Alexandra Goujon : En novembre 2013, suite à la décision du président en exercice Victor Ianoukovitch de suspendre la signature d’un accord d’association avec l’Union Européenne, des mobilisations émergent sur la place centrale de la capitale. D’abord tournées vers une question de politique étrangère, les revendications s’élargissent à la contestation de la légitimité des autorités face à la répression du régime. Devenues un mouvement national de protestation contre la corruption généralisée du système politique et l’autoritarisme du pouvoir, ces mobilisations conduisent à la démission du président le 21 février 2014 après la mort de 80 manifestants dans le centre de Kiev. Cette révolution est présentée comme un coup d’État par la Russie qui soutient les mouvements séparatistes qui se développent dans le sud et dans l’est de l’Ukraine. En mars 2014 la Fédération de Russie annexe la Crimée suite à la prise des bases militaires ukrainiennes et à l’organisation d’un référendum conduit en l’absence d’observateurs internationaux.
En avril 2014, des groupes armés s’emparent de bâtiments d’administrations publiques dans plusieurs villes de l’est de l’Ukraine et proclament la création des républiques sécessionnistes, la « République Populaire de Donetsk » et la « République Populaire de Louhansk ». La « Novorossia »[mfn]Le projet de « Nouvelle Russie » invoqué par les séparatistes et par la Fédération de Russie englobait le sud-est de l’Ukraine pour faire la jonction avec la Crimée et la Transnistrie. Après l’organisation de référendums d’autodétermination le 11 mai, les autorités des républiques autoproclamées de Donetsk et de Louhansk avaient signé un accord pour former une confédération du même nom. Les forces séparatistes soutenues économiquement et militairement par la Russie abandonnent le projet après la signature accords de Minsk en février 2015.[/mfn] – nouvelle Russie – est imposée par la force, notamment via la répression des mobilisations pour l’unité du pays. Malgré l’intervention de l’armée régulière russe durant l’été 2014, la guerre est officiellement désignée comme une opération de « sécurité intérieure », déclenchée en avril 2014 par les autorités ukrainiennes et mobilisant des centaines de milliers d’Ukrainiens.
Les échanges de tirs et les bombardements sont quotidiens sur une frontière de 400 kilomètres entre les territoires non contrôlés par le gouvernement ukrainien, et les zones où l’armée ukrainienne est déployée, faisant une dizaine de victimes par semaine. Largement mobilisée à travers six vagues de conscription entre avril 2014 et avril 2016, la population paie lourdement les conséquences du conflit et de la crise économique qui en résulte. Le Haut Commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme a recensé 31 690 victimes (9 553 morts et 22 137 blessés) entre mi-avril 2014 et fin juillet 2016. Cette situation a également engendré un flux massif de déplacés à l’intérieur du pays, les dernières estimations de l’Internal Displacement Monitoring Center faisant état de 1,7 million de personnes ayant fui la zone de conflit.
Nous assistons aujourd’hui à une recrudescence des combats dans la région du Donbass. Dans ce contexte, où en sont les négociations entre les acteurs en présence ?
Les accords de Minsk initialement signés en septembre 2014 et renégociés en février 2015 ont fait l’objet d’un entretien téléphonique le 24 janvier dernier entre François Hollande, Angela Merkel et Vladimir Poutine. À cette occasion, il a notamment été réaffirmé par les acteurs présents que les accords de Minsk devaient demeurer le cadre prioritaire pour la résolution du conflit dans le Donbass.[mfn]À la suite de l’échec du premier protocole de Minsk signé en septembre 2014, un accord est renégocié lors d’un sommet organisé à Minsk en urgence le 11 février 2015. La deuxième version des accords de Minsk prévoit notamment une réforme constitutionnelle avec l’octroi d’un statut spécial aux territoires non contrôlés, l’organisation d’élections en présence d’observateurs internationaux, la mise en place d’un processus de démilitarisation par le retrait de l’artillerie lourde de la ligne de front et l’entrée en vigueur d’un cessez-le-feu. [/mfn] Les cessez-le-feu n’ont jamais été totalement respectés, les acteurs s’accusant mutuellement d’alimenter le conflit avec notamment des tirs à l’arme lourde de chaque côté de la ligne de contact.
Ce terme est employé pour éviter la notion de ligne de front qui ferait trop penser à une guerre, la terminologie officielle étant opération anti-terroriste (anty terorystychnoyi operatsiyi). Pourtant, il n’est pas possible de parler de conflit gelé puisqu’il y a régulièrement des victimes ; nous pouvons parler d’un conflit de basse intensité mais persistant.[mfn]Les combats ayant lieu à Adviivka fin janvier 2017 ont fait depuis plusieurs dizaines de morts, principalement des civils.[/mfn]Les accords de Minsk correspondent à une feuille de route en treize points et les principaux acteurs impliqués – l’Ukraine et la Russie – n’ont pas la même conception de leur ordre de priorité. Du côté des autorités ukrainiennes, on envisage un statut d’autonomie politique pour ces régions séparatistes, qui éventuellement pourraient ne plus s’appeler République Populaire de Donetsk et République Populaire de Louhansk. Néanmoins la condition première de mise en place d’un tel statut consiste, pour les autorités ukrainiennes, en une sécurisation du territoire avec un processus de démilitarisation et le rétablissement de la frontière avec la Russie.
À l’inverse, le gouvernement de la Fédération de Russie, tout comme les représentants des républiques sécessionnistes, mettent en avant le processus politique avant l’instauration du processus de démilitarisation. L’absence de consensus sur l’ordre de priorité des accords de Minsk empêche la résolution du conflit. Un autre élément important est, en prenant une perspective plus large, que l’on peut douter des intentions des acteurs politiques en présence et notamment du président russe et de sa volonté de résoudre le conflit eu égard à ce qui s’est passé dans d’autres régions de l’espace post-soviétique. On a affaire à un phénomène d’État séparatiste auquel sont confrontés d’autres États ; on pense notamment à la Transnistrie en Moldavie, l’Abkhazie et l’Ossétie du sud en Géorgie. Ces entités sont issues de conflits qui sont devenus des conflits gelés ; ce sont des États séparatistes qui existent de facto depuis plus de vingt ans, qui ne sont pas reconnus par la communauté internationale et qui bénéficient du soutien politique, financier et militaire de la Russie.[mfn]Le scénario de la création des républiques sécessionnistes a déjà été utilisé dans l’espace post-soviétique notamment en Moldavie avec la république de Transnistrie, et en Géorgie, avec la création des républiques d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud. Militarisées au début des années 1990 par la Fédération de Russie, ces républiques dépendantes du soutien financier de Moscou ne sont pas reconnues par les gouvernements centraux de Chisinau et de Tbilissi qui demandent le retrait des troupes étrangères.[/mfn]
Quels sont les effets politiques du conflit dans la région du Donbass sur le reste du pays ?
Le soutien de la Russie à ces États séparatistes vise à déstabiliser les pays concernés qui, selon Moscou, font partie de sa sphère d’influence et sur lequel les dirigeants russes pensent avoir un droit de regard, à savoir la Géorgie, la Moldavie, et l’Ukraine. La résolution de ces conflits est empêchée par la stratégie de la Russie de mettre à mal l’intégrité territoriale de ces États pour qu’il y ait une pression permanente sur leurs choix de politique intérieure et de politique étrangère. Ce sont les trois États dont les dirigeants préconisent et agissent en faveur de relations plus étroites avec l’Union Européenne et l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). En dehors de la déstabilisation interne, le séparatisme entraîne, du point de vue des acteurs européens et occidentaux, une sorte de méfiance face à des États qui ne contrôlent pas l’intégralité de leur territoire. En Ukraine, la situation est plus récente qu’ailleurs et les combats n’ont jamais véritablement cessés. Les dirigeants sont donc soumis à diverses contraintes.
Au regard de sa situation géopolitique, l’Ukraine est sous la pression militaire et diplomatique de la Russie, mais subit également des pressions diplomatiques de la part des occidentaux qui veulent une résolution du conflit dans les plus brefs délais car l’Ukraine est aux portes de l’Europe. Mais les enjeux de politique intérieure pèsent également. En dehors des demandes de réforme politique, le futur statut des régions, aujourd’hui séparatistes, divise la société ukrainienne et les responsables politiques. Une possibilité serait d’abandonner les régions non contrôlées qui ne représentent que 7% du territoire ukrainien, mais cette solution n’est pas envisagée ouvertement par les autorités ukrainiennes. La reprise du contrôle de ce territoire impliquerait des transformations économiques et sociales importantes, une restructuration complète de ce bassin industriel, notamment au regard des destructions causées par les combats, ce qui engendrerait des coûts massifs pour l’État ukrainien. Une autre possibilité serait la récupération de ces territoires mais avec des divergences sur les moyens et la finalité. Si certains envisagent l’usage de moyens militaires, l’issue semble plus qu’incertaine tant que l’appui militaire russe est massif, sans compter les coûts importants notamment en termes de vies humaines.
Si le scénario des accords de Minsk venait à se réaliser, à savoir le rétablissement de la frontière avec la Russie et la tenue d’élections dans les régions de Louhansk et de Donetsk, quel statut serait octroyé aux élites politiques et militaires de ces régions ? Les modalités de l’amnistie prévues par les accords de Minsk excluent la participation à des activités militaires et criminelles. Concrètement, serait-il envisageable qu’Alexandre Zakhartchenko (le président de la « République Populaire de Donetsk[mfn]Commandant d’une unité paramilitaire ayant organisé la prise du bâtiment de l’administration de Donetsk, il prend la direction des forces militaires d’autodéfense de la ville. Après avoir succédé au citoyen russe Alexandre Borodaï au poste de premier ministre de la république de Donetsk en août 2014, il est élu président de la république de Donetsk le 2 novembre 2014.[/mfn] ») soit un jour gouverneur de cette région qui serait réintégrée à l’Ukraine et aurait une influence sur les institutions centrales ? C’est une issue impossible à envisager pour certains responsables politiques mais encore plus pour les combattants côté ukrainien et leurs familles. Le président ukrainien doit donc faire face, d’une part, aux injonctions internationales sur l’application des accords de Minsk, et, d’autre part, aux acteurs internes qui n’envisagent pas ces accords comme une solution viable.
Assiste-t-on à des évolutions politiques au niveau local ou national en Ukraine depuis la révolution Euromaïdan de l’hiver 2013-2014 ?
Un certain nombre d’acteurs politiques et de militants de la société civile en Ukraine considèrent que les transformations politiques, sociales, économiques doivent être la priorité du gouvernement aujourd’hui. Cela permettra d’améliorer les conditions de vie et de rendre l’Ukraine plus attractive pour des investisseurs étrangers malgré le conflit qui ne doit pas être un prétexte pour ralentir les réformes. Cependant plusieurs problèmes se posent. Les participants à la révolution et ceux qui se revendiquent de cette révolution placent la lutte contre la corruption au centre des actions à mener et considèrent que les progrès ne sont pas suffisants. La transformation du système politique ukrainien implique d’énormes moyens afin d’opérer une dissociation entre les intérêts politiques et les intérêts financiers qui se sont coalisés dans les années 1990 autour de plusieurs groupes oligarchiques.
Une grande partie des hommes politiques et des députés sont également des hommes d’affaires comme l’actuel président ukrainien. Malgré une législation de plus en plus contraignante, les anciennes pratiques politiques de corruption et de clientélisme persistent au niveau national comme au niveau local. Les acteurs politiques sont liés à des groupes économiques et financiers importants qui influent sur la prise de décision et freinent les changements systémiques. Le changement de pouvoir n’implique donc pas un changement de système mais plutôt une recomposition des richesses et des élites politiques associées. Ces recompositions sont intéressantes à observer au niveau local, notamment dans le Donbass sous administration ukrainienne. Sous la présidence de Viktor Ianoukovitch, de 2010 jusqu’à la révolution, cette région était sous l’emprise d’une verticalité du pouvoir gérée par le parti pro-présidentiel, le Parti des Régions. Après la fuite du président, le parti a volé en éclat mais une grande partie des élites affiliées se sont retrouvées au sein d’un nouveau parti, le Bloc d’opposition. Et au niveau local le renouvellement des élites politiques est faible, y compris après les élections locales de 2015.
De quelle nature sont les évolutions politiques et sociales dans la région du Donbass sous administration ukrainienne ?
À Slaviansk, une ville de plus de 100 000 habitants située à une centaine de kilomètres de Donetsk, prise puis administrée par les séparatistes du mois d’avril 2014 au mois de juillet 2014, l’élite politique issue du Parti des Régions s’est majoritairement maintenue au pouvoir. Mais elle a besoin du soutien au niveau central pour préserver la sécurité, l’ordre public, et pour obtenir d’éventuels soutiens budgétaires. Par ailleurs, pour maintenir cette région sous son contrôle, le gouvernement doit trouver de nouveaux alliés locaux parmi ceux qui, à l’époque, étaient proches du Parti des Régions et qui étaient affiliés à des hommes d’affaires. Le relai présidentiel et gouvernemental dans le Donbass est l’administration régionale, basée à Kramatorsk à 20 km de Slaviansk et avec laquelle les autorités locales doivent composer. Le maire de Slaviansk, élu en 2015, est un ancien conseiller municipal, membre du Parti des Régions, qui entretient des relations politiques étroites avec une députée et femme d’affaires du Bloc d’opposition.
Les pratiques clientélistes perdurent et sont dénoncées par une minorité de militants qui se réclament de l’héritage de la révolution et qui font pression sur les autorités locales pour obtenir plus de transparence dans le budget municipal ou dans la prise de décision. Ces militants sont souvent soutenus par une poignée de conseillers municipaux, nouvellement élus et favorables aux réformes. La mise en place des pétitions en ligne, pour que certaines questions soient discutées au conseil municipal, est ainsi considérée comme un progrès pour favoriser l’implication des citoyens dans la vie politique locale. Mais les transformations sont lentes dans une région où la délégation du pouvoir est de mise contre l’obtention d’avantages tels la réfection d’une cage d’escalier ou d’une aire de jeux pour enfants. Pour montrer leurs désaccords et faire valoir leurs revendications, les militants de la société civile organisent également des manifestations avant les réunions du conseil municipal.
Dans les territoires du Donbass sous administration ukrainienne, la société civile est également très active dans l’aide humanitaire, que ce soit à l’égard des personnes déplacées ou des personnes vivant à côté de la ligne de contact qui s’étend sur près de 400 kilomètres et traverse de nombreux villages. De nombreux habitants, notamment les personnes les plus vulnérables comme les personnes âgées, n’ont pas pu quitter la région en l’absence de politique d’évacuation des civils des zones de combat. Aujourd’hui l’aide humanitaire est gérée depuis les territoires qui ne sont pas en proie aux combats, avec la distribution par des ONG locales ou internationales, de packs de nourriture, de produits de première nécessité, de médicaments, de vêtements ou la reconstruction de bâtiments. Nous avons également une forte mobilisation qui se manifeste par des actions d’entraide à l’échelle locale. À Slaviansk par exemple, où une communauté protestante s’est installée depuis le début des années 1990, plusieurs Églises, qui menaient jusqu’alors des activités pour l’intégration des orphelins ou la réhabilitation de toxicomanes, sont mobilisées depuis le début du conflit dans l’évacuation de personnes des villes ou villages bombardés, dans l’aide aux personnes déplacées et aux personnes qui vivent à côté de la ligne de contact. À l’heure actuelle, elles se rendent toutes les semaines dans les petites villes proches du front pour fournir une aide humanitaire aux habitants ayant choisi de ne pas quitter leur foyer malgré les combats.