Cet article est issu d’une recherche réalisée au sein d’un groupe de travail créé à l’Institut français d’Études anatoliennes. Ce groupe de travail a préparé un numéro spécial sur les phénomènes politiques dans les élections turques de 2023 et de 2024 dans la revue Pôle Sud, paru en 2025.
Les écoles sont les lieux principaux où sont installées les urnes lors des élections en Turquie. La loi électorale n°2981 joue un rôle fondamental dans l’organisation des scrutins en définissant les lieux autorisés pour l’installation des urnes (article 74) et les interdictions (articles 82,83,84,85) visant à encadrer l’environnement du processus de vote: « Les urnes doivent être installées dans des lieux généraux tels que les cours et les salles d’école (y compris les écoles privées et les salles de cours privées) et si cela n’est pas suffisant, dans des lieux loués tels que les cafés et les restaurants » (article 74)2, pour un processus de vote facilité, libre et confidentiel. L’installation des urnes dans les bâtiments militaires et de police, des partis politiques et des maires de quartier (muhtarlık3) est interdit par le même article. Mais alors que les espaces où se tiennent les scrutins doivent être neutres selon la loi, ceux-ci se politisent de plus en plus depuis le début des années 2010. Les écoles sont en effet devenues une zone de compétition politique le jour des élections4. Cette compétition est de plus en plus visible et se complexifie du fait de la diversification des acteurs, de leur investissement et de leurs objectifs. Les acteurs institutionnels (Haut comité électoral, ministère des Affaires intérieures) sont présents aux côtés des acteurs politiques (les partis) et civils, qui s’investissent davantage dans l’organisation du scrutin au sein de ces espaces depuis le début des années 2010.
Photo 1-2 : Les électeurs, les candidats à la mairie du quartier (muhtarlık), les membres de partis politiques devant l’entrée (gauche) et dans la cour de l’école (droite)


Photo 3 : Les électeurs dans la queue devant la salle de classe où se trouve leur bureau de vote

Cette multiplication des acteurs investis dans le processus électoral résulte, depuis le mouvement Gezi5, de l’apparition d’un nouveau champ de mobilisation politique en Turquie : la sécurité électorale (seçim güvenliği). Dans un contexte où la Turquie connaît une dérive autoritaire depuis le début des années 2010, ainsi que des référendums et des élections organisés durant les états d’urgence après le coup d’état raté de 2016, les citoyens turcs ont de moins en moins confiance dans l’intégrité électorale6, qu’on peut définir comme la mise en œuvre des critères de conduite des élections démocratiques7. Des nouvelles initiatives citoyennes et associatives ont émergé et des partis politiques d’opposition ont commencé à se mobiliser autour de cette problématique. Certains mouvements citoyens ont par exemple développé des outils numériques pour dénoncer les irrégularités et identifier les erreurs dans le décompte et les résultats des votes (140 journos8, Ötekilerin Postası). Des formations gratuites sur le processus électoral se sont développées et ont été mises à disposition gratuitement par les barreaux et les associations. Des réseaux d’observateurs bénévoles ont également été mis en place pour organiser les scrutateurs afin de surveiller et garantir la régularité du processus électoral le jour de l’élection dans les bureaux de vote (tableau 1).
Tableau 1 : Organisations civiles de la sécurité électorale en Turquie (identifiées par l’auteur depuis 2014) et les élections dans lesquelles elles se sont mobilisées
Organisation | Année de fondation | Élection |
Sandık Başındayız (On est devant les urnes) | 2013 | Élections locales de 2014 Élection présidentielle de 2014 |
Oy ve Ötesi (Vote et au-dèla) | 2013 | Élections locales de 2014 Élection présidentielle de 2014 Élections présidentielle et législative de 2018 Élections locales de 2019 Élections présidentielle et législative de 2023 Élections locales de 2024 |
140 journos et Saydıraç (application du contrôle de résultat électorale) | 2014 | Élections locales de 2014 Élections répétitives de 1 juin 2014 |
Türkiye’nin Oyları (Vote de la Turquie) | 2014 | Élections locales de 2014 Élection présidentielle de 2014 |
Ankara’nın Oyları (Vote d’Ankara) | 2014 | Élections locales de 2014 Élection présidentielle de 2014 |
Hayır ve Ötesi (Non et au-dèla) | 2017 | Référendum de 2017 |
SensizOlmaz (pas sans toi) | 2017 | Référendum de 2017 |
Sandık Gücü (Force d’Urne) | 2018 | Élections présidentielle et législative de 2018 |
Oyum Güvende | 2017 | Référendum de 2017 |
Adil Seçim Platformu (Plateforme de l’Élection juste) | 2018 | Élections présidentielle et législative de 2018 |
İstanbul Gönüllüleri (Volontaires d’Istanbul) | 2019 | Élections locales de 2019 Élections locales de 2024 |
Türkiye Gönüllüleri (Volontaires de Turquie) | 2023 | Élections présidentielle et législative de 2023 |
Oy birliği (Union de Vote) | 2023 | Élections présidentielle et législative de 2023 Élections locales de 2024 |
Au tableau ci-dessus s’ajoute les projets de certaines organisations civiles pour soutenir ces activités de sécurité électorale. Par exemple, l’Union des barreaux de Turquie (Türkiye Barolar Birliği) a mené le projet « Un avocat pour chaque école » (Her Okula bir Avukat, depuis 2017) pour attribuer un avocat à chaque bureau de vote, et le projet de « Centre d’appel pour les avocats » (Avukatlar için çağrı merkezi, 2023) pour répondre aux questions des avocats mandatés aux écoles d’élection. Pour résumer, avec l’arrivée de ces nouveaux acteurs civils et l’intérêt croissant des partis politiques pour l’organisation de la sécurité électorale, une diversité de groupes se réunissent le jour de l’élection dans les écoles : des fonctionnaires d’État (président et président-adjoint du bureau de vote, directeur d’école), la police, les assesseurs mandatés par le Haut Comité Électoral, les avocats, les responsables d’école, les assesseurs et scrutateurs mandatés par les partis politiques, les scrutateurs et responsables d’école des organisations civiles, et les électeurs. Cet espace devient ainsi une véritable « arène électorale » au sein de laquelle s’organisent des rapports de force entre ces différents protagonistes. Leurs interactions le jour du vote sont au cœur du présent article.
Celui-ci repose sur des données ethnographiques collectées durant les élections de 2023 et de 2024 en Turquie. Il se fonde plus particulièrement sur des observations effectuées lors des élections locales de 2024 (dimanche 31 mars 2024) à Istanbul au sein d’une école dans un arrondissement où la compétition entre le Parti du Développement et de la Justice (AKP- parti au pouvoir) et le Parti républicain du peuple (CHP – principal parti d’opposition) est forte. J’étais présent dans cette école pour coordonner les scrutateurs bénévoles de l’organisation des Volontaires d’Istanbul9. En tant que responsable de l’école (okul sorumlusu), je devais aussi transférer les photos des résultats de tous les bureaux de vote de l’école. Plusieurs données collectées durant les élections présidentielles et législatives de 2023, durant lesquelles j’étais également bénévole pour l’association Vote et au-dela (Oy ve Ötesi) et Volontaires de Turquie (Türkiye Gönüllüleri), complèteront nos analyses.
Dans cet article, nous montrerons d’abord que les tensions surgissent dès le début de la journée, au moment de la composition des commissions. Ensuite, nous analyserons les formes de collaboration entre les acteurs politiques et civils, avant d’étudier les méthodes de communication promues par ces derniers pour faire face aux potentielles crispations. Enfin, nous montrerons que la fin de journée électorale et le dépouillement des votes sont généralement synonymes d’un retour de la compétition entre les acteurs.
Encadré. Les acteurs et leur rôle dans l’organisation du scrutin Le bureau de vote (sandık bölgesi) : Les bureaux de vote sont le lieu où se trouvent les urnes, les bulletins de vote, le tampon de vote, les isoloirs. Ils sont sous la responsabilité d’une commission (sandık kurulu). Le jour de l’élection, les citoyens doivent voter dans le bureau de vote où ils sont inscrits. L’inscription est automatique en Turquie, en fonction de l’adresse officielle de chaque citoyen. En général, les bureaux de vote sont installés dans les écoles. La commission du bureau de vote : Elle est composée d’un président et d’un membre fonctionnaire (qui joue le rôle du président adjoint car c’est lui qui remplace le président s’il n’est pas présent le jour d’élection) qui sont mandatés par le Haut Comité Électoral, et des assesseurs mandatés par les partis politiques (cinq partis différents au maximum10). Le processus de vote peut commencer avec la présence d’au moins cinq membres de la commission. Les assesseurs (sandık kurulu üyeleri) : Ce sont les membres de la commission du bureau de vote. Ils sont chargés d’assurer le bon déroulement du processus électoral dans leur bureau de vote respectif. Ils ont en charge la préparation du bureau, le contrôle des identités des électeurs, le dépouillement des votes et l’acheminement des bulletins à la direction locale du Haut Comité Électoral. Les citoyens non-partisans peuvent remplacer les assesseurs des partis politiques au cas où ils sont absents. Les assesseurs ont le droit de déposer une plainte écrite (şikayet dilekçesi), souvent signée par les témoins en cas d’irrégularités ou erreurs. Le rôle d’assesseur est important car il peut obtenir le procès-verbal du résultat signé et tamponné au nom de leur parti. Surtout, les assesseurs ont le droit de faire objection et de soumettre une plainte au nom de leur parti afin d’officialiser les erreurs. Les scrutateurs (müşahit) : Ce sont des personnes mandatées par des partis politiques et des organisations civiles et chargées d’observer le bon déroulement de l’élection dans un bureau de vote. Ils ont le droit de rester à l’intérieur du bureau de vote à condition d’avoir une carte fournie par leur parti (müşahit kartı). Ils ont seulement le droit de signaler les erreurs et irrégularités afin de les faire noter dans le cahier du bureau de vote (sandık defteri). Les partis politiques mandatent également leurs avocats en tant que scrutateurs ayant droit à la plainte (itiraza yetkili müşahit). Les citoyens : Ils peuvent suivre le processus électoral et le dépouillement de l’extérieur du bureau de vote. Les policiers : Ilssont chargés de la sécurité et du bon déroulement de l’élection dans l’école. Ils n’ont pas le droit de rentrer dans les salles de classe où sont installées les urnes dans l’école (sandık çevresi), sauf s’ils sont sollicités pendant un problème de sécurité (bagarre, dispute, affrontement). Les responsables d’école : Les partis politiques nomment un responsable d’école, souvent un cadre de la branche locale du parti pour garantir l’organisation de l’équipe dans l’école et la bonne communication avec le centre du parti. Les organisations civiles ont également un responsable pour garantir le transfert des photos de tous les rapports de résultats. De plus, l’organisation de l’élection est gouvernée par le directeur de l’école (fonctionnaire, mandaté par le Haut Comité Électoral). |
LES PREMIÈRES TENSIONS : LA CONSTITUTION DES COMMISSIONS
La compétition entre les acteurs commence dès le matin, bien avant le début du processus du vote. Les organisations politiques et civiles doivent s’assurer de la présence de leurs équipes dans l’école dès 6 heures. D’un côté, les responsables d’école des partis politiques doivent être certains de la ponctualité des assesseurs mandatés par leur parti. Les partis amènent également leurs propres scrutateurs plus tard dans la journée électorale, pour la fermeture des urnes et le dépouillement des votes. De l’autre, les organisations civiles appellent tôt le matin leurs chargés d’école et scrutateurs pour qu’ils puissent connaitre les personnels électoraux et remplacer les assesseurs absents des partis dans les bureaux. L’objectif de ces organisations est d’avoir le plus de témoins possibles dans un bureau afin d’augmenter les chances que l’élection se déroule de manière régulière.
Cette présence anticipée à l’école est le reflet de la méfiance des acteurs les uns envers les autres. Ces derniers tiennent notamment à être présents lors de la constitution des commissions. Le fait d’être membre de la commission d’un bureau de vote est un statut important, plus que celui de scrutateur. À l’exception du président et président adjoint, les membres de la commission, également appelés assesseurs, sont nommés par les cinq partis qui ont remporté l’élection précédente. Leurs noms sont soumis au Haut comité électoral avant l’élection et ils reçoivent une rémunération pour la journée électorale de la part de l’État. La constitution de ces commissions peut être source de nombreuses tensions, comme le montre cet extrait de carnet de terrain ci-dessous :
« On est entré dans l’école en courant, en même temps que la police après avoir entendu le cri de la responsable de l’école de l’équipe de l’AKP depuis le jardin. On y est arrivé rapidement. Les membres du CHP essayaient de renommer leur membre révoqué de la commission du bureau de vote ou de le remplacer par un autre membre du parti, en argumentant que l’erreur avait été causée par le Haut Comité Électoral. Cette assesseure du CHP d’un bureau de vote avait été retirée de la commission à cause d’une faute liée à son nom et son numéro d’identité. Cependant, l’équipe du CHP n’y est pas parvenue en raison de la pression et des objections des partisans de l’AKP, même si le président de la commission du bureau de vote était dans un premier temps d’accord. Mon collègue des Volontaires d’Istanbul, Kaan, avait essayé d’entrer dans la commission de ce bureau en tant que citoyen ordinaire à la place de cette assesseure. Cependant, en raison du stylo rouge qu’il portait autour de son cou qui est distribué par le CHP aux bénévoles des Volontaires d’Istanbul, ils ont pensé qu’il était membre du CHP et le membre de la commission de ce bureau de l’AKP n’a pas accepté cette demande. L’atmosphère était tendue à cause de la dispute. Lorsque des curieux, la police et les membres de tous les partis sont arrivés, une foule s’était formée. Cette foule se déplaçait du couloir à la classe, de la classe au couloir. Afin d’éviter tout incident et pour que l’élection se poursuive, les membres de l’AKP et du CHP sont parvenus à un compromis. Ils ont décidé que le président du bureau de vote n’accepterait pas de nouveaux membres et que le membre révoqué resterait scrutatrice dans la classe. Plus tard, le président du même bureau de vote a décidé qu’il ne pouvait pas fournir de procès-verbal à cette scrutatrice. L’avocat du CHP, après avoir consulté le centre électoral du parti dans l’arrondissement, a essayé de convaincre le président de ce bureau en argumentant que le CHP est le « principal parti d’opposition » et mérite le procès-verbal du résultat. L’équipe de CHP a réussi à l’obtenir en fin de journée. »11
Cet extrait met en évidence que les décisions administratives lors du processus électoral deviennent des enjeux de confrontation partisane. Malgré la régulation juridique, ces décisions administratives sont également façonnées par des stratégies partisantes et des négociations locales en fonction des rapports de forces entre les acteurs de l’élection.
PARTIS ET ORGANISATIONS CIVILES : DES ACTEURS CONTRAINTS À LA COLLABORATION
Malgré la rivalité entre les acteurs, ces derniers doivent aussi coopérer, notamment les partis politiques et les organisations civiles. D’abord, les organisations civiles sont obligées de collaborer avec les partis puisque la loi électorale (n°298) prévoit une organisation électorale avec la participation des instances étatiques et des partis politiques en ignorant la participation des acteurs civils. Par exemple, selon la loi, les scrutateurs peuvent être présents dans le bureau de vote seulement s’ils sont mandatés par les partis politiques, et non par les organisations civiles. C’est pourquoi les organisations civiles qui mobilisent des scrutateurs bénévoles font une demande à des partis (ou des candidats aux présidentielles) pour recevoir des cartes de scrutateur. Cette collaboration perdure également le jour d’élection lorsque les organisations civiles n’ont pas assez de bénévoles. Par exemple, en 2023, l’association Vote et au-delàproposait à ses bénévoles de coopérer avec les partis politiques d’opposition afin de récupérer les résultats de tous les bureaux de vote de l’école dont ils étaient en charge12.
Cette collaboration est également le résultat des relations étroites entre les partis politiques et les organisations civiles. C’est par exemple le cas des Volontaires d’Istanbul, une organisation civile active dans la campagne électorale du maire d’Istanbul, Ekrem İmamoğlu13, depuis les élections locales de 2019 et mobilisée dans le domaine de la sécurité électorale. Leur collaboration avec le CHP se forme dès matin, comme l’illustre l’extrait de carnet de terrain suivant :
« Burak et moi sommes allés ensemble à la rencontre de l’équipe du CHP le matin. Comme l’ont indiqué les formateurs des Volontaires d’Istanbul lors des formations en ligne, les responsables du CHP nous ont donné un stylo rouge et une carte de scrutateur. Ils nous ont ajouté dans leur groupe WhatsApp sur lequel ils communiquent avec les membres de leur équipe et leurs assesseurs et scrutateurs des bureaux de vote dans l’école. »14
Cette collaboration est recommandée par l’organisation, et attendue des volontaires puisque la majorité d’entre eux sont des électeurs du parti. De plus, ces deux acteurs ont un objectif commun : surveiller le processus électoral et prendre des photos du rapport de résultat (sonuç tutanağı), tamponné et signé par l’ensemble des membres de la commission du bureau de vote. Malgré tout, les Volontaires d’Istanbul reste une organisation indépendante du CHP, dotée de sa propre structure administrative et bénévole. Elle réalise aussi des projets en dehors des périodes électorales, dans le domaine des politiques sociales en collaboration avec la municipalité métropolitaine d’Istanbul.
Au-delà du cas des Volontaires d’Istanbul, le nombre d’organisations entretenant des relations étroites avec les partis politiques augmente. L’organisation l’Union de Vote(Oy birliği) a par exemple été créé en 2023 par un élu local AKP, sans soutenir le parti ouvertement. Les organisations « neutres » se voient également contraintes d’afficher leur position politique. Par exemple, l’association Vote et au-delà, sans préférence politique affichée au départ, a dévelopé le slogan « au côté de la démocratie » (demokrasiden taraf)15 face à la pression créée par la rivalité entre les alliances du gouvernement et l’opposition autour des élections.
Photo 4 : Le système numérique utilisé par Volontaires d’Istanbul sur lequel les bénévoles téléchargent les photos des rapports de résultats selon le numéro de bureau de vote de leur école. Les bénévoles entrent également les résultats en version chiffré et cela permet de comparer les résultats obtenus par l’organisation avec les résultats officiels du Haut Comité Électoral et de détecter les erreurs.


Photo 5 (gauche). Exemple d’une carte de scrutateur distribuée par les Volontaires d’Istanbul envoyée par le CHP lors des élections locales de 2024. Le scrutateur doit écrire son nom et le numéro de bureau de vote dans lequel il sera présent pour l’observation.
Photo 6 (milieu). Le stylo rouge distribué par le CHP lors des élections locales de 2024 à Istanbul afin de reconnaitre les membres du parti dans l’école16
Photo 7. (droite) Un exemple du rapport du résultat tamponné et signé par l’ensemble des membres de la commission du bureau de vote (ıslak imzalı ve mühürlü tutanak) qui contient les résultats officiels. Ce document est reproduit pour chaque assesseur et un exemplaire du rapport est affiché à la porte de la classe pendant quinze minutes pour que le public puisse le consulter. Toutefois, cette dernière règle est souvent non respectée17.



GESTION DES CONFLITS ET STRATÉGIES DE COMMUNICATION
L’espace du processus de vote est également un espace de conflit. La présence d’acteurs de différentes natures avec des affiliations politiques diverses engendre dans l’école des tensions entre les individus et les groupes le jour d’élection. Par exemple, un responsable d’école et un assesseur de l’AKP se plaignent de l’attitude des scrutateurs des organisations civiles qui interviennent à chaque erreur, retardant le processus électoral et notamment le processus de dépouillement18. En raison de ces tensions entre les acteurs administratifs, politiques et civils dans l’école, les organisations civiles de l’observation électorale forment leurs bénévoles sur la gestion de conflits et à la communication non-violente. Avant les élections, les formateurs leur présentent notamment les méthodes de communication (langage corporel et verbal) et les attitudes à adopter le jour d’élection. Voici un exemple de formation, tiré de la formation en ligne des Volontaires d’Istanbul :
Méthodes de communication 93 % du message que nous voulons faire passer n’est pas transmis par les mots, mais par la façon dont nous les exprimons et par notre langage corporel. C’est pourquoi il faut toujours parler avec une expression faciale calme et positive et un léger sourire. Ne haussez jamais le ton. Exemple : Vous voulez consulter le rapport du résultat, dire « Puis-je jeter un coup d’œil ? » sur un ton sévère et avec un langage corporel tendu peut conduire à une dispute ou à un rejet de votre demande. Demandez « Puis-je le consulter, s’il vous plaît ? » sur un ton calme et avec un visage souriant donne toutes les chances d’aboutir au résultat voulu. Langage corporel et choix des mots N’oubliez pas que vous pouvez déranger l’autre personne sans le vouloir par vos gestes et vos expressions faciales. N’ayez pas une expression faciale en colère. Évitez les expressions sarcastiques. Ne donnez pas une image arrogante et supérieure. Soyez vigilants dans le choix des vêtements ou des accessoires que vous portez. Soyez à l’écoute, n’interrompez pas ; être à l’écoute donne de l’assurance. N’utilisez pas de mots injurieux, grossiers ou insultants. Faites preuve d’éloquence et de respect. Facteurs fragilisant la confiance Commander, gouverner, menacer, intimider, prêcher, prêcher la morale, juger, critiquer, accuser, moquer, embarrasser, comparer. Comment gérer les objections ? 1. Comprenez : n’interrompez pas la conversation, écoutez, comprenez leur point de vue. Écoutez, comprenez les perspectives, mais faites entendre votre voix – ne restez pas silencieux tout le temps ! 2. Dirigez : au lieu de prolonger la dispute, dirigez en posant des questions. Impliquez dans vos questions d’autres personnes ayant des points de vue similaires aux vôtres. 3. Ne vous mettez pas en colère : répétez l’objection et, si nécessaire, utilisez votre droit au procès-verbal. Gardez votre calme quoi qu’il arrive 4. Soyez clair : au lieu de parler longuement, utilisez des expressions simples, courtes et claires. Assurez-vous que vos propos soient compris. |
Photo 8 : le PowerPoint de la formation en ligne des Volontaires d’Istanbul

Comme le montre cet exemple, la formation souligne les éléments tels que les usages de formes de politesse dans les discussions, la gestion des émotions et la création d’une relation de confiance avec tous les acteurs. Ces thématiques sont également présentes dans les formations des autres organisations civiles de la sécurité électorale et des partis politiques. Ces formations n’empêchent néanmoins pas l’apparition de conflits lors du dépouillement des votes.
CHAQUE VOIX COMPTE : LES STRATÉGIES LORS DU DÉPOUILLEMENT DES VOTES
Durant la journée électorale, les partis politiques se surveillent mutuellement pour tenter d’assurer le respect des procédures officielles et de suivre les décisions du Haut Comité Électoral. Leur méfiance réciproque a augmenté depuis la décision de Haut Comité Électoral, qui a jugé valable les bulletins de vote sans tampons lors du référendum du 16 avril 2017. Cette décision n’a pas été appliquée dans les élections suivantes mais elle est devenue aujourd’hui une référence commune et répétée pour illustrer les irrégularités et la fraude dans les élections, surtout chez les opposants.19 Des erreurs sont par ailleurs régulièrement commises par les présidents des bureaux de vote. J’ai par exemple observé que l’ordre de dépouillement des élections, qui est réglementé lorsque plusieurs élections sont organisées simultanément, n’avait pas été respecté, ou encore, que l’obligation d’affichage d’un exemplaire du rapport du résultat officiel du bureau de vote sur la porte n’avait pas été fait. C’est la raison pour laquelle chaque parti s’appuie sur ses propres assesseurs et scrutateurs pour faire bien appliquer les procédures officielles et pour faire face aux décisions surprises en se soupçonnant mutuellement de vouloir tricher.
Pour éviter les problèmes, les organisations font circuler les informations entre leur bureau central et les bureaux de vote, généralement pas le biais de groupes WhatsApp. Les scrutateurs et assesseurs doivent faire remonter régulièrement les observations concernant le déroulement de l’élection et signaler toutes les irrégularités. Ils doivent aussi appliquer les consignes provenant de leur organisation, puisque les organisations et les partis politiques transfèrent régulièrement les informations concernant les procédures officielles, ou des rappels des dernières décisions du Haut Comité Électoral. Par exemple, le responsable d’école de l’AKP avait reçu un message qui indiquait « lorsque les urnes sont pleines, si l’urne est secouée par les membres de la commission et que les bulletins de vote tombent de l’enveloppe, s’ils sont encore dans l’urne, ils sont valides tant que le nombre de voix correspond »20. D’autres messages d’information envoyés cette fois au groupe du CHP étaient les suivants :
– Les rapports de résultat ne doivent pas être cachés et signés avant la fin du dépouillement.
– Les procès-verbaux de résultat doivent être signés et tamponnés par tous les membres de la commission du bureau après le dépouillement.
– Les documents 142 (qui permettent à la police et aux fonctionnaires de voter en dehors de leur scrutin dans leur école de service le jour de l’élection) doivent être obtenus par les membres de la commission du bureau de vote.
Les partis politiques envoient également des indications relatives à leur stratégie électorale. Celles-ci suscitent des tensions au sein des écoles, comme le montre l’extrait suivant :
« Peu avant la fin du processus de vote, les avocats et les responsables du CHP du centre électoral du parti de l’arrondissement fait circuler via leur groupe WhatsApp une information concernant la mise en place d’une stratégie à suivre. Ce message indiquait de faire un avis d’objection (itiraz dilekçeleri) à chaque bureau de vote. Cette stratégie devait permettre au CHP de faire recompter les bulletins de vote auprès du Haut Comité Électoral, en cas de besoin. Pour cela, les assesseurs du parti ont commencé à informer les avocats du parti dès qu’ils remarquaient une faute dans le processus électoral. Certains de ces avis ont été rédigés à la main, tandis que d’autres ont été rapidement préparés en remplissant les modèles existants dans le livret de requêtes d’objection fourni par le CHP. Les membres de l’équipe de l’AKP ont remarqué cette stratégie au moment de leur pause dans la cour et ont été invités à rentrer dans leur bureau immédiatement par la responsable de l’école de l’AKP. En environ une heure, l’équipe du CHP a réussi à obtenir neuf requêtes sur onze bureaux de l’école. »21
Selon l’équipe du CHP, obtenir des avis d’objection dans chaque bureau de vote est une stratégie qu’a appliquée l’AKP au moment de l’élection locale de 2019. Grâce à cette stratégie, l’AKP a pu faire recompter les résultats de toutes les urnes d’Istanbul. Le CHP a donc adopté cette stratégie cette année dans les arrondissements où les résultats pouvaient être serrés.
Photo 9. Exemple d’un avis d’objection prérédigé pris d’un livret (exemples des avis d’opposition pour les scrutateurs et les personnes autorisées) produit par le CHP pour les élections locales de 2024.

Les partis politiques prévoient également des stratégies lors du dépouillement des votes. La plus courante consiste à assigner un scrutateur dans chaque bureau en supplément de leur assesseur, vers la fin du processus de vote afin de l’appuyer lors du décompte. Avant le début du dépouillement, les partis politiques distribuent des feuilles de décompte des votes (oy sayım çetelesi) à leurs membres d’équipe pour faciliter le suivi et le comptage. Le CHP a particulièrement veillé à placer des scrutateurs supplémentaires à côté des assesseurs peu familiers avec le processus ou les assesseurs âgés. Les bénévoles des Volontaires d’Istanbul, se sont partagé les étages : responsabilité d’un étage à un bénévole, ce qui fait trois ou quatre bureaux du vote pour une personne. L’objectif est de récupérer les résultats de tous les bureaux, sans avoir à surveiller les processus de décompte dans chacun d’entre eux puisqu’il y a déjà des scrutateurs des partis du gouvernement et d’opposition22.
Au moment du dépouillement des scrutins, l’objectif pour les acteurs politiques est de suivre le processus et de détecter toutes les fautes commises en défaveur de leur parti afin de les objecter :
« Le dépouillement des votes a été réglementé. Il était légalement obligatoire de compter d’abord l’élection de la municipalité métropolitaine, puis l’élection de la municipalité de l’arrondissement et du conseil d’arrondissement et enfin l’élection du maire du quartier (muhtar). Mais pour ne pas attendre, les muhtar demandaient que le décompte des votes des maires de quartier soit réalisé en premier. Certains présidents du bureau ont accepté cette demande, mais cela n’a pas été en faveur des partis politiques. À la suite de la demande des avocats du CHP dans l’école, les avocats du centre électoral du CHP de l’arrondissement ont indiqué que l’ordre légal devait être strictement respecté et qu’il fallait commencer à compter pour l’élection de la municipalité métropolitaine. La majorité des présidents du bureau était convaincue. Lorsqu’un président a insisté pour que les décomptes des muhtar soient effectués en premier, les avocats du CHP l’ont fait parler au téléphone avec les avocats du CHP de l’arrondissement et l’ont fait revenir sur sa décision. »23
Photo 10 (gauche). Moment du dépouillement des votes dans une salle de classe. Les assesseurs sont assis à droite, les scrutateurs à gauche de l’entrée. Une bonne dizaine de personnes est présente dans la classe. Le président de la commission du bureau de vote leurs montre chaque scrutin au moment du comptage.
Photo 11 (droite). Exemple de feuilles de dépouillement distribuées par un parti politique lors des élections présidentielles de 2023 pour faciliter le comptage des votes des scrutateurs et assesseurs.


CONCLUSION
Le jour des élections, la zone électorale, comprenant le bâtiment de l’école et les salles des bureaux de vote, est loin d’être neutre et apolitique, même si les activités politiques y sont interdites. L’organisation électorale, plus qu’une question technique, transforme le lieu où le scrutin se déroule en un espace de compétition politique. Cet article a d’abord montré comment cette compétition prenait forme, depuis l’installation des commissions des bureaux de vote jusqu’au dépouillement des bulletins de vote. Il a également mis en lumière les coopérations entre les acteurs, avant et durant le jour de l’élection, ainsi que les principaux moments de tension.
Dans un contexte autoritaire où la méfiance envers les élections est forte24, les partis politiques et les organisations civiles investissent de nouveaux outils et pensent de nouvelles stratégies pour garantir la sécurité électorale. Il en est de même pour les acteurs étatiques25. Par exemple, après les élections locales de 2024, le président du Haut Comité Électoral a observé le système de vote électronique américain durant les élections présidentielles aux États-Unis en novembre 2024 et annoncé son intérêt pour mettre en place le vote électronique en Turquie afin de « faire avancer le système électoral turc »26. Nous verrons si ces changements prévus par le Haut Comité Électoral contribueront au bon déroulement des prochaines élections dans une ambiance moins tendue au sein des écoles.
NOTES
1 Loi sur les dispositions fondamentales relatives aux élections et aux registres électoraux (seçimlerin temel hükümleri ve seçmen kütükleri hakkinda kanun).
2 Cet article prévoit que les urnes doivent être installées dans les écoles et dans les lieux loués par le Haute Comité Électoral s’il n’y a pas d’école dans la circonscription électorale.
3 C’est un type de gouvernement local au niveau du quartier en Turquie. L’élection du maire du quartier (muhtar) a lieu au moment des élections locales.
4 Je remercie Élise Massicard qui m’a alerté dans nos échanges que cette compétition le jour de l’élection était un phénomène observable dans les écoles avant 2010. Cet article ne rejette pas l’existence d’une telle compétition avant ces dates, mais souligne plutôt l’intensification de la compétition et la centralité de ce phénomène dans les élections.
5 Le mouvement Gezi a été déclenché en 2013 par la résistance des groupes écologistes contre le projet de construction de centre commercial en démolissant le parc de Gezi qui se trouve à côté de Taksim, à Istanbul. Il a ensuite pris d’ampleur et s’est transformé en un mouvement réclamant la démocratie et la liberté contre les politiques autoritaires et conservatrices du gouvernement.
6 Selon les chiffres de l’Electoral Integrity Project, la confiance des électeurs pour le système électoral diminue drastiquement depuis 2014. Voir l’article : AKKAS, Simge, « Türkiye’de Seçimler Güvenilir mi? | Doğruluk Payı », 2023.
7 JAMES, Toby S., SEAD Alihodzic, « When Is It Democratic to Postpone an Election? Elections During Natural Disasters, COVID-19, and Emergency Situations », Election Law Journal: Rules, Politics, and Policy, vol.19, n°3, 2020, p.344‑362.
8 BONZON, Ariane, « L’opposition citoyenne des geeks : et si c’était ça le (nouveau) modèle turc ? » Slate, 2014.
9 Volontaires d’Istanbul se mobilise pour Ekrem İmamoğlu depuis 2019 au sujet de la sécurité électorale et la campagne électorale. Elle a été chargée de l’organisation de la sécurité électorale pour Kemal Kılıçdaroğlu, candidat commun de l’Alliance de Nation (Millet İttifakı) sous le nom de Volontaires de Turquie (Türkiye Gönüllüleri).
10 Trois partis différents au maximum pour les bureaux de vote installés dans les pays étrangers.
11 Notes d’observation, 31 mars 2024, Istanbul.
12 Nous montrons de façon plus détaillé cette logique de collaboration entre les partis politiques d’opposition et les organisations civiles dans l’article : MASSICARD, Élise et GÜMÜŞ, Necati Mert, « Qui va protéger les urnes ? Concurrences et coopérations autour de la cause de la regularité des élections en Turquie », Pôle Sud, vol.61, n°2, 2025, p.37-56.
13 Ekrem İmamoğlu est un entrepreneur et un homme politique membre du CHP. Au début des années 2010, il a rejoint le CHP et a pris la présidence de l’organisation du parti dans l’arrondissement de Beylikdüzü à Istanbul. Il a été maire de Beylikdüzü entre 2014 et 2019, puis a été élu maire de la municipalité métropolitaine d’Istanbul en 2019. Lors des élections de 2024, il a de nouveau été élu maire d’Istanbul.
14 Notes d’observation, 31 mars 2024, Istanbul.
15Ibid.
16 En effet, selon la loi électorale, il est interdit aux partis politiques d’exposer des objets tels que des emblèmes, des brochures dans la zone électorale (l’école et sa cour). Par conséquent, les partis politiques participant aux élections essaient de trouver un symbole commun pour se reconnaître le jour de l’élection. Lors des élections de 2024, les volontaires d’Istanbul et le CHP ont choisi comme symbole le stylo rouge accroché à un fil à porter autour du cou. Il n’y avait pas d’écriture ou d’emblème sur le stylo (photo 3).
17 Pendant mes observations participantes dans trois élections, j’ai pu voir très peu de fois l’affichage du rapport des résultats sur la porte de classe. J’ai même signalé cette erreur moi-même une fois au directeur d’école lors du premier tour des élections présidentielles et législatives de 2023 à Bursa, le directeur ne m’a pas pris au sérieux en expliquant qu’il n’était pas au courant d’une telle obligation.
18 Notes d’observation, 31 mars 2024, Istanbul.
19 J’ai entendu cet exemple régulièrement dans mes discussions lors des élections et lors de ma recherche sur la sécurité électorale en Turquie en 2023 et 2024.
20 Notes d’observation, 31 mars 2024, Istanbul.
21 Notes d’observation, 31 mars 2024, Istanbul.
22 Notes d’observation, 31 mars 2024, Istanbul.
23 Notes d’observation, 31 mars 2024, Istanbul.
24 AKKAS, Simge, « Türkiye’de Seçimler Güvenilir mi? », Doğruluk Payı, 2023.
25 Par exemple, le ministère des affaires intérieurs a présenté une application (GAMER) en 2023 afin de suivre les résultats électoraux en mobilisant les forces de police mandatées dans les écoles le jour d’élection, mais cette décision a été rejeté par Le Haut Comité Électoral.
26 HASASU, Can, « YSK Başkanı Yener ABD’de seçim sürecine ilişkin gözlemlerini paylaştı », Anadolu Ajansı. 2023.