Depuis le 17 décembre 2014 et l’annonce très médiatique simultanée de Barack Obama et de Raul Castro d’une reprise des relations entre leurs deux pays, les délégations nord-américaines se succèdent à Cuba et les négociations s’organisent. En effet, après la poignée de mains entre les deux présidents aux obsèques de Nelson Mandela en 2013, on pouvait supposer une volonté réciproque de rapprochement. Elle est devenue officielle à la suite des deux messages lancés depuis Washington et La Havane, annonçant un accord à la fois modeste et historique sur des mesures concrètes : la libération par Washington des trois agents cubains prisonniers aux États-Unis depuis 1998 et celle, en retour, d’Alan Gross, emprisonné à Cuba depuis 2009, ainsi que des mesures d’assouplissement visant la levée de l’embargo et la libre circulation des personnes.
Les réactions en Amérique latine ont été aussitôt unanimement favorables. Pour le secrétaire général de l’Union des nations sud-américaines (Unasur), Ernesto Samper, « il est temps de penser à une relance des relations hémisphériques avec les États-Unis ». Le secrétaire général de l’Organisation des États américains (OEA), José Miguel Insulza, a estimé que les deux parties avaient fait preuve d’une « remarquable grandeur d’âme » et a exhorté le Congrès américain à « prendre les mesures législatives nécessaires pour lever l’embargo contre Cuba ». Le président du Panama, Juan Carlos Varela, a espéré que cela permettrait d’accomplir le « rêve » d’une « région unie » lors du septième Sommet des Amériques, que son pays accueillera en avril 2015. Cuba (qui refusait jusque-là de rejoindre l’OEA, malgré l’invitation officielle qui lui avait été faite en juin 2009) a déjà confirmé sa participation au sommet, et Obama a annoncé qu’il serait présent les 10 et 11 avril avec ses pairs du reste du continent.
A l’unisson de toutes les Amériques, Barack Obama a déclaré en espagnol lors de son « show » télévisé du 17 décembre : « Nous sommes tous américains », inscrivant subrepticement le rétablissement progressif des relations diplomatiques avec Cuba dans la ligne du président démocrate Monroe qui, en 1823, déclarait à l’encontre des prétentions européennes sur l’hémisphère « l’Amérique aux Américains ». Insistant sur la question de l’embargo économique, Barack Obama a analysé comme un échec la politique cubaine de son pays au cours des cinquante dernières années1 . Alors que la rupture des relations avec Cuba et l’embargo imposé à l’île depuis 1962 visait à faire pression en faveur d’une ouverture politique et économique, le président des États-Unis a observé que cette stratégie avait été contre-productive, contribuant à la poursuite de la politique et de l’économie autoritaires à Cuba.
Certes, l’embargo a contribué à nourrir l’argumentation castriste selon laquelle les difficultés de l’économie cubaine venaient de cette attaque permanente des États-Unis et non de l’inefficience d’une économie étatisée à la soviétique et de l’incurie des dirigeants cubains. Toutefois, il n’est pas du tout certain que la levée de l’embargo (si tant est que le Congrès à majorité républicaine en vote le principe) permette un redressement spectaculaire de l’économie cubaine, et moins encore une libéralisation politique du régime autoritaire communiste. D’ailleurs, dès fin décembre une nouvelle vague d’arrestations de dissidents a bien marqué la détermination du régime castriste à maintenir sa dictature politique.
Une normalisation largement axée sur les relations économiques…
Ainsi, le 30 décembre 2014, deux semaines seulement après l’annonce de la future normalisation des relations entre les États-Unis et Cuba, la police politique cubaine a arrêté ou assigné à résidence plusieurs personnalités du monde culturel, pour empêcher une manifestation évidemment non autorisée. La blogueuse Yoani Sanchez a annoncé sur Internet qu’elle était retenue à son domicile par des agents et que son époux, Reinaldo Escobar, avait été interpellé en bas de leur immeuble en compagnie du dissident Eliecer Avila. Elle a pu aussi faire connaître l’arrestation de plusieurs opposants et notamment de l’artiste Tania Bruguera. Cette dernière avait en effet prévu d’organiser une performance artistique sur la place de la Révolution à La Havane, près du siège du gouvernement, certes sans avoir obtenu les autorisations nécessaires (lesquelles ne sont jamais délivrées au demeurant dans ce type de cas). L’artiste avait envisagé de façon provocatrice d’ouvrir sur la place une tribune libre sur laquelle des citoyens de la rue pourraient s’exprimer brièvement sur « des thèmes qui les préoccupent ».
Cela n’empêcha nullement les délégations étatsunienne et cubaine de se réunir à La Havane les 21 et 22 janvier pour tracer une feuille de route dans la perspective de rétablir des relations diplomatiques bilatérales, dont la première étape consistera dans la réouverture réciproque d’une ambassade dans chacun des deux pays. La deuxième ronde de ces négociations formelles qui s’est tenue le 27 février 2015 à Washington a débouché essentiellement sur la décision d’ouvrir une Ambassade des Etats-Unis à Cuba avant le Sommet des Amérique d’avril prochain. Et dans la continuité, dès le 18 février 2015, le ministre cubain des affaires étrangères, Bruno Rodríguez, recevait en visite officielle une délégation de congressistes de la Chambre des Représentants des Etats-Unis, dirigée par la démocrate Nancy Pelosi dont l’objectif affiché était de faire avancer ce fameux rétablissement des relations diplomatiques entre les deux pays. A également participé à cette réunion, Josefina Vidal, directrice générale pour les affaires étatsuniennes du ministère des relations extérieures de Cuba ; c’est elle qui présidera, pour la partie cubaine, la rencontre du 27 février à Washington.
Peu d’informations ont filtré de cette réunion à huis clos sinon que la délégation « travaillera pour avancer dans les relations entre les États-Unis et Cuba en se basant sur le travail réalisé par de nombreux membres du Congrès durant de longues années en particulier en ce qui concerne l’agriculture et le commerce »2. Manifestement, les questions économiques sont au cœur de ces rencontres bien davantage que les questions politiques et de respect des droits de l’Homme, contrairement aux affirmations de la secrétaire d’État adjointe pour l’Hémisphère occidental, Roberta Jacobson, qui soulignait en janvier que les négociations seraient un processus long et complexe compte tenu des « profondes différences » bilatérales.
« Tout doit disparaître » – Omar Rodriguez Saludes©
… au détriment de dossiers politiques absents des négociations.
D’après la négociatrice cubaine Josefina Vidal, ces questions politiques n’ont pas été abordées lors des conversations des 21 et 22 janvier 3 . Les divergences sur le modèle économique sont en effet probablement plus préoccupantes pour les Nord-Américains que les atteintes aux libertés individuelles et publiques puisqu’il semblerait que les récentes arrestations arbitraires n’aient pas plus été évoquées en janvier qu’en février. A l’appui de cette hypothèse de la préférence économique, on notera d’une part, que le seul acteur de la « société civile » rencontré par la délégation nord-américaine des parlementaires démocrates en février aura été le cardinal Jaime Ortega. D’autre part, l’arrivée de cette délégation a coïncidé avec la visite d’un autre groupe nord-américain, composé de trois sénateurs cette fois, également démocrates et explicitement là pour explorer les possibilités de relations commerciales avec l’île. Les sénateurs ont en particulier remarqué les opportunités dans les secteurs de l’agriculture et du tourisme et ont souligné « l’esprit entrepreneurial » du secteur privé cubain4 .
Les conséquences économiques de la levée de l’embargo seraient en effet importantes : en premier lieu pour les capitaux nord-américains qui pourraient être investis dans tous les secteurs, comme ils le furent au Vietnam après la normalisation des relations entre les deux pays, tandis que les Européens étaient tenus en lisière ; en second lieu pour les Cubains en second lieu, qui verraient sans doute leurs conditions matérielles s’améliorer au quotidien. D’autant que l’accord entre les États-Unis et Cuba survient au moment où l’économie du Venezuela, qui maintenait Cuba sous perfusion, est dans une situation elle-même catastrophique du fait de la gestion chaviste et de la baisse des prix du pétrole. Si les États-Unis se substituaient au Venezuela, dont les transferts de fonds actuels s’élèvent à 4 à 5 milliards de dollars par an, Cuba verrait ces flux financiers augmenter fortement au bénéfice des fonctionnaires du régime.
Rappelons que le démantèlement du bloc de l’est à partir de 1989 et la chute de l’Union soviétique en 1991 a eu des conséquences d’une extrême gravité pour Cuba. En quelques mois, l’île avait perdu la majeure partie de ses partenaires commerciaux et l’ensemble de son système de production était remis en question. Par ailleurs, le prix du sucre s’était écroulé sur le marché mondial. Le commerce extérieur avait alors diminué en volume de 75% par rapport à l’époque des échanges avec l’URSS, et en 1991 le PIB chuta de 35% ; le pouvoir d’achat de la population d’environ 50%. La « Révolution cubaine » entrait dans une crise profonde. En 1992, Fidel Castro décrèta donc « la Période Spéciale en temps de paix ». C’est alors que les États-Unis optèrent pour la stratégie du coup de grâce et renforcèrent le blocus : avec la loi Toricelli en 1992 puis la loi Helms-Burton en 1996, qui transformaient l’embargo nord-américain en blocus mondial par la menace des sanctions que faisaient peser les États-Unis sur les pays tiers susceptibles de commercer avec Cuba.
Durant l’été 1994, la crise économique atteint son sommet à Cuba. La valeur de la monnaie nationale est devenue intenable par rapport au dollar, les conditions de vie du Cubain moyen ont évolué de façon souvent dramatique. En août, plusieurs bateaux sont détournés à La Havane vers les États-Unis et les pirates sont accueillis comme des héros à Miami par les exilés cubains anticastristes. Trente mille Cubains partent sur des radeaux vers les côtes étatsuniennes, conduisant le président Clinton à fermer les frontières face à l’afflux de balseros, qui seront alors déportés à Guantánamo, base militaire des États-Unis à Cuba.
Il faudra attendre le début des années 2000 et sans doute la bouffée d’oxygène vénézuélienne pour qu’un nouveau revirement de politique des États-Unis intervienne finalement, autorisant d’une part les transferts d’argent des particuliers résidant aux États-Unis vers leurs proches à Cuba et ouvrant d’autre part le commerce des produits alimentaires et pharmaceutiques vers l’île. Les États-Unis deviennent alors les premiers fournisseurs de produits alimentaires de Cuba, y assurant entre 35% et 45 % des importations de nourriture.
© « Amnistie pour les prisonniers politiques cubains » – Omar Rodriguez Saludes
D’un protecteur à l’autre ?
Au demeurant, les liens entre Cuba et le Venezuela restent solides : en dépit des aléas économiques, l’accord idéologique et stratégique sur l’autoritarisme politique est de plus en plus fort comme le montre l’intensification continue de la répression politique au Venezuela depuis l’élection de Maduro. Ainsi, lors de la visite de Nicolás Maduro à Cuba le 21 février 2015, le président vénézuélien qui s’est entretenu avec les deux frères Castro a pu apprécier que le régime cubain exprimait une fois encore « sa solidarité immuable » avec le Venezuela et son président Maduro. Ont été rappelés les liens économiques et politiques que les deux pays entretiennent depuis 2000, époque où fut passé un accord global qui incluait notamment une clause énergétique stipulant la livraison à Cuba de 100.000 barils de pétrole par jour.
Les dirigeants cubains ont également affirmé leur rejet total des déclarations et actions des États-Unis et de l’OEA qui « alimentent et promeuvent la subversion interne » à l’encontre de ce pays frère sud-américain. Ils ont ainsi soutenu la thèse d’un complot de l’opposition contre le président légitime Maduro et celle de la tentative de coup d’État, des plans d’attentats et des conspirations ourdies grâce aux « ingérences étrangères » contre « la souveraineté, l’indépendance et la libre détermination du peuple vénézuélien en faveur de la Révolution bolivarienne »5 .
Cuba ne peut en effet pas lâcher la proie pour l’ombre. Car l’achèvement de la nouvelle politique promue par Obama risque de se heurter au vote du Congrès américain, désormais à majorité républicaine. On connaît les fortes réticences de la part d’une grande partie des républicains, partisans résolus de la mano dura (« main dure ») comme on dit en Amérique latine. Ainsi Jeb Bush a-t-il aussitôt déclaré que les « bénéficiaires » de cette décision seraient les « abjects frères Castro, qui ont opprimé le peuple cubain depuis des décennies ». Quant à John Boehner, président de la Chambre des représentants, il estime que ces mesures visant à lever certaines des restrictions sur l’île sont de nouvelles « concessions à la dictature insensée qui maltraite son peuple et revient à conspirer avec les ennemis »6
Cette opposition farouche se trouve relayée par des figures de l’anticastrisme comme le sénateur de Floride d’origine cubaine Marco Rubio, qui a promis de faire « tout son possible » pour bloquer l’action du président au Congrès. L’élue cubano-américaine de Floride, Ileana Ros-Lehtinen, a considéré pour sa part que « l’action erronée du président Obama […] est un autre coup de propagande pour les frères Castro qui remplissent désormais leurs coffres avec plus d’argent, au détriment du peuple cubain ». Toutefois, Obama trouvera peut-être une majorité au Congrès en faveur de sa nouvelle politique car, outre le soutien sans faille de John Kerry et du chef de la majorité démocrate du Sénat, Harry Reid, ainsi que des sénateurs Dick Durbin et Jim McGovern, un sondage réalisé en février 2015 révèle que 56% des Américains se déclarent désormais en faveur d’une normalisation croissante des relations avec Cuba et que leur opinion sur Cuba n’a jamais été aussi bonne depuis 20 ans7 . Surtout, les milieux d’affaires y sont très favorables, pourrait-on ajouter.
Pourtant, cette levée de l’embargo ne constituerait-elle pas finalement une défaite de la démocratie au profit de bénéfices économiques d’abord pour les États-Unis et uniquement collatéralement pour la population cubaine – voire même seulement à une partie de celle-ci ? Symboliquement, lever l’embargo revient à reconnaître la légitimité du système économique étatisé cubain qui, par le passé, a dépossédé tous les propriétaires d’entreprises privées sur l’île, étrangers et cubains. Mais si le régime revient aujourd’hui sur le bien-fondé de cette politique et adopte comme le font les Chinois un capitalisme revendiqué, on pourrait exclure désormais cet argument qui constitue une des bases des opposants à la levée de l’embargo. Toutefois, l’exemple chinois, si tant est qu’il soit adopté à Cuba (ce qui n’est pas avoué actuellement), est à la fois un modèle économique capitaliste extrêmement agressif et inégalitaire et un modèle politique qui demeure celui d’une dictature fort peu encline à toute forme de libéralisation politique comme le montre notamment la reprise en mains de Hong Kong.
Qu’il y ait ou non levée de l’embargo, les Cubains risquent d’avoir à résister encore longtemps contre un régime liberticide et peu performant sur le plan économique. Le film Retour à Ithaque de Laurent Cantet (sorti en 2014 avec notamment Isabel Santos, Jorge Perugorría, Fernando Hechevarria, Nestor Jimenez) propose une vision très réussie de l’impasse cubaine. Un excellent film à la fois intelligent, subtil, nostalgique et très fin politiquement. Toute l’horreur des régimes staliniens et tout le charme de la grande île douce et dure ; et de la Havane en particulier, vivante et décrépie.
Un petit groupe de vieux amis de jeunesse se retrouve aujourd’hui, à l’occasion du retour de l’un d’eux, parti vivre à Madrid dans les années 90. A cette époque dite “période spéciale ” la vie est devenue encore plus difficile à Cuba. C’est le moment aussi de l’échec d’une tentative de déstabilisation du régime par des gorbatchéviens qui le payeront de leur vie. Le général Arnaldo Ochoa Sanchez et son aide de camp Jorge Martinez Valdes, Antonio de la Guardia et Amado Padron, seront condamnés à mort et exécutés tandis que de lourdes peines de prison seront infligées à dix autres complices dont le ministre de l’intérieur José Abrantes (condamné à 20 ans de prison et mort en prison d’un infarctus en 1991). Le procès avait été retransmis en direct devant les caméras de télévision dans le plus pur style des purges staliniennes. Comparée à cette période, leur jeunesse communiste plonge les amis retrouvés dans une nostalgie facétieuse et riche en gros mots typiquement cubains. Mais la discussion, puis la dispute et enfin la réconciliation se feront autour de la question du départ et aussi de celle du retour à Cuba. Car s’ils sont tous lucides et critiques, ils demeurent des Cubains et des gens de gauche, sans complaisance ni pour le régime castriste ni pour le monde capitaliste d’aujourd’hui, désenchanté et vain.