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Deux ans après l’accord avec les FARC

Mexico & Central America

Un attentat contre l’école de police de Santander a fait 20 morts à Bogotá le 17 janvier 2019. Celui-ci a été revendiqué par la guérilla de l’ELN, l’Armée de libération nationale. Cet épisode, le plus meurtrier perpétré dans la capitale depuis 2003, ravive les tensions au sein de la société colombienne et remet profondément en cause une sortie négociée du conflit avec la guérilla. Il y a plus de deux ans, le gouvernement colombien avait signé, non sans difficultés1 un accord de paix avec la principale guérilla du pays, les FARC (Forces Armées Révolutionnaires de Colombie) et l’ELN, la seconde guérilla en terme d’effectifs, qui avait également entamé un processus de paix sous la présidence de Juan Manuel Santos. Cependant, depuis l’arrivée du président Iván Duque au pouvoir en août 2018, les dispositions du processus de paix avec les FARC peinent à être mises en place en raison d’obstacles administratifs, législatifs et politiques2. Entre rupture des négociations avec l’ELN, lente mise en œuvre des dispositifs de l’accord de paix avec les FARC et situation alarmante des droits de l’Homme dans le pays, où en est vraiment la paix en Colombie ?

Dans quel contexte politique intervient l’attentat revendiqué par la guérilla de l’ELN ?

Julie Massal : Les négociations avec l’ELN avaient commencé en février 2017 sous le gouvernement précédent de Juan Manuel Santos, elles avaient relativement bien avancé dans un premier temps et il y avait même eu un cessez-le-feu bilatéral avec l’ELN de fin octobre 2017 à fin janvier 2018. Donc les négociations paraissaient en bonne voie. Ensuite, ce cessez-le-feu a pris fin et la négociation a commencé à stagner sur un thème crucial qui est la participation de la société civile aux négociations de paix que réclamait l’ELN. La guérilla considérait que cette participation n’avait pas été suffisante dans le processus [de négociation de la paix entre 2012 et 2016] avec les FARC. Sur ce plan les négociations ont commencé à achopper. Ensuite, le gouvernement de Duque a été élu au mois de juin 2018 et a pris ses fonctions en août 2018. Depuis, les négociations étaient suspendues, l’administration Duque demandait la fin de toutes les actions criminelles et la libération de tous les otages encore retenus par l’ELN. La guérilla considérait cette exigence excessive avant même d’avoir pu négocier.

« Cette rupture met aussi en danger, de nouveau, des populations civiles dans des régions où l’ELN est présente »

Ce qui s’est produit avec l’attentat du 17 janvier dernier c’est une mise en accusation de l’ELN, qui a revendiqué l’attentat le 21 janvier. La guérilla juge que cette action était une réponse aux actions militaires [de l’armée colombienne] qui avaient eu lieu pendant la période des fêtes de Noël alors que l’ELN3 avait déclaré un cessez-le-feu unilatéral. C’était, selon la guérilla, une mesure de représailles. Depuis, les négociations ont été rompues par le gouvernement Duque, qui a demandé à Cuba, où se déroulent les négociations, de remettre les représentants de la délégation ELN présents sur place aux autorités colombiennes. Pour l’heure, cela n’a pas été le cas car cela pose un certain nombre de problèmes juridiques notamment à l’égard des pays garants, la Norvège et Cuba, qui ont annoncé le respect des protocoles4 prévus en cas de rupture du processus de négociation. L’impact sur le processus de paix avec l’ELN est incertain.

Cette rupture met aussi en danger, de nouveau, des populations civiles dans des régions où l’ELN est présente (notamment dans la région frontalière du Venezuela) et dans des zones où les FARC étaient présentes auparavant. Il peut y avoir une recrudescence des affrontements entre dissidents des FARC [des guérilleros qui ont refusé de se démobiliser et de se soumettre au processus de paix, environ 1600 hommes en armes, issus de différents fronts des FARC démobilisées, soit 6.4% des anciens combattants5] et l’ELN.

Mobilisation de diverses associations de victimes sur la place Bolivar à Bogotá. On peut lire sur la banderole « Paix sans crimes d’Etat ». Novembre 2017. © Mathilde Allain

Si on compare le processus de paix des FARC avec celui de l’ELN, quelles sont les particularités des dialogues avec l’ELN dans les thèmes et les modalités ?

Un des points sur lequel la guérilla de l’ELN a beaucoup insisté ce n’est pas seulement la réforme agraire [premier point de négociation du processus de paix avec les FARC] mais c’est aussi l’usage des ressources naturelles et stratégiques, notamment tout ce qui concerne la politique minière et extractiviste. Sur ce plan les négociations ont aussi achoppé, puisqu’il y a eu un refus d’inclure ces thématiques dans les négociations, aussi bien avec le gouvernement Santos qu’avec le gouvernement Duque. Avec l’ELN, cette dimension de la politique énergétique est particulièrement un sujet de division.

Depuis l’arrivée de Duque, les principales mesures contenues dans l’accord de paix conclu entre le gouvernement colombien et les FARC ont été mises à mal. Un peu plus de deux ans après la signature de cet accord, comment percevez-vous la mise en œuvre d’un des points centraux, celui de la justice transitionnelle ?

Les évaluations des avancées du processus de paix faites par l’Institut Kroc de Notre Dame University6 montraient qu’au mois de mai 2018, lors des dernières élections présidentielles, environ 21% du total des mesures de l’accord de paix avaient été mises en œuvre de façon plus ou moins intégrale. Le problème c’est qu’effectivement les points qui restent le plus en suspens sont les réparations aux victimes et la justice transitionnelle, entre autres. Même si la justice transitionnelle a été instaurée depuis un an, la Commission de la Vérité est en place seulement depuis le mois de novembre 2018, et l’Unité de Recherche des Personnes Disparues (UBPD, sigle en espagnol), depuis avril 2017.

Toutes ces entités ont donc pris leurs fonctions mais ont des marges de manœuvre restreintes en termes de budget, de moyens humains et de compétences. Il y a eu un certain nombre de conflits de compétences entre par exemple la Fiscalía (le procureur) et la Juridiction Spéciale pour la paix (JEP). Sur ce point, le cas particulièrement problématique est celui de l’ex-dirigeant des FARC Jesús Santrich qui était accusé par les Etats-Unis de s’être impliqué dans le trafic de drogue après l’accord de paix, ce qui impliquerait qu’il ne soit plus admissible au bénéfice de la justice transitionnelle. Une décision de la JEP rendue le 28 janvier 2019 montre toutefois une absence de preuves permettant d’étayer cette accusation, preuves que le parquet des Etats-Unis devait envoyer aux autorités de la JEP ; la procédure reste à ce jour en suspens.

« Toutes les victimes ne se sentent pas toujours reconnues ou entendues par l’État »

Autres cas litigieux : ceux de certains responsables militaires accusés d’avoir commis des exécutions extra-judiciaires de supposés « guérilleros » tombés au combat, ce qu’on appelle en Colombie des « faux-positifs7 », et qui sont également en cours de révision par la JEP. Il y aura donc un certain nombre de décisions emblématiques prochainement, qui vont montrer la portée politique des décisions de la JEP et plus globalement de la justice transitionnelle. Le deuxième aspect important de la JEP c’est le fait que les auditions avec les groupes de la société civile, de différentes victimes, ont montré que toutes les victimes ne se sentent pas toujours reconnues ou entendues par l’Etat, ce qui génère un certain nombre de frictions entre différentes associations de victimes.

Les associations de victimes se sont prononcées, le 2 février passé, pour dénoncer leur faible prise en compte et la lenteur des processus de réparation en leur faveur. Les victimes des crimes d’Etat (notamment des exécutions extra-judiciaires), mais aussi celles des paramilitaires, s’estiment en outre moins prises en compte par les autorités que les victimes des FARC. Ceci crée un certain nombre de différences dans les modes de reconnaissance des divers types de victimes, qui impactent l’accès aux réparations.

Un autre point important de l’accord de paix est la participation politique des ex-guérilleros des FARC. Le 30 août 2017, la guérilla a créé un parti politique, le parti FARC (Force Alternative Révolutionnaire du Commun). Où en est actuellement l’option politique de l’ancienne guérilla, sa visibilité et la situation de ses membres ?

Aux élections législatives de mars 2018, le parti a obtenu moins de 1% des suffrages (0.86%) mais l’accord avait permis que le parti FARC obtienne d’office 5 députés et 5 sénateurs. A ce jour, toutefois, un sénateur, J. Santrich, a perdu son siège, après sa mise en accusation pour trafic de drogue en avril 20188. La représentation législative de la FARC est donc très faible. Le candidat présidentiel du parti, l’ex leader Rodrigo Londoño, en butte à diverses agressions par des opposants au processus de paix et à la participation politique du parti FARC, notamment lors de meetings durant la campagne électorale, avait dû se retirer de la course à la présidentielle. Et le parti n’a pas pu tisser d’alliances solides avec d’autres forces politiques, de centre ou de gauche, qui évitent de faire part d’un éventuel soutien du parti FARC, en raison de sa stigmatisation sociale.

« Un défi majeur est le sort des anciens combattants démobilisés toujours en processus de réincorporation »

Plus récemment (depuis septembre 2018), il y a eu certain nombre de divisions et de doutes sur la position de ce parti. Celui-ci a réaffirmé sa volonté de poursuivre le processus de paix et donc a demandé à ses leaders qui étaient encore soumis à la justice transitionnelle de respecter leurs obligations envers ce système judiciaire, et notamment de rester dans les zones (ECTR) où ils étaient assignés. Mais depuis septembre dernier un certain nombre d’anciens chefs des FARC, notamment Iván Marquez qui avait participé aux négociations de paix, ont dénoncé le fait que le processus de paix n’était pas respecté par les autorités colombiennes et ont, pour certains, quitté les ECTR, zones où ils devaient rester en processus de réincorporation.

Sur ce sujet là, le parti FARC s’est divisé : certains ont compris ces « réticences » tandis que d’autres les ont condamnées un peu plus vivement. Il y a un débat constant sur ce sujet : est-ce que le parti FARC considère encore le processus de paix comme viable ou non ? En ce sens il est important de signaler que la FARC a condamné l’attentat de l’ELN. Un autre défi majeur est le sort des anciens combattants démobilisés toujours en processus de réincorporation, qui ont lancé des projets productifs agricoles mais qui faute de débouchés, de financements ou de terres, voient ces projets bloqués.

Le risque est que cela contribue à délégitimer à leurs yeux le processus de paix. Ceci pose aussi des questions sur le futur de la réintégration des plus de 7100 anciens combattants regroupés dans les ECTR en août 2017 après leur démobilisation, qui ne sont plus que 3750 en septembre 20189. Le flou et l’incertitude prédominent sur ce processus, qui constitue l’un des points moins avancés de l’accord de paix. Les ECTR sont appelés à être démantelés. Les combattants démobilisés doivent se réinsérer dans la vie civile, malgré une opposition sociale persistante à la coexistence avec eux. Ils sont également victimes d’assassinats à leur encontre (au nombre de 85 fin 2018).

De nombreux travaux documentent les persécutions et les menaces qui pèsent sur les leaders sociaux, syndicalistes, militants de base, activistes politiques, défenseurs de l’environnement, etc. Comment entrevoyez-vous la situation sécuritaire dans le pays d’une part et sa perception par les Colombiens d’autre part ?

Ce qu’il faut relever c’est que la situation des leaders sociaux au cours du processus de paix s’est aggravée notamment après 2014, et surtout, l’intensification du phénomène après l’entrée en vigueur de la paix est désormais confirmée par diverses sources. Quelques chiffres permettent de l’illustrer : selon le rapport le plus récent (octobre 2018), on compte 257 cas de « violations du droit à la vie » entre le 24 novembre 2016 et le 31 juillet 2018, et autant de cas (100) au premier semestre 2018 que pendant toute l’année 2016 (99).

« On observe un rythme de un ou deux assassinats par jour »

Cette aggravation a de multiples causes ; l’une d’entre elles est le retrait des FARC des territoires qu’elles contrôlaient, au profit d’autres acteurs armés et criminels qui utilisent les assassinats collectifs comme un mode de contrôle territorial. De plus en plus de travaux de recherche, mais aussi des enquêtes de divers think tanks sur cette question, devenue plus visible dans le débat politique et médiatique, font état de cette recrudescence : par période, on observe un rythme de un ou deux assassinats par jour, comme l’ont montré par exemple les rapports de l’ONG Somos Defensores, qui centralise les informations de plus de 500 organisations sur le terrain .

Mais il faut être prudent : une grande diversité d’acteurs proposent des données, parfois très différentes. Cela est lié à des problèmes de recueil des données. Toutes les organisations ne recensent pas le même type d’acteurs et le même type de victimes, ne le font pas de la même façon et à la même fréquence. Mais on observe une tendance : ce sont les leaders des conseils d’action communale [le plus petit échelon administratif au niveau municipal] qui sont les plus visés, aux côtés des leaders communautaires et ethniques, ainsi que des militants écologistes, au niveau local le plus souvent.

Parmi eux, tous ceux qui dénoncent en particulier la politique minière et extractive ou des atteintes à l’environnement et à la vision du développement qu’ont les acteurs locaux. S’y ajoutent les promoteurs de la substitution des cultures illicites et donc aussi des leaders paysans. Début 2019, on voit persister l’intensification de ces persécutions, en lien avec des stratégies de contrôle territorial par des acteurs criminels liés au narcotrafic, notamment dans des régions frontalières avec l’Equateur (département du Nariño) et le Venezuela (Nord-Santander, Arauca), et plus généralement dans des régions où des dissidences des FARC ou d’autres groupes armés (dits groupes armés organisés, issus d’organisations mafieuses) sont présents.

Les autorités colombiennes admettent désormais un peu mieux la réalité de cette persécution, ce qui n’était pas le cas avant fin 2017. Il commence à y avoir des initiatives institutionnelles pour traiter ce problème, provenant de diverses instances judiciaires, policières ou ministérielles, sans toutefois enrayer l’aggravation du phénomène. Mais certaines institutions nient ou relativisent encore le caractère systématique de cette persécution. Le rapporteur spécial de l’ONU a fait une visite au mois d’octobre-novembre 2018 : il a mis en évidence cette systématicité et a demandé aux autorités colombiennes d’accentuer leurs actions et initiatives pour lutter contre ce phénomène. Au sein de la population, la prise de conscience progresse : en témoignent un certain nombre de marches et d’actions collectives pour demander une mise en visibilité médiatique et politique de cette situation, promues par les organisations de « défenseurs de défenseurs ».

En tant que chercheuse en Colombie, pensez-vous faire face à certaines difficultés pour mener votre recherche sur les mobilisations sociales ?

Une difficulté majeure est d’avoir accès au terrain, de pouvoir aller dans les régions les plus complexes et les plus dangereuses, puis de pouvoir rencontrer les personnes. Dans ce contexte certaines personnes sont bien évidemment méfiantes et ne veulent pas parler à quelqu’un qu’elles ne connaissent pas. Le langage utilisé au quotidien pour désigner les acteurs sociaux doit également être très prudent et réfléchi. Tout cela génère des difficultés pour prendre ou maintenir des contacts à long terme. Cela implique de s’appuyer ou de tisser des échanges avec des institutions et des partenaires parmi les acteurs locaux qui sont sur le terrain, déjà implantés et connus, et qui sont mieux à même de rester sur le terrain à moyen terme. Le temps est donc un facteur crucial dans cette recherche.

Notes

  1. Voir notre entretien Noria avec Jacobo Grajales ↩︎
  2. Voir notre analyse Noria sur ce sujet. ↩︎
  3. Les négociations ont été engagées sans instaurer en préalable une cessation du conflit ; les combats se poursuivent donc, d’autant que le gouvernement Duque jugeait que l’ELN n’avait pas rempli les conditions pour poursuivre le dialogue, avant même l’attentat. ↩︎
  4. Le non-respect des protocoles impliquerait une mise en cause de leur parole de garant, ce qui en droit international est connu sous le nom de « perfidie ». Par ailleurs d’autres pays hésiteraient à engager leur soutien pour d’autres processus de paix. ↩︎
  5. Selon le rapport « Cómo va la paz ? La reestructuración unilateral del acuerdo de paz », Fondation Paix et Réconciliation (FPR, novembre 2018, p.47). Disponible en ligne. ↩︎
  6. Rapport du Kroc Institut, disponible en ligne ↩︎
  7. Les exécutions de « marginaux » (habitants des rues) ou de jeunes adolescents, déguisés en guérilleros, par des soldats, poussés par une politique du chiffre (dans l’objectif d’obtenir des primes ou des congés) ont surtout été mises en œuvre par les forces publiques durant le gouvernement Uribe (2002-2010) et ont été dénoncées comme un « crime d’Etat » par des associations de victimes. Elles n’ont cependant pas entièrement cessé depuis lors. Les chiffres officiels les évaluent à environ 3000, montant probablement très sous-estimé. ↩︎
  8. Rapport FPR 2018, pp. 214, cité. ↩︎
  9. Les ex-combattants non soumis à des procédures judiciaires peuvent sortir des ECTR en participant à des projets productifs ou autres processus de réincorporation à la vie civile. Certains en sont sortis en raison des conditions de vie très précaires de certains ECTR. Pour plus de détails voir le rapport FPR 2018 p 249, cité. ↩︎