Entretien avec Yoletty Bracho, réalisé par Mathilde Allain
La révolution bolivarienne initiée par Hugo Chávez en 1999 s’était donnée pour objectif de transformer l’État vénézuélien. Vous vous êtes intéressée à sa mise en place dans les quartiers populaires, ainsi qu’aux évolutions des rapports entre leurs habitants et les administrations. Comment se concrétise ce « pouvoir populaire » au Venezuela et que signifie dans ce contexte « transformer l’État » ?
La catégorie de « pouvoir populaire » est propre au langage militant, mais dans le contexte vénézuélien elle a aussi un sens administratif. Le terme a été mobilisé par les gouvernements chavistes (1999 – jusqu’à nos jours) pour nommer leurs programmes d’action publique participative. À l’origine, ces programmes ont eu pour objectif de matérialiser la révolution bolivarienne dans les quartiers populaires en favorisant leur accès aux biens et services publics tels que l’eau, l’électricité, la voirie, l’éducation, la santé. Ils se sont construits par des mécanismes dits participatifs ou de co-construction, qui faisaient interagir bénéficiaires et administrations.
Pour mettre en place ces programmes, les administrations ont intégré dans leurs rangs un personnel capable de tenir le rôle d’intermédiaire entre les institutions publiques et les populations des quartiers populaires. Il s’est agi notamment de militants issus des courants partisans et associatifs de la gauche vénézuélienne, qui entretenaient déjà des relations de proximité politique et sociale avec les quartiers populaires. Ces militants s’engagent à travailler au sein de l’État par conviction, mais aussi en suivant les offres d’emploi des gouvernements chavistes. Leur but est double : agir pour faire en sorte que les ressources publiques parviennent aux quartiers populaires, et faire jurisprudence afin qu’à leur départ ces échanges perdurent. Voilà ce qu’ils appellent transformer l’État depuis l’intérieur. À terme, on peut considérer que ces intermédiaires ont eu peu de succès dans leur projet.
Vous évoquez plusieurs courants au sein de la gauche vénézuélienne, ce qui va quelque peu à rebours de l’impression d’une gauche unie autour d’un projet bolivarien révolutionnaire. Quelles sont les différentes dimensions de cette gauche ?
L’impression d’une gauche vénézuélienne monolithique est surtout le fruit des efforts menés en ce sens par les forces politiques chavistes. On peut effectivement identifier, de manière schématique, deux grandes catégories au sein des gauches au Venezuela : les gauches partisanes et associatives.
Par gauches partisanes, je désigne celles organisées en partis politiques. À cet égard, il est essentiel de souligner le rôle structurant d’Hugo Chávez dans la création du Parti Socialiste Uni du Venezuela (PSUV) en 2006 et du « Grand Pôle Patriotique » (GPP – ancien Pôle Patriotique) en 2012. Ces structures ont servi à homogénéiser les gauches partisanes, que ce soit par la fusion des formations politiques en un seul parti (PSUV), ou par la construction de coalitions électorales (GPP) en soutien aux candidats du PSUV. C’est donc un travail de groupement des forces de gauche opéré par le chavisme pour produire une unité à visée électorale, mais qui cherche à gommer la pluralité au sein de ces forces et à empêcher les contestations au chavisme.
De leur côté, les gauches associatives sont constituées de structures que l’on qualifie au Venezuela d’« organisations populaires ». Historiquement, ces organisations ont participé aux côtés d’autres forces de gauche à diverses luttes comme celles de la défense des droits humains, du droit au logement, et la lutte contre le recrutement forcé au service militaire. Elles deviennent par la suite les interlocutrices privilégiées des gouvernements chavistes dans la mise en place des programmes d’action publique participative. Lorsqu’il s’est agi d’installer, par exemple, des centres d’accès aux soins de proximité (Misión Barrio Adentro) dans différents quartiers populaires de Caracas, les porte-parole des organisations populaires ont été les intermédiaires des administrations publiques, scellant ainsi des relations étroites entre gouvernements chavistes et organisations populaires. Cette liaison explique comment la marge d’autonomie de ces organisations populaires, qui pour beaucoup se revendiquent « chavistes », s’est retrouvée étroitement encadrée malgré les ruptures qu’elles ont pu opérer vis-à-vis de certaines figures fortes du chavisme.
Vous avez mené plusieurs enquêtes de terrain au Venezuela dans le cadre de vos recherches. Pouvez-vous nous décrire le quartier que vous avez étudié et les transformations vécues à partir de certains de vos enquêtés ?
J’ai mené mon enquête principalement au sein de deux quartiers populaires de Caracas, le 23 de enero (le 23 janvier) et La Vega. Dans le cas de La Vega, il s’agit d’un ensemble très vaste situé à l’ouest de Caracas et construit sur une colline, comme beaucoup de quartiers populaires de la ville. Au sein de La Vega, j’ai mené mes enquêtes dans le secteur de Las Casitas (les petites maisons), qui se situe très haut sur la colline, à 15 km du centre-ville historique. C’est là que vit la famille que j’appelle ici Maldonado, à l’origine des mobilisations pour l’accès au logement et aux services publics qui ont animé le quartier dans les années 1970-1980.
Au fur et à mesure de ces mobilisations, les membres de la famille Maldonado ont appris à interpeller et à dialoguer avec les pouvoirs publics, un savoir-faire qu’ils ont réactivé à l’arrivée des gouvernements chavistes. Ainsi, dans les années 2000, les Maldonado sont devenus les interlocuteurs privilégiés des administrations publiques pour la mise en place des programmes d’action publique participative du secteur de Las Casitas. Grâce à leur intervention, ce secteur a pu obtenir l’installation d’un centre d’accès gratuit à l’informatique, d’un supermarché de produits subventionnés, ou encore la mise aux normes de son aire de jeu pour mettre en place des activités pour les jeunes.
Cet exemple montre comment la circulation de ressources entre quartiers populaires et administrations publiques a été possible du fait de la liaison entre des acteurs comme la famille Maldonado, qui portent la parole de leur quartier auprès des administrations publiques, et ces dernières, qui emploient désormais des militants ayant des relations de proximité avec ces quartiers. Toutefois, il faut prendre garde au fait que ces exemples sont circonscrits à la fois dans l’espace et dans le temps, et par ce fait observer que les politiques participatives des gouvernements chavistes n’ont pas modifié de manière durable les structures inégalitaires à l’origine des manques vécus par les classes populaires du pays.
Ces nouvelles relations entre administrations et administrés reconfigurent-elles le rapport que les habitants des quartiers populaires entretiennent avec la ville, et plus largement avec la politique depuis les années 2000 ?
L’histoire des quartiers populaires vénézuéliens est celle d’un tiraillement entre alliances et confrontations avec l’État. Dans les années 2000, la mise en place des politiques participatives par les gouvernements chavistes semble changer la donne (de manière circonstancielle), transformant l’État en un allié potentiel. Une des expressions les plus visibles de ces transformations est celle de l’accès à la ville par les classes populaires. En effet, quand la vie quotidienne des classes populaires ne se limite pas aux économies et sociabilités propres aux quartiers populaires, mais qu’elle peut s’étendre jusqu’aux sociabilités politiques et économiques situées au centre-ville, alors il est possible pour ces populations de tisser de nouvelles alliances qui se transforment en biens symboliques et matériels trouvant, en retour, leur chemin vers les quartiers populaires.
Concernant la conjoncture de fin 2020, le tiraillement entre classes populaires et l’État continue, désormais dans le sens d’une coupure forte entre les deux. Dans ce contexte, la mobilité des classes populaires se voit complétement remise en cause notamment en raison de la crise économique et politique. Ce manque de mobilité restreint les économies internes et les horizons sociaux des quartiers populaires, ce qui, ajouté à la répression du dissensus, a de fortes conséquences sur les capacités d’organisation contestataire des classes populaires.
Vous vous êtes aussi penchée sur les acteurs du secteur associatif qui travaillent pour l’État au sein des administrations vénézuéliennes, aux transformations de leur militantisme et à la transformation de l’État par ces militants. Qui sont ces personnes qui accompagnent la révolution au sein des institutions ?
Mes enquêtes m’ont permis d’identifier plusieurs profils parmi les militants qui agissent comme intermédiaires de l’action publique participative. Un premier profil est celui des militants issus des quartiers populaires. Que ce soit par leur engagement local ou par leurs études, ces acteurs ont vécu des parcours d’ascension sociale qui leur permettent d’intégrer des organisations militantes externes à leurs quartiers, qui disposent d’une visée nationale. Le deuxième profil rassemble des militants issus de la classe moyenne intellectuelle qui, malgré l’absence de lien direct avec les quartiers populaires, finissent par se rapprocher des organisations populaires. En effet, ils suivent les engagements politiques ayant jadis été portés par leurs parents (anciens militants des gauches latino-américaines et vénézuéliennes), et s’inscrivent dans les voies du militantisme estudiantin.
Enfin, le dernier groupe est celui des militants internationalistes, composé de jeunes venus de différents pays d’Europe (France, Espagne) et d’Amérique latine (Argentine principalement) pour soutenir la révolution bolivarienne. Tous ces profils ont pu travailler ensemble à la conception et à la mise en place des programmes participatifs initiés par les gouvernements chavistes, tout en étant eux-mêmes soumis à des conditions de travail précaires. En effet, même si ces intermédiaires portaient de fortes responsabilités politiques, ils étaient embauchés sur des contrats précaires et de courte durée, ce qui a inévitablement eu tendance à restreindre leur véritable capacité à transformer l’État.
Si l’objectif de transformation de l’État demeure confronté à des fortes contraintes administratives, économiques et politiques, que reste-t-il de la participation ?
Même si les politiques participatives ne sont pas une invention des gouvernements chavistes, ceux-ci leur ont donné un nouvel élan dans les années 2000. Ce qu’il en reste est un répertoire d’action étatique reconnu par des acteurs politiques de divers bords, ce qui me fait penser que les politiques participatives vont certainement continuer à exister au Venezuela à plus long terme. Par contre, le contenu et le sens qui leur sera donné est susceptible de changer. L’idée de transformer l’État depuis l’intérieur, ce que certains acteurs ont promu au début du XXIe siècle a pu donner aux politiques participatives des gouvernements chavistes un sens politique fort, « populaire », qui visait une certaine universalité. Ces questions sont beaucoup moins présentes au sein de ces programmes à la fin des années 2000 et au début des années 2010. Plus récemment, la participation promue par le gouvernement de Nicolás Maduro évacue, sous couvert de gestion de crise, tout enjeu politique et démocratique et se contente de la répartition de maigres rations de nourriture à des populations dans le besoin.
Dans la conjoncture actuelle, ce sont plutôt les ONG qui prennent une place centrale au sein des systèmes de solidarité et de structuration des revendications droit-humanistes chez les classes populaires. Il est désormais possible d’observer les ONG internationales s’appuyer au quotidien sur leurs homologues vénézuéliennes afin d’accomplir leur travail de gestion de crise à partir d’une approche humanitaire. Cette nouvelle configuration des politiques de solidarité tend à produire deux types de clivages : les premiers sont politiques, opposant associations citoyennes et organisations populaires au moment de construire des relations avec les ONG nationales et internationales ; les seconds sont d’ordre social et tendent à promouvoir les militants maîtrisant les codes requis pour s’adresser à ces ONG au détriment des autres.
En somme, l’action humanitaire est aujourd’hui une composante structurelle du quotidien vénézuélien. Or, les solidarités construites autour du champ humanitaire peuvent provoquer des processus d’éloignement du politique. En effet, le paramètre de neutralité propre à ce champ et qui permettrait aux acteurs humanitaires de mieux intervenir dans des contextes clivés, peut imposer l’éloignement des clivages politiques du quotidien de bénéficiaires qui, étant aussi des citoyens, ont un rôle essentiel à jouer dans la définition d’un possible avenir démocratique pour le pays.
Nous aimerions vous poser une dernière question portant sur les pratiques et méthodes des sciences sociales au sein des terrains politiquement polarisés. Comment êtes-vous parvenue à mener votre enquête de terrain dans un contexte vénézuélien très polarisé ? Et comment construisez-vous la continuité de vos réflexions entre le travail d’écriture et les suites du processus de dégradation politique et sociale que vous constatez dans le pays ?
Entre mes enquêtes de terrain menées durant les années 2014-2015 et l’actualité de 2021, j’ai été obligée d’instaurer une distance. J’écris en me basant sur des données qui ont une temporalité propre et qui font sens à un moment précis. Elles informent sur le présent, mais ne peuvent pas expliquer l’ensemble des conjonctures actuelles. Ainsi, le pas de côté analytique entre mon enquête et l’actualité vénézuélienne est rendu particulièrement visible alors que je rédige actuellement ma thèse et que je conjugue désormais les verbes au passé, tandis que j’avais commencé par les conjuguer au présent. En effet, je suis consciente de traiter de dynamiques qui appartiennent en partie au passé, et de devoir en rendre compte.
Sur les questions de positionnement en tant que chercheuse vis-à-vis de mon objet et terrain de recherche, je continue à revendiquer un engagement vis-à-vis de ce qui se passe au Venezuela, et persiste à fonder mes travaux sur une méthode ethnographique qui m’amène à être très proche des acteurs présents sur place. Cette proximité me permet de garder une sensibilité et un lien avec mon terrain, sans pour autant remettre en cause l’éloignement physique, affectif et temporel nécessaire au processus d’objectivation. Toutefois, l’évolution de mes propres positions politiques et scientifiques me mettent parfois en rupture avec des enquêtés autrefois très proches. En effet, nos parcours politiques peuvent finir par nous éloigner, impliquant des opinions divergentes sur ce qui se passe au Venezuela. Et même si cette réalité suscite chez moi des questionnements, c’est bien par la clarté de mes convictions à la fois politiques et scientifiques que je peux me placer dans les débats sur le Venezuela d’aujourd’hui. Surtout lorsque l’on observe les évolutions dramatiques que connaît le pays.
Dans ce contexte, la binarité qui a pu structurer autrefois le débat politique et scientifique à propos du Venezuela, et de laquelle j’ai pu aussi participer, me semble aujourd’hui plus que jamais vide de sens. Aussi, je trouve qu’il est essentiel de questionner les clivages à partir desquels on a pu penser le pays, afin d’intégrer à l’analyse les nouvelles dynamiques qui structurent le vécu des Vénézuéliens : nouvelles frontières sociales et politiques issues des expériences migratoires, nouvelles expressions des clivages de classe au sein d’une société fortement précarisée, production, réception et contestation de la violence d’État, entre tant d’autres.
Personnellement, en tant que chercheuse mais aussi en tant que migrante, j’éprouve le besoin de réfléchir à ces expériences, ainsi qu’à des nouvelles revendications politiques et scientifiques qui nous permettent de dépasser les limites d’une analyse binaire et réductrice de l’expérience des Vénézuéliens, et donc de ma propre expérience.