Un anniversaire sous tension
Taiwan a récemment commémoré le 70ème anniversaire de l’Incident du 28 février, comme on appelle la révolte survenue en 1947 contre les autorités du Kuomintang (KMT). Colonisée par le Japon de 1895 à 1945, l’île avait recouvré son statut de province chinoise après la défaite de Tokyo, passant sous le contrôle non plus du défunt Empire Qing (1644-1912) mais de la République de Chine, régime dominé par la dictature de Chiang Kaï-chek et de son Parti nationaliste (KMT). La corruption et l’autoritarisme du régime chinois, alors plongé dans la guerre civile contre les communistes, ainsi que sa méfiance à l’égard d’une population formosane [mfn]Formose est le nom donné à Taiwan par les Portugais au XVIe siècle.[/mfn] considérée comme japonisée, eurent tôt fait de transformer en amertume les espoirs nés de la décolonisation. À la fin du mois de février 1947, une bavure policière de trop – un homicide involontaire suite à une opération contre la contrebande de cigarettes – déclencha un soulèvement généralisé, mais peu armé et de courte durée. Sans organisation ni logistique, les protestataires furent écrasés en quelques semaines par les renforts envoyés du continent. Des milliers de Taiwanais y laissèrent leur vie, la grande majorité sans avoir porté les armes et même, pour beaucoup, participé à la révolte.
Les événements de 1947 furent frappés de tabou pendant une quarantaine d’années – dès leurs lendemains, et plus encore après 1949, quand la République de Chine renversée par les forces de Mao Zedong trouva refuge à Taiwan. Ils occupent une place majeure dans les débats politiques et mémoriels taiwanais depuis la levée de la loi martiale en 1987 et la démocratisation qui l’a suivie. À partir du milieu des années 1990, les victimes ont été réhabilitées, des compensations financières accordées, les archives ouvertes, le 28 février érigé en jour férié et des mémoriaux construits sur toute l’île. L’anniversaire de 2017 n’est donc pas une première, et ne se distingue pas davantage par ses formes, sensiblement identiques à celles qui prévalent depuis une vingtaine d’années : rassemblements, discours de responsables politiques, expositions, interventions d’historiens et conférences, où les familles des victimes occupent souvent une place de choix. Comme les commémorations précédentes, il a entraîné des controverses sur la nature de l’Incident du 28 février, et par ce biais sur le rapport des Taiwanais à leur histoire moderne, à leur identité et à la Chine.
Ce 70ème anniversaire a toutefois été l’occasion d’une activité médiatique particulièrement intense au regard des dix dernières années. Au-delà du chiffre rond, sa singularité réside dans la conjoncture politique. Depuis 2016, la présidence de Taiwan (nom officiel : République de Chine, ou RDC) est occupée par Tsai Ing-wen, une membre du Parti démocratique progressiste (PDP), la principale formation du camp « vert », qui rassemble les forces politiques de tendance indépendantiste. L’opposition « bleue », qui désire une réunification avec la Chine – le plus souvent dans un futur indéterminé –, est encore dirigée par le KMT, parti unique de l’île de 1945 à 1986, désormais intégré à la vie démocratique. Le PDP a déjà occupé la présidence avec Chen Shui-bian (2000-2008), dont les positions indépendantistes étaient nettement plus ouvertes : Tsai, une technocrate prudente, s’abstient généralement de provoquer Pékin, qui considère Taiwan comme une province sécessionniste vouée à la réunification, au besoin par la force.
Elle le faisait du moins jusqu’au 2 décembre 2016, quand elle entra en communication téléphonique avec Donald Trump, récemment élu. Par ce geste audacieux, Tsai cherchait à assoir sa légitimité intérieure et à évaluer la marge de manœuvre que lui procurait l’élection d’un président américain ouvertement hostile à la Chine. Plus étonnant, Trump accepta de se prêter au jeu, évoquant sur Twitter son échange avec « la présidente de Taiwan ». C’était renverser près de quarante ans de pratique diplomatique : depuis 1979, les États-Unis reconnaissent la République populaire de Chine (RPC) comme seule incarnation légitime d’une Chine unique incluant de jure Taiwan, bien qu’ils se soient également engagés à aider l’île de facto indépendante à se défendre. Le coup fit long feu, Trump se rangeant quelques semaines plus tard, sous la pression de Pékin, à la politique de la Chine unique. Il n’en rendit pas moins furieux les dirigeants chinois, de toute manière foncièrement hostiles à Tsai depuis son élection, et dont l’irrédentisme se fait de plus en plus impatient. C’est dans ce contexte de tension accrue que se sont tenues les commémorations de 2017.
La « justice transitionnelle» et la question identitaire
Pour l’administration taiwanaise actuelle, l’anniversaire du 28 février s’inscrit dans un projet de promotion de la « justice transitionnelle », mot d’ordre du camp vert depuis les années 1990 et élément important de la campagne électorale de Tsai Ing-wen. À travers ce terme, les indépendantistes visent moins la punition des coupables – morts pour la plupart –, ou même l’établissement des faits (il est peu probable qu’on fasse de nouvelles découvertes décisives), que l’attribution des responsabilités dans la tuerie de 1947. La justice transitionnelle ainsi conçue aurait les vertus, selon ses défenseurs, d’apaiser la souffrance des victimes et de leurs proches, et surtout d’émanciper la démocratie taiwanaise de son passé autoritaire. Celui-ci recouvre à la fois l’Incident du 28 février 1947 et la période dite de la loi martiale (1949-1987). Le régime du KMT, cantonné dans son réduit formosan après 1949 et menacé par son puissant adversaire communiste, avait régné à la faveur d’un état d’exception de près de quarante ans et d’une répression connue sous le nom de Terreur Blanche. Plus diffuse que l’Incident, celle-ci visait également des cibles différentes : avant tout des communistes réels ou présumés, dont une forte proportion de personnes venues du continent après la guerre (continentaux, ou waishengren), tandis que les victimes de l’Incident du 28 février étaient dans leur écrasante majorité des Taiwanais autochtones nés sur l’île avant 1945 (insulaires, ou benshengren). S’il s’agissait surtout, en 1947, de liquider l’héritage colonial japonais et les velléités d’autonomie des élites taiwanaises, la Terreur Blanche fut dominée par les inimitiés de la Guerre froide.
Les projets actuels de justice transitionnelle tendent à englober ces deux vagues de répression dans une même condamnation, dont la cible essentielle est Chiang Kaï-chek. Si le dictateur (mort en 1975) a pris une part directe à la répression politique à Taiwan après 1949 – l’île se confondant de facto avec la RDC – la chose est plus discutable pour 1947 : Chiang, chef militaire à la brutalité notoire, a incontestablement appuyé l’idée d’une réponse armée au soulèvement formosan, mais rien ne prouve son implication personnelle dans le détail et les excès de la répression.
C’est une logique politique, plus qu’historique, qui pousse les « verts » à faire de Chiang le principal coupable du 28 février comme il l’a été de la Terreur Blanche : son procès est celui de la dictature et de son héritage contemporain. De nombreuses voix réclament ainsi la démolition des milliers de statues du dictateur encore présentes sur l’île. La présidente Tsai a annoncé la fin de la vente de souvenirs Chiang Kai-shek au mémorial du même nom, en plein cœur de Taipei, sans aller jusqu’à proposer la débaptisation du monument, déjà tentée en 2007 par Chen Shui-bian avant que le pouvoir KMT ne revienne sur cette mesure en 2009. Attaquer la figure de Chiang met en effet ce dernier dans une position délicate, ce dont le PDP ne se prive pas. Converti au jeu démocratique, l’ancien parti unique ne saurait toutefois se désolidariser entièrement de celui qui fut son chef de 1927 à 1975, sauf à endommager sérieusement sa légitimité historique. Pour le PDP au pouvoir, associer la mémoire des morts de 1947 et de ceux de la Terreur Blanche permet également de solidariser les victimes insulaires et continentales de la dictature, et de convoquer par là une patrie taiwanaise définie de manière civique plutôt qu’ethnique. C’est prendre acte de la « taiwanisation » bien réelle des waishengren, et contrer l’argument du KMT selon lequel le PDP utiliserait la mémoire de 1947 pour semer la division, voire la haine ethnique, au sein de la population.
Le camp vert est à vrai dire partagé sur cette question. Car si Tsai et la majorité de ses soutiens sont résolument partisans de la construction d’une identité taiwanaise inclusive de tous les groupes de l’île, le nationalisme formosan ne trouve pas moins ses origines dans une opposition entre les benshengren et les continentaux, ces derniers ayant longtemps monopolisé les positions de pouvoir et leur domination politique, économique et culturelle sous la dictature ayant parfois été dénoncée comme une forme de colonisation. La révolte de 1947, qui vit les insulaires se heurter au premier pouvoir continental de l’après-guerre (même si l’afflux de waishengren ne devint massif qu’en 1949), a donc une signification particulière. Depuis les origines de l’indépendantisme formosan dans les années 1950, elle représente pour ses partisans la preuve de l’existence d’une nation taiwanaise, ou son acte de naissance. Il est clair que pour nombre de ses contempteurs, Chiang n’est pas attaqué simplement en tant que dictateur, mais en tant que dictateur chinois, chef d’un régime construit sur la négation brutale de l’identité et de l’autonomie insulaires. Les commémorations du 28 février ont d’ailleurs une nette coloration nativiste, même quand elle n’est pas formulée explicitement. Les proches de victimes, par exemple, qui jouissent en vertu de leur âge et de leur statut d’une forte autorité morale, s’y expriment presque toujours en taiwanais (langue très proche du dialecte chinois hokkien), et non en mandarin, la langue « nationale » imposée par le KMT après 1945.
Histoire taïwanaise ou histoire chinoise?
Si les accusations d’incitation à la haine ethnique sont pour l’essentiel infondées, le KMT – pour qui Taiwan fait partie de la Chine – n’a donc pas tort de voir, dans la commémoration répétée de 1947, une menace pour sa vision de l’île et de son futur. Cette crainte est d’ailleurs partagée par le Parti communiste chinois (PCC), dont les vues sur ce point, comme sur bien d’autres, concordent désormais en grande partie avec celles de son ancien frère ennemi. Le paradoxe n’est qu’apparent : les clivages idéologiques de la Guerre froide s’étant estompés et le nationalisme ayant largement remplacé le communisme comme registre de légitimation du régime de Pékin, celui-ci n’a plus de raisons d’accabler le KMT. L’ennemi commun est l’indépendantisme taiwanais sous toutes ses formes. Depuis l’élection de Chen Shui-bian en 2000, qui avait suscité colère et inquiétude à Pékin, cet alignement objectif s’est transformé en alliance tactique : le PCC fait tout pour isoler les responsables politiques du camp vert et entretient des liens étroits avec le KMT. On retrouve donc, dans les médias officiels chinois, des accusations similaires à celles des hommes politiques bleus : le PDP utiliserait la mémoire de 1947 pour monter les « compatriotes taiwanais » (taibao) les uns contre les autres et en tirer des bénéfices électoraux.
En effet, la mobilisation de la mémoire de l’Incident du 28 février par les indépendantistes vise désormais la République populaire tout autant que le KMT. Ce dernier, même s’il entretient encore un rapport gêné au drame de 1947, a néanmoins concédé l’essentiel depuis les années 1990, le président Ma Ying-jeou (2008-2016) étant allé jusqu’à présenter des excuses publiques et à reconnaître la responsabilité de son parti. Peu de partisans du PDP, en outre, contestent fondamentalement la légitimité du Parti nationaliste à participer à la vie politique tant qu’il se comporte en parti taiwanais – ce sont ses liens avec Pékin qui font l’objet des critiques les plus vives.
La montée en puissance de la Chine populaire et l’assurance avec laquelle elle formule ses revendications territoriales donnent à la géopolitique régionale une place croissante dans les débats mémoriels taiwanais. En 2004, c’était déjà le 28 février que le PDP avait choisi pour organiser une chaîne humaine s’étendant du nord au sud de l’île, en défi aux intimidations de Pékin destinées à empêcher la réélection de l’indépendantiste Chen Shui-bian. La charge symbolique de l’Incident dans les relations trans-détroit (haixia liang’an guanxi) n’a pas faibli depuis : la commémoration d’un soulèvement formosan réprimé dans le sang par des forces venues du continent a un pouvoir évocateur indéniable dans le contexte actuel, en particulier depuis que la République populaire de Chine a officialisé en 2005 ses menaces militaires en cas de déclaration de l’indépendance de Taiwan. Si une minorité seulement s’aventure à suggérer que le drame pourrait se reproduire, la commémoration des faits en elle-même accrédite l’existence d’un sujet collectif formosan défini par opposition au continent. De nombreux auteurs verts voient aussi l’Incident comme la preuve d’un fossé irréconciliable entre la culture politique pacifique de Taiwan et celle, plus brutale, de la Chine – au risque d’essentialiser l’une et l’autre et au prix d’une lecture sélective de la révolte de 1947, privilégiant le mouvement des notables tenants de l’autonomie politique plutôt que le soulèvement de la jeunesse, plus violent et aux objectifs moins bien définis. Que ce soit dans son interprétation ethnique ou civique, en tous cas, l’Incident du 28 février est un élément central dans l’affirmation d’une identité insulaire.
Cette année, la réponse continentale a pris la forme intéressante d’une contre-commémoration de l’Incident du 28 février à Pékin. Le soulèvement taiwanais, dans lequel le PCC ne fut pour rien ou presque, faisait déjà l’objet d’une commémoration discrète mais régulière à l’époque maoïste. D’abord fêté comme une révolte légitime contre la dictature du KMT, puis revendiqué comme mouvement révolutionnaire fidèle à Mao, et enfin discuté de manière relativement libre dans les années 1980, l’Incident s’était éclipsé du discours communiste dans les années 1990 : il convenait mal au nationalisme officiel de la période post-Tian’anmen et aux nécessités de la lutte contre l’indépendantisme taiwanais. Des chercheurs et intellectuels du continent continuaient de s’y intéresser, dans des termes de plus en plus convergents entre les nationalistes chinois des deux rives du détroit de Taiwan. Depuis les années 2000, ceux-ci ont adopté une vision essentiellement négative de la révolte de 1947, présentée comme un épisode de violence fratricide et généralement imputée à l’influence coloniale japonaise – qui aurait rendu les Taiwanais étrangers à leurs compatriotes du continent –, parfois également aux manigances supposées des États-Unis pour gagner le contrôle de l’île. Les auteurs panchinois qui s’intéressent à l’Incident du 28 février, basés en RPC ou à Taiwan, sont pour la plupart également engagés dans les polémiques historiques liées aux revendications territoriales chinoises, défendant par exemple les positions de Pékin sur les îles Senkaku/Diaoyu. Du point de vue irrédentiste chinois, cette relecture de l’Incident justifie qu’on s’y intéresse, mais pas qu’on l’honore.
En commémorant le 70ème anniversaire de 1947 – essentiellement sous la forme d’une conférence largement couverte dans la presse –, le PCC rend donc à l’événement un statut qu’il avait perdu. Le porte-parole du Bureau des Affaires Taiwanaises a exprimé une position officielle qui renoue peu ou prou avec celle de la fin des années 1940 : le soulèvement taiwanais « contre la dictature » fait partie intégrante de la « lutte pour la libération du peuple chinois » (c’est-à-dire la révolution communiste de 1949) et doit être loué à ce titre, mais il faut condamner sans appel son « utilisation par certaines forces en faveur de l’indépendance de Taiwan ». Une telle déclaration, implicitement très sévère pour le KMT, confirme que le PCC ne cherche plus à ménager le Parti nationaliste. Profondément divisé après une série d’échecs électoraux, celui-ci n’apparaît pas en ce moment comme un allié efficace dans la lutte contre le PDP. Xi Jinping, à la tête de la RPC depuis 2012, a en outre présidé à une revalorisation du Parti communiste et de son imaginaire historique, ce qui représente une inflexion par rapport au nationalisme plus inclusif (et plus centré sur l’État) de l’équipe dirigeante précédente. Le recentrage « partisan » opéré par Xi laisse moins de place aux patriotes du KMT dans le récit national chinois.
L’interprétation communiste de l’Incident du 28 février a peu de chances d’avoir le moindre écho à Taiwan, mais là n’est pas son objet. Pour les autorités de Pékin, il s’agit avant tout de disputer au PDP le droit à la parole sur cet événement fondateur, et de montrer qu’elles n’ont pas l’intention de déserter la bataille pour la définition du passé de Taiwan – et de son futur.