Entretien avec Verónica Zubillaga, réalisé par Yoletty Bracho
Quelle est la place de la violence dans les barrios et dans le vécu quotidien des classes populaires ? Quelles sont ses sources, ses voies de circulation, ses mécanismes de reproduction ?
Je commencerai par mettre en évidence la présence de trois types de violence dans le contexte des quartiers populaires, à savoir, la violence structurelle, la violence armée interpersonnelle et la violence policière institutionnelle. La violence structurelle correspond à l’ensemble des conditions sociales qui sous-tendent la marginalisation urbaine et l’exclusion sociale, économique et politique connue par une grande partie des Vénézuéliens. Ainsi, quand on parle de violence structurelle, on fait référence aux dynamiques qui déterminent les inégalités en fonction de la position sociale, la couleur de peau, la situation dans la géographie urbaine, entre autres.
Ces inégalités empêchent l’accès aux services publics de base tels que les transports, l’eau, l’électricité, et aux droits sociaux et économiques fondamentaux comme le logement, l’éducation, la santé et l’emploi. Avec les membres du Réseau d’activistes et de recherche pour la vie en commun (REACIN) dont je fais partie, nous observons que la violence structurelle opère de manière ordinaire, en perturbant la vie quotidienne de ceux qui la subissent et en brisant à long terme leurs destins. Elle façonne par ailleurs les stratégies de survie mises en œuvre par les différents groupes sociaux qui en sont affectés, et en l’occurrence celles des hommes jeunes qui se voient régulièrement poussés vers l’économie informelle, et notamment vers les économies illicites.
« Les armes ont « glissé » des mains des groupes policiers »
Au Venezuela, et plus précisément dans la période de haute conflictualité politique et sociale associée au processus politique connu sous le nom de « Révolution bolivarienne », il y a eu une prolifération importante des armes à feu. Les rapports de la Commission présidentielle sur le contrôle des armes et le désarmement, à laquelle j’ai pris part, démontrent que la plus grande partie de ces armes a été importée de manière légale. Elles ont « glissé » des mains des groupes policiers et militaires vers celles des gangs de jeunes, des groupes criminels organisés et en général vers des réseaux illicites, du fait des connexions qui existent entre ces entités.
La prolifération et circulation d’armes entre les hommes vivant dans des contextes de forte précarité a contribué au surgissement de dynamiques sociales très violentes. Parmi celles-ci figurent notamment les confrontations pour le contrôle de territoires liés aux marchés illicites – tel que celui de la drogue – qui se transforment ensuite en violence armée interpersonnelle et provoquent de nombreuses victimes1, principalement parmi les hommes jeunes et pauvres.
L’existence de gangs criminels lourdement armés a produit des réponses plus ostentatoires de la part des forces de l’ordre, contribuant ainsi à un phénomène d’escalade. Il s’agit d’un cycle construit dans le cadre de l’intensification du processus de militarisation des politiques de sécurité publique, dont l’une des expressions sont les politiques dites de Mano Dura2 qui ont pour conséquence, entre autres, l’augmentation de la population carcérale. En réaction à ce durcissement sécuritaire, ces gangs majoritairement constitués de jeunes hommes originaires des quartiers populaires, se regroupent afin d’acquérir plus d’armes et se transforment en organisations plus sophistiquées jusqu’à devenir des groupes criminels organisés.
« Le Venezuela compte actuellement l’une des forces de police les plus meurtrières d’Amérique latine »
L’inter-organisation de ces groupes criminels conduit à une réaction armée croissante des forces de l’ordre, contribuant au déploiement d’une violence de masse et mortelle qui transforme ces derniers en acteurs de la violence illégitime. Les exécutions extrajudiciaires sont encouragées dans de tels contextes. Nous avons donc là une autre forme de violence, la violence policière institutionnelle.
Cette violence institutionnelle mise en œuvre notamment par les politiques de Mano dura connaît une mutation dans la période post-Chavez. Elle est rendue évidente à partir de l’année 2015, d’une part à travers des opérations militarisées qui s’apparentent à des invasions massives des quartiers populaires. D’autre part, par le passage d’un régime d’incarcération disproportionné à l’assassinat pur et simple des résidents de ces quartiers.
Le constat que l’on peut tirer de ces dynamiques souligne comment le Venezuela compte actuellement l’une des forces de police les plus meurtrières d’Amérique latine. Cette situation a été récemment documentée par des études réunissant des chercheurs de différents pays de la région ou encore par les rapports de la Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme et de la Mission internationale indépendante d’établissement des faits sur le Venezuela.
Face à des réalités si graves, comment les habitants des quartiers populaires construisent-ils une gestion de la violence au quotidien ?
La vie au sein des quartiers populaires de Caracas, qui constitue le terrain privilégié des recherches menées par le REACIN, est caractérisée par des formes de sociabilité très intenses, de petite échelle et où tout le monde se connaît. C’est une vie faite d’échanges, de faveurs et d’entraide afin de faire face aux manquements des pouvoirs publics, qui pour ces habitants prennent la forme d’une absence chronique de justice et de protection. Ainsi, la gestion de la violence dans les quartiers est intrinsèquement liée aux dynamiques sociales locales, aussi diverses que les nombreux quartiers populaires que compte la ville.
Dans nos travaux, nous parlons ainsi d’ « ordres territoriaux armés » afin d’expliciter comment, au sein d’une même ville, les expressions de la violence sont historiquement, spatialement et socialement situées. Elles doivent être comprises à travers l’histoire des organisations communautaires de chaque barrio et le rapport que celui-ci entretient avec les forces de police ; elles varient en fonction du type d’acteur armé actif au sein de la communauté.
Dans les quartiers les plus proches du centre-ville, nous avons constaté l’existence d’une norme minimale de coexistence partagée entre les voisins et les bandes de jeunes hommes armés. Celle-ci s’applique par exemple aux différents secteurs qui composent le barrio Carache3, où nous menons des enquêtes ethnographiques au long cours. Cet accord minimum se traduit concrètement par l’entrée en vigueur d’une norme communautaire qui consiste à ne pas attaquer son voisin, cohabitant d’un même secteur du barrio. Ainsi, « le secteur » devient la frontière qui permet d’identifier les membres d’un « nous » géographique au sein duquel l’exercice de la violence est restreint et limité.
Dans ce sens, les relations qu’entretiennent les jeunes des gangs armés avec leurs voisins peuvent être décrites comme un continuum qui comprend selon les situations une hostilité ouverte, une coexistence tendue, ou l’échange de services entre les membres des gangs qui offrent une sécurité aux voisins en assurant leur protection, tandis que ces derniers les préservent de l’intervention de la police. Dans les quartiers où le tissu organisationnel est plus solide, les voisins sont en mesure de conclure ce type de pactes minimaux avec les gangs grâce à leur plus grande capacité à exercer une pression, et donc de peser sur les rapports de force qui définissent l’exercice et la régulation de la violence.
Dans ce contexte, quel est le rôle joué par les forces de l’ordre ? Autrement dit, quel est le poids de l’État dans la production des violences vécues au sein des quartiers populaires ?
Les politiques de Mano Dura au Venezuela ont contribué à la réorganisation des gangs de quartier en groupes criminels organisés, une dynamique déjà constatée dans des pays tels que le Salvador. À terme, un effet de ces politiques et de l’absence historique de l’État social est la constitution des groupes armés en véritables acteurs politiques informels. Récemment, ces politiques ont eu pour conséquence l’emprisonnement massif d’hommes jeunes et pauvres des quartiers populaires, ce qui a encouragé les gangs à s’allier et à s’organiser pour affronter les forces de police. Cest notamment le cas au barrio La Caracola, une chaîne de quartiers qui s’étend du centre-ville vers le sud de Caracas et où nous avons récemment mené des enquêtes.
Les forces de police et les autorités publiques ont commencé à stigmatiser ce barrio, en le surnommant « les couloirs de la mort ». Ce faisant, ils ont justifié le déploiement d’un ensemble d’interventions militarisées portant le nom d’« Opération de libération du peuple » (OLP). Le 13 juillet 2015, premier jour de cette opération, au moins 14 personnes ont été tuées à La Caracola. De 2015 à 2017, cette communauté a été soumise chaque semaine à des raids au cours desquels des forces de police lourdement armées et cagoulées enfonçaient les portes et pénétraient massivement dans les maisons. Notre travail d’enquête a recensé un certain nombre d’exécutions extrajudiciaires, le vol systématique des avoirs détenus par les habitants de ces quartiers, ainsi que d’autres formes de brutalité policière.
Les communautés vivant à La Caracola se retrouvent alors coincées entre les groupes criminels organisés et les forces de l’ordre, soit deux acteurs armés despotiques. Dans une telle situation, les habitants du barrio sont forcés de se solidariser avec les groupes criminels locaux. Ces derniers, afin de fidéliser le voisinage et de se protéger des forces de l’ordre, leur accordent en retour certains avantages tout en les soumettant à leur pouvoir.
Quel est le rôle des femmes dans l’expérience et la gestion de la violence dans les quartiers ?
Au cours des observations ethnographiques qui ont alimenté les recherches du REACIN, nous avons évoqué le rôle central des femmes dans la micro-politique des barrios. Nous avons fait le choix d’analyser notamment le rôle des mères dans l’élaboration de stratégies visant à supplanter l’absence de protection étatique dans un contexte extrêmement violent. Afin de préserver leurs familles, celles-ci mettent en œuvre un vaste répertoire de pratiques, allant de la résistance à la collaboration avec les groupes armés, qui peuvent limiter la violence, mais parfois aussi la reproduire. Ces pratiques sont au fondement de l’élaboration de stratégies politiques de survie, pour lesquelles ces femmes mobilisent un certain nombre de ressources sociales et psychologiques.
« Un jeune homme qui ne respecte pas les normes minimales de la vie en communauté peut voir sa réputation dégradée par le pouvoir des commérages »
Parmi ces stratégies, les ressources conversationnelles et discursives jouent un rôle primordial : la menace d’une dénonciation à la police est l’une des plus répandues, y compris lorsqu’elle n’est pas mise à exécution. Mais le mécanisme par excellence du contrôle des jeunes hommes armés est incarné par le commérage. Un jeune homme qui ne respecte pas les normes minimales de la vie en communauté peut voir sa réputation dégradée par le pouvoir des commérages, ce qui peut lui valoir une dénonciation auprès des forces de l’ordre ou les réprimandes d’autres hommes armés de la communauté, plus attachés au respect des normes. En ce sens, les ressources conversationnelles mobilisées par ces femmes sont au cœur du pouvoir qu’elles détiennent dans ces espaces.
Néanmoins, dans un contexte comme celui du barrio La Caracola, les femmes ne font plus face à des gangs mais bien à de véritables groupes criminels organisés. Là, si elles sont soupçonnées de faire circuler des ragots à l’extérieur du quartier, en particulier auprès des autorités, et de participer ainsi à la préparation de leurs incursions dans les barrios, ce soupçon de délation peut se payer de leur vie. Cette menace est devenue réelle lorsqu’une femme de La Caracola a été brûlée dans l’espace public car soupçonnée d’être une chismosa, une personne qui fait circuler les chismes, autrement dit les ragots.
La situation des femmes de La Caracola contraste avec celles de Carache, le quartier plus proche du centre-ville. Bien qu’ayant sa propre longue histoire d’abus policiers, cette communauté n’a pas subi les opérations invasives et militarisées de la Mano Dura, telles que les OLP mentionnées précédemment. En effet, grâce à l’action sociale qu’y mènent depuis longue date les associations religieuses, éducatives et communautaires, d’autres stratégies ont pu être élaborées pour affronter la violence.
Dans cette communauté, les femmes sont parvenues à se rassembler pour conclure des pactes minimaux avec les gangs armés locaux, portant par exemple sur la délimitation d’espaces libres d’armes et sur une régulation des affrontements armés au sein du quartier. Elles affirment être parvenues à ces objectifs avec le soutien des organisations locales mais aussi par la mobilisation des ressources conversationnelles et discursives propres à la micro-politique du quartier : elles ont donc parlé, crié, grondé et confronté les hommes portant des armes dans l’espace public.
Comparer les expériences de la violence vécues par des femmes de différents quartiers de Caracas révèle alors comment les politiques de militarisation de la sécurité citoyenne ont pour conséquence de laisser les mères plus démunies, renforçant ainsi leur soumission aux pouvoirs armés locaux. En effet, ces politiques privent les femmes des ressources qu’elles mobilisent traditionnellement pour négocier des améliorations pour la vie en communauté.
Notes
- Entre 1999 et 2009, selon les chiffres officiels, le taux est passé de 25 à 49 homicides pour cent mille habitants. En 2016, un an après une vague d´interventions militarisées meurtrières, ce taux était de 70 homicides pour cent mille habitants, le plus élevé d´Amérique latine après celui du Salvador. ↩︎
- Main forte, ou main lourde : c’est le nom qui désigne les politiques de durcissement de l’action policière. Pour plus de détails sur ces politiques, voir aussi l’entretien réalisé avec Keymer Ávila. ↩︎
- Le « secteur » représente une division interne du barrio. Cette division informelle tend à recouper à la fois des limites territoriales et sociales, notamment autour de la notion de « communauté » en tant qu’unité d’expériences sociales partagées. Les noms des quartiers cités ont été modifiés. ↩︎