Le 3 septembre 2015 s’est tenu à Pékin le plus grand défilé militaire jamais organisé en Chine populaire. Douze mille soldats ont été passés en revue par le président Xi Jinping, accompagné de nombreux représentants étrangers dont une trentaine de chefs d’État provenant essentiellement de régimes proches (Russie, pays d’Asie centrale, Pakistan, Egypte, Soudan…). Une démonstration de force était attendue tôt ou tard, pour couronner la « grande renaissance de la nation chinoise » chère à Xi. Mais si cette pompe est habituellement réservée à l’anniversaire de la fondation du régime en 1949, la date n’avait cette fois rien de révolutionnaire : elle renvoyait à la victoire de 1945 dans la Guerre de résistance contre le Japon, ainsi qu’on appelle en Chine le conflit de 1937-1945. Le régime a fait du 3 septembre un nouveau jour férié, tout en promouvant une avalanche de publications et d’événements sur la guerre, ainsi qu’un matraquage télévisuel et d’affichage public d’une intensité exceptionnelle. Dans la chronologie mythique du régime, 1945 est en train de remplacer 1949.
1945-2015 : la Chine et les « fruits de la victoire »
Le Parti Communiste Chinois (PCC) s’est toujours prétendu l’architecte de la victoire contre le Japon, captant par là l’héritage du Kuomintang[mfn] Parti dirigeant la République de Chine de 1927 à 1949, réfugié après cette date sur l’île de Taiwan. [/mfn] de Tchang Kaï-chek qui a joué en réalité un rôle beaucoup plus central. C’est bien la République de Chine – toujours en exil à Taiwan –, et non la République populaire, qui a joui de la reconnaissance des Alliés et obtenu un siège permanent au Conseil de Sécurité de l’ONU (avant d’en être évincée par la Chine communiste en 1971). Mais l’accent désormais prioritaire mis sur 1945 marque aussi l’aboutissement d’une évolution de vingt-cinq ans environ, qui a vu le Parti communiste troquer ses galons révolutionnaires contre une légitimité nationaliste plus classique. S’il doit être maintenu pour sauver la face, le tour de passe-passe consistant à remplacer un vainqueur nationaliste par un vainqueur communiste (en août 2015, l’affiche d’une grosse production [mfn] La déclaration du Caire (Kailuo xuanyuan) , réalisé par Wen Deguang et Hu Minggang. [/mfn] substituait carrément Mao à Tchang à la conférence interalliée du Caire de 1943) est au fond de moins en moins important. Par-delà la rupture révolutionnaire, le patriotisme du régime se veut désormais inclusif ; il assume l’héritage « traditionnel » du pays et, de plus en plus, celui du régime (républicain) qu’il a renversé en 1949 – du moins dans la mesure où il a servi le redressement national.
Mais la centralité de la victoire dans la Guerre de résistance dans ce nouveau récit des origines ne s’explique pas seulement par des considérations de politique intérieure : elle est aussi un message envoyé à l’international. Sur ce point, la position du Parti Communiste est quasiment identique à celle du Kuomintang de 1945. Si retour il y a, ce n’est pas au maoïsme, comme le veut un cliché tenace, mais à une conception du « destin de la Chine » qui porte bien davantage la marque de Tchang Kaï-chek. Celui-ci publiait en 1943 un ouvrage du même titre (qui plongea les Alliés dans l’embarras tant les vues exprimées étaient nationalistes et autoritaires), où il annonçait le retour de la Chine à la première place en Asie de l’Est après la défaite désormais prévisible du Japon. La même année, il obtenait l’abrogation des traités inégaux et, à la conférence du Caire, posait en égal aux côtés de Roosevelt et Churchill. En bref, la participation chinoise à la victoire du camp « antifasciste », quelles qu’aient été les options politiques de ses chefs, marquait la résurrection de la grande puissance chinoise. C’est exactement la position de Xi Jinping.
On est assez proche de l’interprétation russe de la guerre : les festivités du 3 septembre à Pékin rappellent celles du 9 mai à Moscou pour les 70 ans de la victoire dans la « Grande guerre patriotique ». Les ambitions de Poutine, la guerre couverte qui tourmente l’Ukraine et – là encore – la question de la présence de chefs d’État étrangers (parmi les anciens alliés de la guerre, seul celui de la Chine est venu), faisaient de ces célébrations un enjeu inhabituellement important. La victoire de 1945, que nos livres d’école nous ont donné l’habitude de voir comme la consécration de la puissance américaine et le triomphe de la démocratie, est devenue un signe de ralliement pour les deux grands mécontents de l’ordre international, quelles que soient leurs immenses différences. Elle leur ouvre un droit : pas tout à fait celui du fort, mais celui du juste qui a terrassé le dragon du fascisme (le Musée de la Grande guerre patriotique de Moscou est flanqué d’une colossale statue de saint Georges), à un prix énorme – les Chinois et les Russes se livrant à une compétition discrète pour savoir quelle population a le plus souffert. D’où des alliances mémorielles aux effets parfois étonnants. Poutine était l’invité d’honneur du défilé du 3 septembre à Pékin. Au Musée de la Grande guerre patriotique, une exposition célèbre la coopération sino-soviétique au prix de contorsions athlétiques – elle tait par exemple la différence entre l’aide soviétique apportée en 1937-1939 au régime du Kuomintang et l’intervention de 1945 en Mandchourie, qui a aidé le PCC à renverser le même Kuomintang. Du reste, ces alignements de circonstance ne peuvent cacher des différences majeures. On considère à Pékin que la Guerre froide a empêché la Chine de récolter les fruits de la victoire, enfin à portée de main, quand Moscou joue au contraire sur une nostalgie du soviétisme qui est d’abord celle de la puissance. Et si la vision russe de la guerre est très autocentrée (un colloque tenu en mai portant sur la « victoire conjointe »… des républiques soviétiques), les Chinois ne manquent pas de souligner la dimension internationale de leur guerre, quitte à exagérer leur rôle et à s’abstenir de trop parler des bombes atomiques. L’important pour eux est de revendiquer une place – et en Asie, celle d’honneur – à la table des vainqueurs et des Grands. Autre écart significatif : si la Russie déplore l’injustice historique qu’on lui a faite, elle ne prolonge pas dans le discours les inimitiés de la guerre mondiale.
En Chine, au contraire, l’écho est direct entre le souvenir de la guerre et les tensions actuelles avec le Japon – concernant les îles de la mer de Chine, la remilitarisation nippone et plus généralement la rivalité pour l’hégémonie en Asie orientale. Le discours officiel chinois est formel : la commémoration de la victoire n’a pas pour but d’attiser les haines mais de tirer « les leçons de l’Histoire », laissées dans un certain flou qui permet de danser d’un pied (triomphaliste) sur l’autre (pacifiste) selon le besoin. Pékin martèle que la Chine est depuis la nuit des temps une nation intrinsèquement pacifique, un thème répété ad nauseam lors du très martial défilé du 3 septembre – et qui reprend d’ailleurs, parfois au mot près, le discours du Kuomintang lors de la Seconde Guerre mondiale : Le destin de la Chine s’ouvrait déjà sur un long développement expliquant que la Chine n’avait jamais mené de guerre d’invasion en 5000 ans d’histoire. A l’époque, la propagande américaine avait jugé bon de reprendre le mythe à son compte, ne fût-ce que pour expliquer à son opinion publique la différence entre un Chinois et un Japonais.
Il n’empêche que l’ambiguïté est savamment entretenue. D’une part parce que les homélies des hiérarques communistes se doublent de proclamations triomphalistes qui présentent 1945 comme la première « victoire complète » de la Chine moderne contre une agression extérieure, lavant la honte du « siècle d’humiliation » entamé avec la première Guerre de l’opium[mfn] Elle oppose, de 1839 à 1842, la Chine à la Grande-Bretagne qui veut lui imposer une ouverture commerciale. La victoire britannique débouche sur la création de ports ouverts et l’introduction de l’extraterritorialité. [/mfn]. D’autre part parce que de téléfilms en musées en passant par la presse, ce sont les crimes de guerre japonais – très réels – qui occupent la première place dans la mémoire collective, avec le soutien actif et systématique des autorités. Le 3 septembre, le présentateur de la chaîne de télévision officielle CCTV concluait, sur un ton clairement menaçant, que le Japon ne pouvait plus espérer « cacher ses crimes », ni « effacer les fruits de la victoire » chinoise – c’est-à-dire revendiquer une politique extérieure active en Asie de l’est ou, pire, réarmer. Il y a, sous le discours irénique et compassé du pouvoir, des accents vengeurs qui trouvent une résonnance considérable dans une grande partie de la population. L’exposition de Moscou déjà mentionnée finit sur un appel à utiliser l’Histoire pour promouvoir la paix ; mais en septembre dernier, le panneau mural qui sert de livre d’or portait en son milieu cette inscription d’un touriste chinois : « Mort au petit Japon ».
Crimes de guerre japonais et démilitarisation
Pour le « petit Japon » (127 millions d’âmes tout de même), l’anniversaire de 2015 n’a pas été celui de la victoire, mais des « 70 ans de l’après-guerre ». Il s’est ouvert, comme d’habitude, par la commémoration du bombardement d’Hiroshima le 6 août. Sous un soleil de plomb, les hibakusha (les « bombardés »), dont l’âge moyen dépasse 80 ans, ont assisté au traditionnel lâcher de colombes et écouté les discours des responsables politiques, dont celui du Premier ministre Shinzo Abe qui a exprimé sa solidarité aux victimes et réitéré l’attachement du Japon à un monde dénucléarisé – omettant, ce qui est exceptionnel, de mentionner les « trois principes » antinucléaires (non possession, non production, non introduction), avant de corriger le tir à Nagasaki le 9 août.
La mémoire d’Hiroshima et Nagasaki permet de fédérer autour d’un vague refus des horreurs de la guerre. Cette année, toutefois, ce consensus mou peinait à masquer de profondes dissensions sur l’avenir militaire du Japon. L’anniversaire de 2015 survenait en effet en plein débat sur la révision des lois sur la défense nationale. Face à une Chine qui montre ses muscles, de nombreux dirigeants – au premier rang desquels Abe – veulent un assouplissement de la Constitution de 1947, qui fait du Japon un pays démilitarisé. Bien souvent, ce programme s’accompagne d’une lecture « patriotique » de l’Histoire qui minimise la responsabilité de Tokyo dans la guerre de 1937-1945 et les atrocités commises par l’Armée Impériale, révisionnisme qui a le don de déclencher la fureur chinoise. Mais les tentatives de rendre au pays ses marges de manœuvre militaires soulèvent également une opposition intérieure considérable. L’identité politique du pays telle qu’elle a été reconstruite depuis 1945 comprend en effet, en son cœur, un pacifisme radical – même si sa traduction concrète est la délégation des fonctions militaires à l’hégémon américain, qui souhaiterait aujourd’hui que le Japon porte une part du fardeau plus conforme à son poids économique. C’est cette anomalie léguée par la défaite et l’occupation qu’Abe et ses soutiens remettent en cause, par nationalisme, par peur de la Chine et par désir de se donner les moyens d’une politique asiatique plus autonome.
En Chine, on n’a pas manqué de surenchérir sur le pacifisme japonais en relayant abondamment l’opposition aux projets d’Abe. Le Global Times, toujours d’un nationalisme virulent, s’est fendu le 6 août d’un éditorial appelant à « se souvenir des causes d’Hiroshima », suggérant en somme que le Japon avait mérité son sort et devait cesser de se poser en victime pour faire oublier ses crimes[mfn] « Japan should recollect causes of Hiroshima ». Le Global Times, spécialisé dans les questions internationales, paraît en versions chinoise et anglaise. Il dépend du journal officiel Le Quotidien du Peuple et défend une ligne nationaliste progouvernementale. [/mfn]. La date cruciale, cependant, venait le 15 août, un anniversaire autrement moins consensuel : celui de l’annonce par l’empereur Hirohito de la reddition japonaise. On s’attendait à un discours provocateur d’Abe, avec inquiétude chez les pacifistes et les Occidentaux, avec une appréhension mêlée de joie mauvaise dans les milieux politiques chinois tout prêts à se scandaliser – à toutes fins utiles, on avait fixé pour le jour même l’inauguration d’un musée sur les expériences bactériologiques de l’Armée Impériale. Tout le monde en a été pour ses frais : sous la pression de ses alliés parlementaires du Komeito, Shinzo Abe ne s’est pas adonné au révisionnisme incendiaire dont il est capable et a inclus dans sa déclaration les mots clés d’« excuses » et d’« invasion », assumant l’héritage des déclarations passées des gouvernements japonais – y compris celle du premier ministre Murayama en 1995, la plus franche sur les crimes du Japon impérial, et que la droite considère comme l’incarnation d’une « vision masochiste de l’Histoire ».
Abe a certes insisté sur l’importance de ne pas transmettre le fardeau des excuses aux générations futures, et son récit du glissement vers le militarisme, qui faisait la part belle aux circonstances économiques et au sentiment d’isolement du Japon entre les deux guerres, laissait à désirer. Il reste que la répudiation de l’impérialisme nippon était sans ambiguïté et que le chef du gouvernement n’a pas commis la faute, contrairement à certains de ses ministres, de retourner au sanctuaire de Yasukuni, où reposent entre autres les âmes de plusieurs criminels de guerre et qui représente une pierre d’achoppement majeure avec les anciennes victimes de l’agression japonaise.
Aussi les cercles officiels chinois, où nombre de gens désirent moins la contrition japonaise que le maintien d’une dette morale imprescriptible, ont-ils dû se contenter de pis-aller – douter de la sincérité d’Abe, se fâcher de l’absence d’excuses inédites ou encore condamner, avec quelque raison, une évocation trop discrète des « femmes de réconfort ».[mfn] L’armée japonaise appelait ainsi les femmes qu’elle contraignait à la prostitution ou à l’esclavage sexuel pendant la Seconde Guerre mondiale. [/mfn] Ce thème est désormais privilégié par la propagande chinoise, car il permet d’en appeler à une solidarité de la douleur et de l’humiliation avec d’autres pays asiatiques, au premier rang desquels la Corée du sud. Allié de poids des États-Unis dans la région, Séoul ne s’en rapproche pas moins de Pékin, ne serait-ce qu’en raison de liens économiques vitaux ; quant à l’opinion sud-coréenne, elle est traversée d’une vive hostilité au Japon et se montre très sensible à ces questions mémorielles. Le régime chinois a su jouer de ces deux éléments pour s’attirer les faveurs croissantes du pays, en passe de devenir son principal partenaire dans la péninsule : à Pékin, le 3 septembre, Kim Jong-un était absent, mais la présidente Park Geun-hye avait accepté l’invitation de Xi Jinping. Il est peu probable que les excuses très claires présentées par le gouvernement japonais au sujet des femmes de réconfort le 27 décembre, à l’extrême fin de l’année anniversaire, suffisent à enrayer ce réalignement. Défendre l’indépendance et l’intégrité de la Corée (capitaliste) pour ne pas la laisser entre les mains des Japonais et des Américains, y soutenir un régime nationaliste ami : encore un retour à la vision de Tchang Kai-chek pour la sécurité régionale d’après-guerre.
La Diète japonaise a fourni au gouvernement chinois un motif de colère plus sérieux le 18 septembre, en votant une loi étendant le principe d’autodéfense à l’envoi de troupes outre-mer pour soutenir un allié en guerre. La mesure permettrait au Japon de déployer des forces combattantes à l’étranger pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale. Si le sacro-saint article 9 de la Constitution, qui refuse au pays le droit souverain de belligérance, est maintenu, son interprétation en est clairement bouleversée, cause de protestations véhémentes parmi l’opposition, la population japonaise et, bien sûr, les voisins chinois. Il est clair que cette réforme participe d’une tendance à la remilitarisation qui, si relative soit-elle, doit permettre au Japon de faire contrepoids à la Chine en Asie de l’Est. A court terme toutefois, elle permettra surtout de fournir un appui plus direct à l’allié américain dans ses opérations extérieures. C’est d’ailleurs la peur d’être impliqué dans une guerre américaine illégitime, bien plus qu’un sentiment de culpabilité envers les anciens pays conquis, qui nourrit l’opposition intérieure au projet.
Nouvelle preuve, s’il en fallait, que le souvenir de la guerre – au Japon comme en Chine – ne pèse qu’à condition d’être activé et utilisé par le pouvoir, ou par des entrepreneurs de mémoire. Certes, le génie sort parfois de la bouteille, et ainsi, Pékin se méfie comme de la peste des manifestations antijaponaises qui échappent souvent à son contrôle. Mais la coloration antijaponaise du patriotisme chinois correspond moins à une résurgence spontanée des rancunes passées – car les plus virulents sont souvent les plus jeunes – qu’à une contradiction de fond entre la montée en puissance chinoise et l’héritage géopolitique de la Guerre froide. C’était la Chine du Kuomintang qui constituait l’hégémon naturel en Asie de l’Est après la victoire de 1945, avant que la révolution communiste ne fasse du Japon terrassé l’improbable partenaire privilégié des États-Unis, et ne prolonge pour un demi-siècle sa suprématie régionale (désarmée et purement économique cette fois), qu’elle avait arrachée à l’empire chinois depuis l’ère Meiji. Le « retour à 1945 » qu’on observe en République populaire n’est pas d’abord un phénomène mémoriel, mais la conséquence d’un retour objectif à certaines des conditions de l’immédiat après-guerre. Il représente donc pour Pékin le redressement d’une injustice historique, et le révisionnisme japonais un effort pour nier les fruits de la victoire – tout comme, à un degré moindre, l’amnésie sélective des Occidentaux qui négligent la contribution chinoise à la lutte collective, et à qui l’évocation de la guerre permet de vendre, sous des atours « antifascistes », le cantonnement du Japon dans son insignifiance militaire.