite, surtout les femmes. Hawija compte environ 550 000 habitants dont 90% d’Arabes, 95% de sunnites, 5 % de chiites – déplacés du sud de l’Irak par Saddam Hussein – et quelques chrétiens. La situation économique y est désastreuse, on y compte environ 60% de sans-emploi. La situation sécuritaire et le manque d’investissement dans les régions arabes ne permettent pas de sortir de cette crise. Hawija est considérée comme une zone de non-droit tenue par des « terroristes ». Le district de Riyaz est le plus pauvre. C’est là que les groupes liés à al-Qaïda sont les plus actifs. Les problèmes de sécurité y sont récurrents et l’armée sort peu de ses bases. Personne ne veut développer ce district. Ils mettent en avant le manque de sécurité.

L’administration n’est pas très développée ici et l’essentiel des emplois public sont ceux de la police et l’armée. L’agriculture représentait 40% de l’activité économique. A part les petits commerces, le reste est composé de travailleurs journaliers. Les populations pauvres dépendent d’emplois journaliers ce qui les rend très vulnérables. Ces individus ne peuvent travailler tous les jours. Parfois les check-points empêchent les gens de circuler, parfois, le climat sécuritaire est tel que personne n’ose sortir de chez lui.

Autrement, les habitants de Hawija tentent de trouver du travail dans la ville de Kirkouk mais le passage des checkpoints kurdes est très difficile. Les Kurdes ne laissent quasiment pas les Arabes y circuler. Arrestations et humiliations y sont routinières. Mon frère a passé trois ans en prison à Suleymaniyyeh, sans procès. Finalement il a été libéré car il n’avait rien fait, c’était une « erreur ». Cela arrive souvent : à chaque fois les interpellations durent au minimum un mois. Il faut payer une caution de 1000 à 5000 dollars pour libérer un proche.

A Hawija, les emplois sont réservés aux proches des dirigeants politiques et à leurs réseaux d’influence. Ce sont eux qui contrôlent l’attribution des emplois publics. En dehors de ce cercle de relations, les gens sont isolés, sans travail. Il y a une grande distance entre les représentants politiques arabes et leur communauté. Au niveau du gouvernorat, aucun de ces représentants n’a été élu depuis 2005.

Les manifestations pacifiques contre la politique de Bagdad commencent le 23 février 2011. A Hawija, la répression de la police a fait un mort, un enfant de 8 ans, et plusieurs blessés. Les manifestants réclament en premier lieu la démission des élites administratives et politiques locales. Ils descendent dans la rue pour protester contre la corruption de leurs propres représentants politiques et tribaux. Il y a un vrai décalage entre ces représentants, qui  légitiment leur position politique pour s’enrichir au nom de leur statut tribal, et la majorité de la population de Hawija qui vit dans la misère. Les slogans vont aussi à l’encontre des autorités de Bagdad qui ne font rien pour résoudre la crise économique : « Le peuple veut du travail et de l’électricité ou la chute Maliki », « nous voulons du travail, pas des armes pour Maliki ».

Tout a basculé le 23 avril 2013. Les forces gouvernementales ouvrent le feu sur un sit-in à l’entrée de Hawija. Elles font 84 morts et plus de 400 blessés. Depuis les manifestations ont cessé dans la ville, mais la situation est extrêmement instable. L’armée irakienne est considérée comme une force d’occupation et aucune concession n’a été faite ».

Ces événements ont lieu un an avant la conquête de ces territoires par l’EI et les groupes de l’insurrection irakienne.