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Groupes d’autodéfense, cartels et reconfiguration du territoire dans le Michoacan.

Mexico & Central America

Si vos photos ne sont pas assez bonnes, c’est que vous n’êtes pas assez près ».

– Robert Capa

Depuis le mois de juillet dernier, le Michoacán, Etat côtier de l’Ouest mexicain, connaît une crise qui, analysée à une échelle macro, pourrait paraître relativement classique : l’affrontement entre une organisation criminelle dominante, les Chevaliers templiers (Caballeros templarios) et les forces armées censées la combattre – polices municipales, étatiques et fédérales, appuyées par la Marine et l’Armée de terre. Une analyse plus fine, à l’échelle locale, révèle cependant que cette supposée homogénéité dissimule une mosaïque d’enjeux et de luttes, dans un paysage fragmenté et en constante recomposition.

En particulier l’apparition et la multiplication de groupes d’autodéfense dessinent un conflit d’une ampleur nouvelle. Ces comités armés luttant contre la présence des Templiers remettent également en cause l’action de l’Etat, provoquant ainsi une convergence d’intérêts entre les groupes criminels et le gouvernement, tous deux soucieux de conforter leur présence et leur emprise territoriale. Cet article analyse la façon dont l’environnement politique et sécuritaire d’une région déclarée « ingouvernable et ingouvernée »1par les médias mexicains se trouve aujourd’hui profondément transformée par l’apparition de ce nouvel acteur politique violent.

Les comités d’autodéfense, nouvel acteur clé

Les groupes d’autodéfense que nous étudions sont apparus dans le Michoacán à partir de 2012. Il convient de les distinguer des polices communautaires, une précaution rarement prise par les articles de presse ou d’analyse concernant la région. En effet, le terme d’autodefensa, qui rappelle le cas colombien, désigne un groupe armé, formé dans le but de protéger une communauté, dont le fonctionnement et le financement demeurent opaques et dont l’existence n’est pas reconnue légalement par l’Etat. A l’inverse, les polices communautaires sont encadrées par l’article 2 de la Constitution mexicaine, qui reconnaît « le droit des peuples indigènes à la libre détermination et à l’autonomie » afin « d’appliquer leurs propres systèmes normatifs pour la régulation et la résolution des conflits internes »2. Cette caractérisation légale représente davantage qu’un écart sémantique puisqu’elle permet par exemple au gouvernement d’arrêter ou de désarmer les groupes d’autodéfense, en se retranchant derrière l’argument juridique3.

En revanche, dans l’opinion publique, les autodéfenses jouissent d’une forte popularité, notamment dans les régions où ceux-ci sont parvenus à protéger efficacement les habitants des incursions du cartel, mais aussi à faire cesser les extorsions systématiques dont sont victimes les commerçants. Ce racket, initialement limité à la production agricole, s’était  progressivement étendu aux activités commerciales, quelle que soit leur dimension et la richesse de leur propriétaire. Cette opposition directe des groupes d’autodéfense au cartel a entraîné une réaction immédiate : les Templiers les ont publiquement accusés de travailler pour un cartel rival, originaire de l’état voisin au Nord, le Cartel de Jalisco Nouvelle Génération (CJNG), appuyé par le groupe local de La Familia Michoacana. Les groupes d’autodéfense demeurent donc sous la menace constante des Templiers, comme l’a montré le massacre de cinq activistes lors d’une manifestation publique contre le cartel et ses pratiques, dans le village de Los Reyes, le 22 juillet dernier, en pleine journée4.

Si elles se revendiquent toutes comme des groupes armés nés pour défendre leurs municipalités contre l’extorsion et la violence, les autodéfenses sont loin de constituer un ensemble homogène. D’un village à l’autre, leur comportement, leurs motivations et leur degré d’organisation diffèrent. On trouve ainsi des groupes lourdement armés, sans que l’on puisse clairement identifier la provenance et le mode d’acquisition de l’arsenal, tandis que d’autres privilégient les rondes de surveillance, sans disposer d’une réelle capacité de coercition. Leur comportement au sein même des municipalités est également sujet à caution, certaines étant accusées de reproduire les méthodes coercitives du cartel. Néanmoins, les autodéfenses illustrent dans leur ensemble une érosion sans précédent du pouvoir des Templiers, de leur assise sociale, de leur légitimité et, dans une certaine mesure, une remise en cause de son existence en tant qu’institution coercitive dans la région, au moins dans sa configuration actuelle.

D’autre part, l’apparition d’un nouvel acteur armé au sein d’un réseau de relations clientélistes enracinées produit déjà des effets contradictoires. D’un côté, cela peut provoquer une altération des accords existant entre le gouvernement et le cartel, alimentant ainsi une nouvelle rivalité. A l’inverse, on pourrait observer une situation plus délicate, tant les autodéfenses se retrouvent au cœur d’une convergence d’intérêts entre l’Etat et les Chevaliers templiers5 sinon nouvelle, du moins inédite par son ampleur. En effet, ni le gouvernement ni les Templiers n’ont intérêt à voir se développer les groupes d’autodéfense : l’Etat se trouve mis en cause dans sa nature même par le rejet de l’autorité publique, tandis que le cartel, au-delà de la chute de légitimité populaire, risque de perdre le contrôle de territoires clés pour le transport de drogues et de précurseurs chimiques, nécessaires à leur production. Dans un contexte de pénétration du CJNG, cet élément devient d’autant plus stratégique et pose la question du contrôle territorial, dans un contexte nouveau.

Un territoire fragmenté, une constellation d’acteurs violents

En mai, l’envoi par le gouvernement fédéral de 5000 hommes dans le cadre d’une opération de grande envergure, au-delà de l’effet d’annonce, ne paraissait pourtant pas augurer un véritable bouleversement dans une région qui fait l’objet de campagnes militaires depuis 1957, à l’époque déjà pour lutter contre la production et le trafic de drogues. Les événements de juillet semblent contredire cette appréciation : la configuration sécuritaire du Michoacán subit aujourd’hui des transformations d’une portée sans précédent. Bien que l’on ne puisse établir de lien de causalité directe avec le « surge6 » opéré par le Président Enrique Peña Nieto, on observe actuellement une profonde fragmentation de la région et de ces acteurs.

En effet, les groupes d’autodéfense ne constituent pas aujourd’hui un ensemble cohérent, animé par des motivations communes ; et bien que leur nombre soit en expansion, ils ne sont pas encore présents sur l’ensemble du territoire. Ensuite, l’extorsion exercée par les Templiers est certes généralisée, mais n’est pratiquée ni dans toutes les municipalités, ni de la même façon et les populations ne répondent pas au racket de manière identique. Par ailleurs, l’attitude et les pratiques du cartel ne sont pas les mêmes dans toutes les régions : elles varient selon le chef local de l’organisation, dotée d’une grande autonomie dans la gestion quotidienne de son territoire mais également de la justice qu’il entend y faire régner. Cela entraîne des situations très variées, voire contradictoires. Ainsi peut-on observer, dans une ville emblématique de l’organisation, l’interdiction absolue du racket et un soutien public au cartel qui demeure fort ; à l’inverse, une seconde municipalité où les extorsions étaient particulièrement élevées jusqu’à la mise en place d’un groupe d’autodéfense, et où le rejet public du cartel est quasi total ; enfin, une troisième entité, dans laquelle l’extorsion entraîne des prix exorbitants, où les habitants critiquent les membres de l’organisation en public, mais où l’on ne trouve pas de trace de projet d’autodéfense7.

De leur côté, les forces armées, réparties selon tous les corps cités précédemment, sont vues avec méfiance par les populations locales, notamment en raison des liens qu’elles sont accusées d’entretenir avec le cartel. Par ailleurs, le manque de coordination entre les différents niveaux de gouvernement et d’autorité, de l’échelon municipal au fédéral, empêche la mise en place d’une véritable stratégie et attise les rivalités internes, chaque corporation défendant son propre agenda.

La perte de légitimité des Chevaliers templiers

La crise actuelle représente un vrai camouflet pour le « projet social » templario, basé sur la protection et l’administration du Michoacán, ainsi que l’exemplarité de ses membres. En effet, le cartel intègre une dimension sociopolitique centrale qui le différencie du reste des organisations criminelles mexicaines par son fort degré d’institutionnalisation, de contrôle social, de production de normes juridiques et de recherche constante de légitimité populaire. Cette dernière se base sur un discours d’appartenance régionale : l’Etat central est défaillant, lointain et incapable de répondre aux besoins d’une région socialement et économiquement marginalisée. La présence de groupes d’autodéfense, en plus de perturber les affaires courantes du cartel, remet directement en cause son discours et sa légitimité en tant qu’acteur se revendiquant plus efficace que l’Etat.

En cela, le terme « ingouverné », cité plus haut, s’applique mal au Michoacán. Premièrement, s’il est évident que l’Etat est moins présent depuis le tournant néolibéral des années 1980, notamment dans sa dimension sociale, les déploiements réguliers de l’armée tout au long de la seconde moitié du XXème siècle, puis à nouveau depuis 2006, assurent une très forte présence étatique dans son aspect le plus coercitif. Par ailleurs, les Chevaliers templiers, bien qu’ils constituent un groupe criminel, participent à une forme d’étatisation et d’institutionnalisation indéniable. La capacité du cartel à gouverner, considérablement affaiblie aujourd’hui, est une réalité, en particulier dans la partie occidentale de l’Etat. C’est précisément ces facteurs qui confèrent sa complexité à la région : plusieurs formes de gouvernement y sont en compétition, mais également en collaboration, dans un contexte particulièrement violent et volatile.

Le cartel semble ainsi se trouver à un tournant majeur de son existence, faisant face d’une part à la compétition accrue d’organisations rivales, et d’autre part à l’érosion de sa base populaire, encore forte il y a quelques mois. La corrélation entre les deux phénomènes est encore difficile à analyser et il serait hasardeux de désigner qui du CJNG ou des groupes d’autodéfense constitue le plus gros risque pour les Templiers. Les deux dynamiques sont profondément imbriquées et s’alimentent l’une de l’autre. La menace du CJNG peut avoir entraîné un raidissement de l’organisation, celle-ci devenant à la fois plus méfiante et plus violente, privilégiant peu à peu la coercition au maintien de l’équilibre social. Par ailleurs, l’incursion d’un groupe armé non originaire du Michoacán est vécue par les leaders templiers comme une intervention étrangère, remettant directement en cause leur appartenance régionale.

Quels scénarios pour le Michoacán ?

Ainsi analysés, ces enjeux nous conduisent à identifier plusieurs scénarios pour la région. A court terme, il semble peu probable que la situation se stabilise, tant les antagonismes sont forts et maintenant solidement ancrés. Une escalade de la violence est donc à craindre dans les prochains mois, chaque entité cherchant à asseoir ses positions.

Premièrement, la tenue de négociations entre le cartel et les groupes d’autodéfense pourrait permettre aux Chevaliers templiers de redorer leur image, de se rapprocher de leur base sociale et de faire front contre l’Etat. Il est possible d’envisager des tractations avec certaines milices tenant des régions symboliques de l’organisation, les fiefs des leaders, ainsi que les points stratégiques de l’Etat, sur la route du port de Lazaro Cardenas ou les zones productrices de citron et d’avocat. L’objection concerne évidemment le degré d’exaspération de certaines communautés, déjà dotées de groupes d’autodéfense ou sur le point d’en mettre en place, que l’on imagine mal renoncer à leur indépendance vis à vis du cartel. Par ailleurs, les rumeurs d’alliances entre des autodefensas et le CJNG, fondées ou non, fragilisent l’option de la discussion. Les municipalités ayant réussi à expulser les Templiers sont donc en position de force. Leur expansion, leur détermination et les succès qu’elles rencontrent peuvent leur donner des raisons d’espérer.

On peut alors envisager l’installation durable des comités d’autodéfense. S’ils parviennent à se coordonner entre municipalités et à s’affirmer comme un acteur incontournable, ceux-ci pourraient assurer leur survie. Dans une telle configuration, les Chevaliers templiers seraient contraints de s’accommoder de la situation, au moins dans les zones qui ne leur sont pas vitales, tout en préservant le trafic et les accords existant avec l’Etat. En revanche, il semble peu probable que le cartel laisse échapper des villes clés. Dans celles-ci, l’attitude de l’organisation est difficile à prévoir, tant la portée stratégique de l’apparition de ces acteurs est en constante évolution.

Une autre option serait l’usage de la force. Il ne fait guère de doute que le cartel a les moyens de réprimer les mouvements civils et qu’il est prêt à faire preuve d’une extrême violence pour les faire disparaître. En termes d’armement, d’organisation et de discipline, les autodéfenses paraissent pour le moment dépassées. Elles n’ont pas non plus l’exclusivité de la connaissance du terrain, les Chevaliers templiers partageant avec elles cet atout stratégique. En revanche, des opérations massives contre les villages « rebelles » auraient pour le cartel deux conséquences majeures. Tout d’abord, s’aliéner encore davantage les populations, érodant le semblant de soutien populaire qui demeure et faisant surtout le jeu du cartel rival, dont l’argument principal réside dans la condamnation de l’attitude des Templiers. Enfin, cela remettrait probablement en question les accords existant avec différents niveaux de gouvernement et de forces de police ou militaires, ceux-ci ne pouvant se permettre de tolérer de telles exactions dans le contexte de médiatisation extrême que connaît la région. La remise en cause de ces accords aurait pour conséquence directe de réduire la marge de déplacement des membres de l’organisation et la sécurité de ses leaders.

Ceci nous amène au quatrième cas de figure que constituerait la disparition des Chevaliers templiers. Scénario peu probable à l’heure actuelle, le cartel aurait toutefois beaucoup à perdre si la crise se prolongeait trop. En cas de violences incontrôlées et de perte totale de légitimité, l’Etat pourrait avoir intérêt à promouvoir un autre groupe. La solidité supposée de l’organisation, que l’on est tenté de nuancer en ce moment dans la mesure où il est difficile de voir dans les exécutions internes au cartel une simple coïncidence, devrait toutefois lui garantir une certaine longévité. En revanche, la détermination des leaders à tenir la région augure d’une escalade supplémentaire de la violence en cas de pénétration plus importante des cartels rivaux et de consolidation des autodefensas. En tout état de cause, une telle situation, mettrait plusieurs mois à se décanter. Enfin, pour l’Etat, le vide politique et social laissé par le cartel pourrait se révéler plus compliqué à gérer, tant sa propre légitimité et présence sont faibles dans la région.

Enfin, il est possible que les Chevaliers templiers privilégient la stratégie du « moi, ou le chaos ». En effet, certaines municipalités gérées par des groupes d’autodéfense se plaignent déjà des pratiques criminelles des nouveaux chefs de village, qui reprennent les codes de ceux qu’ils sont supposés combattre. Si ces pratiques se généralisaient, le cartel pourrait apparaître en sauveur, démontrant qu’il est effectivement, « parmi tous les mauvais, le moins pire »8, en particulier face aux groupes rivaux « étrangers », un coupable idéal. Enfin, les immenses dégâts provoqués ces derniers jours par des ouragans, couplés à l’inaction du gouvernement, pourraient représenter une porte de sortie inespérée pour le cartel si celui-ci parvenait à se substituer à l’aide officielle. Un tel cas de figure se dessine déjà, semble-t-il, dans d’autres régions fortement touchées9.

Quel que soit le scénario, un retour au calme ne suffirait pas à occulter les profondes transformations que subit la région, la nouvelle configuration étant appelée à perdurer et à marquer les stratégies de toutes les parties. La multiplication des acteurs armés, les niveaux de violence observés au cours des dernières semaines et l’incapacité de l’Etat à ramener un semblant de sécurité laissent présager une nouvelle dégradation de la situation.

Notes

  1. Voir la couverture médiatique de la seconde quinzaine de juillet, avec par exemple les articles de Procesohttp://www.proceso.com.mx/?p=348519La Jornada http://www.jornada.unam.mx/2013/08/18/edito ou Excelsiorhttp://www.informador.com.mx/mexico/2013/475222/6/michoacan-el-escenario-de-la-ingobernabilidad.htm ↩︎
  2. «Constitution politique des Etats-Unis mexicains», consultée à partir du site internet http://estadomayor.mx/ ↩︎
  3. Javier Magaña, « Militares detienen a 45 miembros de un grupo de autodefensa en Michoacán », CNN México, 14 août 2013,http://mexico.cnn.com/nacional/2013/08/14/militares-detienen-a-45-miembros-de-un-grupo-de-autodefensa-en-michoacan ↩︎
  4. « Michoacán : matan a cinco comunitarios durante protesta contra Templarios », Proceso, 22 juillet 2013,http://www.proceso.com.mx/?p=348083 ↩︎
  5. Falko Ernst, « En territorio Templario », Nexos, Septembre 2013, http://www.nexos.com.mx/?P=leerarticulo&Article=2204330 ↩︎
  6. Le terme, emprunté au vocabulaire stratégique américain, désigne un accroissement massif des effectifs militaires. ↩︎
  7. Entretiens réalisés dans la région durant l’été 2013. ↩︎
  8.  Falko Ernst, article cité. http://www.nexos.com.mx/?P=leerarticulo&Article=2204330 ↩︎
  9. « Cártel del Golfo reparte toneladas de despensas a afectados por ‘Ingrid’ en Tamaulipas », Proceso, 22 septembre 2013,http://www.proceso.com.mx/?p=353468 ↩︎