Le 14 décembre, un drapeau flottait au centre du dernier carré d’occupants à Causeway Bay, au centre de Hong Kong : celui de la République de Chine – le nom officiel de Taïwan. A son pied, une pancarte affirmait : « Hong Kong et Taiwan à l’unisson, ensemble dans l’adversité ». Le lendemain, le campement était dégagé sans résistance par la police.
Cette expression de solidarité n’est pas isolée. Elle indique les convergences entre les situations hongkongaise et taïwanaise, que deux crises politiques majeures ont mises en relief en 2014 : le « mouvement des Tournesols » en mars à Taiwan, et l’occupation de 75 jours qu’a connue Hong Kong entre octobre et décembre. Le mouvement taïwanais, qui a conduit à l’occupation prolongée du Yuan législatif (parlement) par les étudiants, avait pour cible un accord de libre-échange avec la Chine, préparé par les autorités du Kuomintang dans des conditions largement condamnées comme opaques. A Hong Kong, l’enjeu touchait directement au système politique. L’élection du chef de l’exécutif au suffrage universel était une promesse de longue date de Pékin, mais sa mise en œuvre toujours repoussée et ses modalités laissées dans un flou délibéré. Le 31 août dernier, l’Assemblée Nationale Populaire les a rendues publiques : le Chief Executive serait désormais élu par tous les Hongkongais ; mais parmi des candidats présélectionnés par un comité acquis au Parti Communiste Chinois. A cette annonce, étudiants et lycéens sont descendus en masse dans les rues suivis de près par des jeunes actifs, prenant de vitesse les mouvements contestataires constitués antérieurement et dirigés par leurs aînés comme Occupy Central.
Il existe des liens directs entre les deux événements. Le retentissement du mouvement des Tournesols a sans doute encouragé les occupants hongkongais, qui ont également bénéficié de l’expérience taïwanaise par le biais de circulations militantes. Les répertoires de protestation, particulièrement les savoir-faire en termes de logistique et de communication avec la presse, présentent des ressemblances en partie dues à une inspiration directe. A Taïwan même, de nombreux activistes – souvent des étudiants – ont exprimé leur solidarité avec le mouvement hongkongais, bien qu’Occupy Central ait toujours veillé à dissiper les soupçons de collusion avec les indépendantistes de l’île – qui ferait de l’organisation un « ennemi de l’Etat », selon les menaces à peines voilées du Global Times, un organe de Pékin.
Hong Kong et Taiwan: histoires communes?
Cette convergence a des causes profondes. Certes, le parallèle n’est pas parfait : Hong Kong fait partie de la République Populaire depuis 17 ans, alors que Taiwan a tous les attributs d’un pays souverain, à l’exception majeure de la reconnaissance internationale. Hong Kong fut libéralisée (tardivement), mais jamais démocratisée par le pouvoir colonial britannique, tandis que les élections à Taiwan sont libres depuis les années 1990. Les deux territoires ont cependant beaucoup en commun. Tous deux font partie des marges extraverties, maritimes et libérales d’un empire autoritaire et continental. Hong Kong, et plus encore Taiwan, jouissent de libertés publiques incomparables avec celles de la République populaire de Chine (RPC). A Taiwan comme à Hong Kong, les contestataires de 2014 appartiennent aux classes moyennes largement définies (professions libérales, enseignants, petits entrepreneurs…) emmenées par les étudiants, tandis que les grandes entreprises (dans l’industrie notamment) ont tout intérêt à approfondir les liens avec le continent et que les classes populaires sont restées relativement en retrait, particulièrement à Hong Kong où cette apathie s’inscrit dans la continuité de la période coloniale.
Enfin et surtout, Hong Kong et Taiwan sont deux territoires arrachés à la Chine à l’époque impérialiste par le Royaume-Uni et le Japon, et dont la récupération fut (pour Hong Kong) ou est (pour Taiwan) un enjeu de fierté nationale plus encore que d’intérêt économique ou géopolitique. Il s’agit pour Pékin d’affirmer que le « siècle d’humiliation » commencé avec les « traités inégaux » du XIXe siècle est un passé révolu, et que la Chine ne tolérera pas qu’on entrave ses ambitions régionales en Asie.
Mais la Guerre froide créait une tension évidente entre l’irrédentisme de Pékin d’une part, et d’autre part le fossé qui séparait son régime de celui des territoires convoités. La réponse de la Chine, formulée dans les années 1980 – et d’abord conçue pour Taïwan –, a été la solution « un pays, deux systèmes » : sous une souveraineté chinoise unique, on tolérerait la coexistence de « systèmes » différents (à l’époque, capitalisme et communisme), en repoussant à un avenir lointain une éventuelle convergence. Cette conception souple, qui prenait acte de la faiblesse de la RPC comme des perspectives de réforme politique existantes avant 1989, a servi de cadre à la rétrocession de Hong Kong. A l’ère postcommuniste, elle désigne désormais la tolérance par la Chine d’un îlot d’État de droit dans ses frontières, fortement autonome et théoriquement promis à une évolution démocratique.
Le principe « un pays, deux systèmes » doit présider, pour le gouvernement chinois, à une réunification future avec Taïwan, dont la société observe la vie politique hongkongaise avec attention et une certaine anxiété, puisqu’on y affirme communément que « le présent de Hong Kong est l’avenir de Taiwan ». Dans l’île, les manifestations récentes et la réaction chinoise ont largement été comprises comme une preuve de plus que Pékin ne saurait tolérer de véritable liberté politique sous sa domination.
Si ce diagnostic est justifié, il n’en reste pas moins que la RPC a réagi à Hong Kong avec une certaine modération. En dépit des craintes de nombreux observateurs hantés par le précédent de Tian’anmen, le mouvement étudiant n’a pas été réprimé dans le sang, et le maintien de l’ordre a été laissé à une police hongkongaise notoirement moins brutale que son homologue continentale ; ce qui forme un vif contraste avec les périphéries occidentales, Xinjiang et Tibet, où Pékin a la main autrement lourde (quand il ne tue pas) – témoin la condamnation à la prison à vie pour « séparatisme » de l’universitaire ouïghour Ilham Toti, dont les propos étaient dans le fond et dans la forme d’une prudence incomparable avec ceux des protestataires de Hong Kong.
L’ethnicisation du politique dans des périphéries han
Le gouvernement chinois se cramponne depuis 1912 aux frontières de l’empire Qing, redéfinies comme celles d’une nation pluriethnique, mais l’inégalité dans le traitement de ses composantes est flagrante. Elle tient en partie au racisme, Tibétains et Ouïgours étant considérés par une grand part de la population chinoise comme des peuples arriérés ne comprenant que la force.
Hong Kong et Taïwan, eux, sont majoritairement peuplés de Han – l’ethnie majoritaire, 92% de la population du continent. Pour autant, les conflits politiques s’y cristallisent volontiers sur la question de la sinité. A Taïwan, le « retour à l’étreinte de la mère patrie » de 1945 puis l’exil du Kuomintang en 1949 ont créé entre les « insulaires » dominés et les « continentaux » monopolisant les postes de pouvoir et d’accumulation, une hiérarchie dont les effets ne sont pas encore épuisés, malgré des intermariages nombreux. Depuis la démocratisation, la vie politique est structurée par l’opposition entre ceux qui revendiquent une identité nationale taïwanaise et ceux qui, se réclamant d’un enracinement chinois, souhaitent un rapprochement avec le continent.
A Hong Kong, la référence à la patrie chinoise était centrale dans la contestation du colonialisme britannique, ce qui explique en partie que Deng Xiaoping ait envisagé de concéder une forte autonomie à Hong Kong : le patriotisme de la population devait s’épanouir sous la souveraineté chinoise, et neutraliser les effets centrifuges du régime dérogatoire. Or c’est exactement le contraire qui s’est passé depuis 1997 : l’attachement à Hong Kong comme entité distincte de la Chine progresse, à en croire les sondages et surtout au vu de la multiplication des mouvements politiques concentrés sur les questions identitaires. En 2007, le mouvement contre la démolition du Queen’s Pier a érigé cet exemple d’architecture coloniale en symbole du patrimoine hongkongais. Plus important, en 2012, un mouvement lycéen et étudiant massif a obtenu le retrait des cours lénifiants d’éducation patriotique que Pékin voulait imposer, victoire qui a vu l’entrée en politique de très jeunes militants – de nouveaux mobilisés en 2014 – comme Joshua Wong (né en 1996).
Ces divers mouvements ont trouvé une audience particulièrement forte dans une jeunesse plus formée que ses parents (souvent des migrants économiques venus du continent ou de la diaspora chinoise), et aux attentes différentes. Le fossé générationnel est patent : pour de nombreux Hongkongais éduqués après la rétrocession, la Chine a cessé d’être une référence mythique pour devenir un hégémon à l’influence perçue comme néfaste – grignotage de la liberté de la presse, intimidation et agression de journalistes, spéculation immobilière, « invasion » de touristes ou de migrants continentaux, etc.
Comme à Taïwan, cette défiance se colore de mépris. En regard du Tibet ou du Xinjiang, on joue ici à fronts renversés : ce sont les périphéries qui font au centre un procès en barbarie. La Chine continentale serait moins civilisée que ses marges du sud-est ; détentrice de la force brute (armée, capital, nombre), elle n’en resterait pas moins une puissance autoritaire et archaïque incapable de proposer une voie de progrès. A tout prendre, celui-ci serait plutôt incarné par les Hongkongais, membres de plein droit d’une société mondiale – occidentale – dont ils parlent la langue et partagent les valeurs, ou à tout le moins d’une Asie moderne et libérale incarnée par le Japon et la Corée du Sud plus que par la Chine. Il arrive que ce discours prenne des formes déplaisantes : en 2012, des activistes hongkongais ont acheté une pleine page du très populaire Apple Daily pour dénoncer l’afflux de migrants chinois, représentés par une sauterelle géante.
Complexe postcolonial et nationalisme chinois
Cette délégitimation de la Chine s’accompagne, à Hong Kong comme à Taïwan, d’une tendance à réhabiliter le passé colonial. L’identité hongkongaise en formation fait une place centrale au legs britannique, et beaucoup préfèrent rappeler l’héritage libéral de la métropole que le refus obstiné de Londres de concéder la démocratie – encore moins l’autodétermination. Quant aux indépendantistes taiwanais, le Kuomintang comme le Parti communiste chinois leur reproche amèrement, de porter un regard indulgent sur l’époque de la colonisation japonaise (1895-1945), un phénomène réel même s’il est moins marqué qu’à Hong Kong. Ces nostalgies coloniales relèvent pour une grande part de l’illusion rétrospective, a fortiori quand elles sont le fait des jeunes générations. Il n’en reste pas moins que de nombreux Hongkongais et Taiwanais jugent la Chine moins apte à incarner un pouvoir civilisé que leurs anciens maîtres ; et que cet argument est insupportable pour le nationalisme chinois, nourri du souvenir des impérialismes européen et japonais.
Cette situation explique des réactions d’une grande violence sur le continent. En 2012, Kong Qingdong, professeur à la prestigieuse Université de Pékin, a déclaré à la télévision que les Hongkongais, en raison de leur refus de s’identifier à la Chine, étaient pour beaucoup d’entre eux des « chiens » plus que des hommes, dans un mélange inquiétant de lexique anti-impérialiste (« chien courant » peut être traduit par « laquais ») et de discours identitaire animalisant. Les nationalistes chinois usent d’un vocabulaire à peine moins virulent pour dénoncer le « complexe japonais » des indépendantistes taïwanais, que le vocabulaire du Kuomintang a longtemps attribué à « l’empoisonnement » des esprits par l’ancien colonisateur.
Mais la violence même de ces propos suggère que le problème pourrait bien venir de Chine. Car ce sont les nationalistes chinois, de part et d’autre du détroit de Taiwan, qui ont fait de la loyauté politique une question d’identité nationale, et identifié le patriotisme à la soumission au régime de Pékin. C’est ce culturalisme autoritaire qui est au fondement de notions telles que le « socialisme aux couleurs de la Chine », l’euphémisme désignant le maintien de la dictature du Parti Communiste après le passage au capitalisme. Il fleurit plus que jamais depuis la répression du mouvement de Tian’anmen et l’éclipse des perspectives d’émancipation politique au profit d’un nationalisme revanchard. C’est dans les années 1990 que les autorités ont imposé, dans toutes les écoles du pays, les cours « d’éducation patriotique » refusés en bloc à Hong Kong en 2012.
Les contradictions du principe « un pays, deux systèmes » sont celles de la Chine moderne : État-nation revendiquant les frontières d’un empire, diverse mais autoritaire et se voulant unitaire (le fédéralisme est hors de question). Elle balance entre la gestion impériale – et donc différenciée – de sa complexité et des rappels à la loyauté nationale qui n’admettent pas la discussion. A Hong Kong et Taïwan, périphéries han, ce chantage au patriotisme s’est cependant révélé à double tranchant. Car les démocrates et libéraux qui refusent de se dire chinois ne font que répondre à Pékin dans son propre langage : celui de l’identité.