Quel rôle joue le facteur économique dans le déclenchement des manifestations ?
Raphaëlle Chevrillon-Guibert : Très clairement, la crise économique qui frappe le pays depuis l’indépendance du Sud-Soudan en 2011 est un moteur sans précédent de la contestation actuelle. On peut même affirmer que les pénuries diverses, notamment sur le carburant, ainsi que l’explosion des prix de certains produits auparavant subventionnés par l’État ont été les étincelles qui ont enflammé le brasier de la contestation. On réalise combien le quotidien des Soudanais est devenu invivable si l’on pense à la hausse spectaculaire du prix du pain, ou à celui des transports, essentiels aux populations qui pour la grande majorité ne sont pas motorisées.
De plus, le pays est particulièrement grand et l’étalement urbain est très marqué dans une ville comme Khartoum. Il faut se souvenir que l’indépendance du Sud a signifié pour le Nord la fin de la rente pétrolière car la plupart des puits de pétrole du pays se trouvent au Sud. Or, cette manne pétrolière constituait plus de la moitié du budget de l’État et l’essentiel de son approvisionnement en devises. De ce fait, depuis 2011, l’État soudanais n’a plus aucun moyen pour mener ses projets ni soutenir certains services sociaux ou produits de base et il doit trouver des solutions à une crise monétaire sans précédent avec une inflammation galopante : 40% en 2018, 70% pour ce début d’année 2019 et un manque de liquidités dramatique.
Tous les secteurs de l’économie sont affectés par la crise et toutes les régions, y compris celles pacifiées situées au Nord de la capitale, le long du Nil, et les États de la Mer rouge, et du Butana ainsi que celle de la Gezira qui se trouve entre les deux Nils, qui avaient connu une relative embellie à partir des années 2000. Aujourd’hui l’État n’a donc plus aucun moyen pour soutenir les plus pauvres de la société ni les classes moyennes frappées de plein fouet par la crise, et ce même dans les régions du centre favorisées structurellement.
Le régime soudanais semble avoir alterné entre une politique libérale d’austérité et un volontarisme développementaliste (notamment dans les années 2000). Quelle est la réalité de ce constat et quels ont été les effets historiques de ces politiques sur l’économie soudanaise ?
L’élargissement de la contestation aux régions favorisées structurellement est fondamental pour saisir le caractère inédit de la contestation qui a débuté en décembre 2018. Il témoigne d’une véritable rupture par rapport aux contestations antérieures, largement basées sur la dénonciation d’un modèle centre-périphéries.
Pour comprendre cette rupture, il faut revenir à ces fortes asymétries régionales qui marquent la trajectoire du Soudan. Elles s’inscrivent dans l’histoire longue du Soudan et notamment dans le schéma colonial qui concentre, dans les régions centrales, ressources politiques et économiques.
Le développement colonial était organisé autour d’une agriculture d’exportation située dans les régions du centre principalement et autour de la formation intellectuelle d’une élite issue de ces mêmes régions qui, logiquement, a repris les rênes du pays après l’indépendance. Les régions du Sud ou le Darfour se sont dès lors trouvées complètement marginalisées par le gouvernement central dans la mesure où elles n’ont bénéficié d’aucune politique de développement socioéconomique depuis leur incorporation au Soudan, alors même que leurs ressources humaines ou économiques étaient largement mises à profit par les régions du centre. Ce modèle prédateur est à l’origine des contestations armées du Sud et du Darfour qui dénoncent cet accaparement des richesses et du pouvoir par le « centre ».
« Le changement en profondeur de la société soudanaise par les islamistes s’est basé avant tout sur la transformation active des individus et non pas sur une modification des structures de l’État et de son économie. »
Les islamistes[mfn]Dans cette contribution, si, bien évidemment, nous reconnaissons que non seulement le régime est loin d’être monolithique, mais qu’il a également beaucoup évolué depuis sa prise de pouvoir, nous n’entrons pas dans le détail de l’appareil d’État soudanais. Nous utilisons alors les expressions « régime islamiste » ou « islamistes » pour qualifier le régime qui a pris le pouvoir à Khartoum en 1989 et dont la colonne vertébrale est constituée par le mouvement islamique, c’est-à-dire le mouvement des Frères musulmans au Soudan, qui est devenu, sous la houlette de Hassan al Turabi, le Front de la Charte islamique, puis le Front national islamique et, aujourd’hui, le Parti du Congrès National.[/mfn], parmi lesquels se trouvaient beaucoup de Darfouriens, ont vivement dénoncé ce modèle avant leur arrivée au pouvoir. Tout comme les socialistes l’avaient fait en prenant le pouvoir en 1963, les islamistes ont décrié cet héritage colonial et accusé les grands partis traditionnels et leurs élites de l’avoir maintenu, ainsi que les rapports de pouvoir ethnicisés sur lesquels il se fondait, pendant les années où ils ont gouverné le pays. En effet, quelles que furent les raisons qui poussèrent les Britanniques à favoriser tel ou tel groupe à s’instruire et à participer à l’État colonial, finalement, au moment de l’indépendance, elles ne furent pas rediscutées Les agents soudanais de l’administration coloniale, par leur instruction et leur connaissance des rouages étatiques, investirent le nouvel État indépendant.
Pour le Soudan en général, le bloc historique constitué des élites politiques et économiques des régions riveraines du Nil depuis la fin des royaumes soudanais prit aisément les commandes du pays en 1956[mfn]Niblock T., 1987, Class and Power in Sudan – the dynamics of Sudanese Politics 1898-1985, New York, State University of New York Press. [/mfn]. Les deux grands partis traditionnels, le parti Oumma et le Parti démocratique unioniste, rattachés aux confréries de la Madhiyyaet de la Khatmiyya, dominant la jeune scène politique soudanaise, constituaient alors l’expression la plus visible de cette alliance hégémonique issu de l’État colonial.
Néanmoins, à la différence des socialistes, les islamistes, une fois arrivés au pouvoir, n’ont pas cherché à modifier cet héritage de façon active, c’est à dire en instaurant un nouveau schéma de développement volontariste qui aurait pu modifier structurellement l’organisation économique du pays. Le changement en profondeur de la société soudanaise par les islamistes s’est basé avant tout sur la transformation active des individus et non pas sur une modification des structures de l’État et de son économie. Dans l’esprit des islamistes, c’est par l’avènement de citoyens islamisés que les inégalités dénoncées devaient se corriger « naturellement ». Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu de planification économique mais que celle qui a été mise en place a été conçue non pas pour rompre avec le schéma précédent mais pour permettre l’accès des militants islamistes à l’ensemble des rouages de l’économie.
Le caractère libéral des choix menés n’a jamais été central dans l’idéologie du régime, on voit d’ailleurs qu’il y a eu de fortes hésitations dans les premières années de pouvoir. Pendant la décennie des années 1990, ce sont en effet les outils du développement qui compteront aux yeux du régime bien plus que les résultats. Les islamistes ont choisi d’encourager en premier lieu les pratiques qu’ils jugent « islamiquement » bonnes car ce sont celles qui sont légitimes à leurs yeux[mfn]CHEVRILLON-GUIBERT, Raphaëlle. La charité et la réussite commerciale comme vecteurs d’asymétrie et d’inégalités : les impensés du développement du Soudan islamiste durant la première république. International Development Policy| Revue internationale de politique de développement, 2017, vol. 8, no 8. [/mfn].
La forme que prend alors ce développement (projets publics, associations caritatives ou projets privés, etc.), et ses résultats concrets, parfois contradictoires avec le projet politique du mouvement islamique, arrivent au second plan : ils comptent pour l’agenda politique du pouvoir mais ne s’inscrivent pas dans le projet de civilisation engagé, pilier de la révolution islamique à laquelle ils aspirent.
Alors que les années 1990 ont surtout été marquées par une absence de développement généralisée du fait de la crise économique, l’exploitation du pétrole à partir de 1999 (date de la mise en service du terminal pétrolier de Port Soudan) offre de nouvelles opportunités. Or, loin de rééquilibrer les injustices régionales, la rente pétrolière a, au contraire, accentué l’asymétrie de développement entre les régions. Les nouvelles capacités financières du régime ont en effet été l’occasion de grands investissements, notamment dans des projets d’infrastructures qui se sont concentrés en priorité dans la capitale et les régions centrales du pays.
« Durant les années 2000, le régime n’a pas seulement revendiqué une légitimité religieuse, celle de la révolution islamique, mais aussi et surtout une légitimité modernisatrice, celle de l’État développeur. »
De plus, le secteur pétrolier a adopté une structure assez typique des économies d’enclave, fondée sur l’exercice d’un contrôle direct par les autorités nationales, et en leur sein par certains groupes de pouvoir. Le partenariat stratégique avec la Chine, peu scrupuleuse en matière de transparence financière, a favorisé l’accaparement de la rente, donnant les coudées franches aux tenants du régime pour asseoir définitivement leur domination et évincer leurs adversaires.
Les choix du régime islamiste ont donc perpétué les inégalités régionales et la formation asymétrique du Soudan, source d’injustices et de conflits. Cela permet de comprendre aisément le maintien de la contestation armée au Darfour, d’autant que le régime aurait pu profiter de la manne pétrolière pour mener une politique volontariste de lutte contre les inégalités régionales.
Néanmoins, ce qu’il est nécessaire de comprendre, c’est que l’économie pétrolière des années 2000 a modifié la donne en réorganisant profondément les relations de pouvoir entre État et société : durant cette période, le régime n’a pas seulement revendiqué une légitimité religieuse, celle de la révolution islamique, mais aussi et surtout une légitimité modernisatrice, celle de l’État développeur. Dans ce dernier modèle, les dirigeants justifient leur position de pouvoir par leur capacité à transformer l’économie et par les bienfaits matériels qui en découlent. C’est cette transformation qui favorise les conflits autour du développement car elle place les résultats, et non plus les outils, au cœur des débats sur sa légitimité.
Nous avons vu que certaines régions du centre et du nord (Atbara/Gedaref/Port Soudan/Gezirah) qui sont le véritable poumon économique du pays ont pris la tête de cette révolte. Peut-on lier la géographie de la colère à une géographie économique du pays ? Comment cette mobilisation entre-t-elle en résonance avec les politiques économiques menées par le régime soudanais ?
Cette importance prise par les résultats des politiques de développement permet de comprendre les frustrations qui nourrissent la contestation actuelle et la géographie différenciée de cette contestation.
On a d’un côté les inégalités criantes et maintenues par le régime qui continuent de nourrir de profondes frustrations et un sentiment d’injustice chez les Darfouriens et autres exclus du développement. Ceci explique en partie la frilosité des populations darfouriennes à rejoindre massivement la contestation actuelle lancée cette fois-ci par des populations qu’elles considèrent comme privilégiées.
De l’autre côté, il y a des populations privilégiées, c’est à dire celles de la capitale et des régions centrales qui ont nourri des attentes vis-à-vis des politiques de développement d’un régime qui se transformait en État développeur. Ce sont elles qui se sont soulevées cette fois-ci.
« Le ressentiment de la population a aussi été entretenu par une prise de conscience grandissante de l’injustice des pratiques clientélistes du régime. »
On constate en effet que les contestations ont débuté dans des régions structurellement favorisées par le pouvoir, c’est à dire dans les territoires qui, au-delà d’une trajectoire de développement déjà historiquement en leur faveur, avaient bénéficié pleinement de l’embellie économique des années pétrolières. L’État avait construit des ponts, des routes, apporté massivement l’électricité. C’est aussi dans ces régions que les populations ont pu travailler, mener leurs affaires et éventuellement s’enrichir pendant les années 2000. Parallèlement, les régions périphériques comme le Darfour s’appauvrissaient avec la guerre et les déplacements massifs de populations.
Dans les régions favorisées, les élections de 2010 avaient clairement indiqué, malgré leur caractère peu démocratique, que le régime avait gagné un soutien plus large, un soutien dépendant à la fois du clientélisme instauré par le régime mais également de mécanismes différents. Ceux-ci étaient liés au fait que dans certaines régions le développement apporté par la rente pétrolière satisfaisait les attentes des populations vis-à-vis du régime, d’autant que celui revendiquait une légitimité d’État développeur[mfn]Jones J., Soares B., and Verhoeven H., 2013, « Africa’s illiberal state-builders », RSC Working Paper Series 89, Oxford, University of Oxford.[/mfn]. Or ce sont précisément ces populations, associées à des opposants plus historiques comme les membres des syndicats ou des partis d’opposition locaux, qui sont descendues dans la rue à partir du mois de décembre 2018.
Ces populations ont été également frappées par la crise économique et, peu à peu, les effets de la crise ont nourri chez elles un ressentiment grandissant contre le régime qui n’a pas su trouver les solutions adéquates à l’indépendance du Sud et enrayer la descente aux enfers. Ce ressentiment a aussi été entretenu par une prise de conscience grandissante de l’injustice des pratiques clientélistes du régime. Ces pratiques existaient déjà dans ces régions favorisées mais l’embellie économique les avait rendues supportables pour ces populations.
Le phénomène a été accentué dans les dernières années dans la mesure où c’est dans ces régions que les deux secteurs économiques encouragés par le régime pour enrayer la crise se sont développés : les mines et l’agriculture. Si les mines (essentiellement d’or) se trouvent dans toutes les régions, l’agriculture concerne quant à elle principalement les régions riveraines du Nil. Or, en développant les activités minières ou l’agriculture d’exportation, le régime n’a pas manqué d’entretenir ses réseaux clientélistes ou de faire des choix contestés localement. D’importants conflits sociaux ont éclaté, notamment autour de l’attribution préférentielle de marchés publics, de licences pour exercer des activités minières, des terres agricoles. D’autres conflits sont liés à la pollution environnementale créée par les choix du régime d’autoriser l’installation d’usines de traitement des déchets miniers que laissent les orpailleurs, des installations qui utilisent des produits chimiques extrêmement polluants pour l’environnement.
Ce sont ces conflits et ce ressentiment qui ont servi de socle à la contestation en région faisant alors converger les contestations de ces populations avec celles des régions périphériques comme le Darfour mais aussi avec celles des populations de Khartoum frappées également par la crise. Le manque de perspectives offertes à la jeunesse de la capitale par un régime enclin au clientélisme et aux pratiques autoritaires a favorisé cette conjonction de ressentiments aux origines variés.
Les mobilisations ont été ponctuées de slogans contre la corruption comme le fameux « à bas le gouvernement des voleurs ». Que révèlent selon vous ces slogans ? Assiste-t-on, avec la crise économique, à une crise des formes de redistributions clientélistes ? Que cela révèle-t-il des représentations du juste et de l’injuste des manifestants soudanais ?
Nous avons déjà évoqué la propension au clientélisme du régime dans la mesure où l’important était de contrôler les rouages de l’économie et de l’État et d’y placer des personnes jugées « islamiquement » bonnes. Mais il faut comprendre que le manque crucial d’argent du régime a beaucoup réduit le spectre de ses possibilités d’action.
Il n’a plus les moyens d’acheter largement des soutiens, ni d’entretenir de vastes réseaux de clientèle. Depuis quelques années les réflexes clientélistes se sont resserrés autour d’un petit groupe au pouvoir : les hauts dirigeants du parti au pouvoir, le National Congress Party (NCP) et de l’appareil sécuritaire ainsi que les frères d’el-Beshir. Dans un climat d’appauvrissement général, ces réflexes suscitent une forte indignation.
Mais cette limitation de la redistribution du régime et de ses réseaux clientélistes a surtout fait bouger les lignes du juste et de l’injuste pour les populations du centre et un peu moins pour celles des périphéries qui subissaient déjà les effets d’asymétries de développement criantes mais aussi d’importantes discriminations et une répression exacerbée. Là encore, cela permet d’expliquer qu’au début des dernières manifestations, les quartiers de la capitale où vivent les populations darfouriennes ne bougent pas massivement.
La défiance vis-à-vis des populations du centre qui, à leurs yeux, semblaient découvrir l’injustice de ce régime qu’elles vivaient quotidiennement depuis des années, a pu jouer, ainsi qu’un certain réflexe de survie face à un régime qui n’hésite jamais à tirer sur les populations des régions périphériques. Néanmoins, il n’a pas fallu beaucoup de manifestations pour que la conjonction se fasse malgré ces passés différenciés.
Les différentes forces armées et de sécurité concentrent près de 70% des dépenses d’un État qui a perdu sa rente pétrolière avec la séparation du Soudan du Sud en 2011. La crise est-elle ainsi liée à une perpétuation d’une économie de guerre et de prébendes militaires ?
Vous avez raison de m’interroger sur ce sujet car il est essentiel de souligner la place de l’appareil sécuritaire au sein du régime mais surtout l’évolution de sa place – car les militaires sont dès le début au cœur du coup d’État islamiste de 1989 – et des différents segments qui le composent : armée, sécurité intérieure et milices (plus ou moins institutionnalisées dans cet appareil).
Dès le milieu des années 1990, les milices et l’appareil sécuritaire, deux groupes bien plus politisés que l’armée, se sont développés de façon quasi exponentielle, le régime cherchant à se prémunir de toute tentative de renversement dans un contexte économique et politique compliqué (crise économique, mise au ban de la communauté internationale, etc.). L’éviction de Hassan al Turabi, le grand leader islamiste et architecte du coup d’État, a été un succès pour l’appareil sécuritaire et plus particulièrement l’armée, même si cela n’a pas signifié pour autant le départ de tous les islamistes du régime, au contraire.
Le nouveau contexte des années 2000 – tout particulièrement la rente pétrolière – a permis à ces derniers de se refaire une santé et notamment de développer la sécurité intérieure dans laquelle ils occupent une place bien plus marquée que dans l’armée, dont les procédures de recrutement limitent, mais pas totalement, l’immixtion massive des membres du mouvement islamique. Néanmoins, la croissance de la sécurité intérieure n’exclut pas celle des autres groupes de l’appareil sécuritaire (armée, milices) qui eux aussi bénéficient à la fois du budget étatique en pleine expansion qui leur est largement réservé mais aussi de l’implication personnelle des membres de l’appareil militaires dans les affaires.
« Le contrôle des nouveaux secteurs économiques, et tout particulièrement celui des mines, a été le terrain privilégié de la compétition entre membres du NCP et des différents segments de l’appareil sécuritaire. »
La rente pétrolière a donc été largement utilisée au bénéfice de cet appareil sécuritaire, qu’il s’agisse du budget de l’État pour les activités de défense ( près de 70% du budget étatique) ou à des fins personnelles pour ses membres avec la construction de villas, le financement direct de réseaux clientélistes ou encore de l’obtention de contrats et de mesures préférentielles (exemptions de taxes, taux de change avantageux, obtention de marchés publics, etc.) dans l’ensemble des secteurs qui se développent avec le boom pétrolier (télécom, banques, infrastructures diverses, bâtiment, etc.).
Le poids économique gagné personnellement par les membres de l’appareil de sécurité dans tous les secteurs de l’économie fait qu’ils sont désormais des acteurs incontournables, que le budget militaire se réduise en fonction de la conjoncture économique ou des aléas politiques.
C’est à l’aune du poids des membres de l’appareil de sécurité que doivent être lues les difficultés que rencontrent aujourd’hui les manifestants face aux conseils militaires qui ont pris le relai de Omar el-Beshir. Comment réduire le poids de ces hommes qui ont été le pivot du régime qu’ils combattent alors qu’il existe un besoin de sécurité existentiel pour que le pays échappe au chaos ? Et la question se pose d’autant plus que ces hommes occupent les principaux rouages de l’économie…
Le développement du rôle économique de l’appareil sécuritaire dans les années 2000 a aussi favorisé l’exacerbation des tensions entre les différents segments de l’appareil – c’est à dire entre les membres du parti au pouvoir, le NCP, et ceux des différentes institutions constituant l’appareil de sécurité (armée, police, sécurité intérieure et forces miliciennes) – en ouvrant un nouveau champ à leur compétition interne.
Les années 2000 renforcent le poids des sécuritaires au sein du régime mais les divisent également. De plus, le tarissement de la rente pétrolière au tournant des années 2010 et la réorientation économique du pays vers de nouveaux secteurs économiques d’exportation comme l’agriculture et les mines ont accentué les divisions. Tous ces acteurs ont cherché à trouver une place de choix dans ces nouveaux secteurs en développement afin d’atténuer l’impact de la dépression économique. Le contrôle de ces nouveaux secteurs, et tout particulièrement celui des mines, a été le terrain privilégié de cette compétition entre membres du NCP et des différents segments de l’appareil sécuritaire. Il s’est notamment opéré à travers l’obtention de licences d’exploration et d’exploitation, mais aussi de licences dans le domaine très lucratif du retraitement des déchets des mineurs artisanaux.
Les conflits (tout autant que leurs issues) au sujet de transactions spécifiques ou autour du contrôle de certains espaces de rente, comme les marchés de l’or, dessinent les contours des rivalités de ces différents segments de l’appareil sécuritaire et de leur évolution au sein du régime. Le cas du Jebel Amir au Darfour, qui a conduit à l’éviction du chef milicien Musa Hilal au profit de celui qui est aujourd’hui une des têtes du deuxième conseil militaire, Mohamed Hamdam Dagalo dit « Hemedti » est à ce titre exemplaire.