La fin de la guerre contre l’État Islamique s’est traduite en octobre 2017 par un redéploiement de l’État irakien dans le nord du pays. Ce dernier s’opère à travers la mise en place de réseaux économiques et sécuritaires tenus par les élites miliciennes locales, cooptées par les grands partis chiites nationaux. À l’approche des élections parlementaires prévues en mai 2018, cette nouvelle réalité socio-politique constitue la clef du développement de l’Irak post-État Islamique mais porte également les germes de futures violences 1.
La guerre contre l’État Islamique (EI) a offert à l’État irakien une opportunité historique pour réaffirmer son autorité dans les « territoires disputés » dans le nord du pays, où il se trouvait, depuis 2003, concurrencé par les forces kurdes et les mouvements insurrectionnels arabes sunnites. Ce retour de l’État s’est majoritairement fait à travers les groupes miliciens de la « mobilisation populaire » (al-hashd al-sha‘bi) composés de la jeunesse locale et liés aux grands partis chiites nationaux. Exclusivement décliné sur le mode sécuritaire et par délégation à des acteurs qui jouissent d’une grande autonomie, ce redéploiement de l’État se traduit ainsi par la généralisation d’un modèle politico-milicien. Celui-ci semble bien constituer le premier obstacle à un assainissement du fonctionnement des institutions et du rapport de l’État à la population. Le manque de moyens alloués aux services publics contribue à une situation de vide institutionnel qui profite principalement à une nouvelle élite, composée de chefs miliciens qui se sont imposés dans le Nord à la faveur de la guerre.
Désormais à la tête des appareils sécuritaires et des réseaux économiques locaux, positionnés pour capter l’aide à la reconstruction du pays, les groupes armés issus du hashd empêchent la reconstitution de l’insurrection dans la région. Cependant, ceux-ci entrent aujourd’hui dans une phase de pénétration du champ politique qui, à la veille des premières élections post-EI, prévues en mai 2018, a toutes les chances de les voir s’assurer durablement le contrôle des structures de gouvernance locale, et de s’autonomiser vis-à-vis de leurs parrains à Bagdad. La pérennisation à moyen et long terme de ces nouvelles élites locales, supplétives de l’État central, mais sur lesquelles ce dernier exerce une autorité de plus en plus formelle pourrait alors attiser les conflits politiques et identitaires et favoriser le retour d’une résistance armée organisée.
Un retour de l’Etat à travers des appareils miliciens
L’encadrement par Bagdad du mouvement milicien de la « mobilisation populaire » contre l’EI, institutionnalisé et légalisé en novembre 2016, 2 a créé un effet d’aubaine et de mise en concurrence des groupes armés qui s’opère à deux niveaux.
« Chaque sous-district est devenu le secteur d’influence d’une milice »
Premièrement, diriger une milice inscrite dans le cadre de la mobilisation populaire permet d’investir le territoire et de le gouverner en contrôlant des institutions étatiques au nom du « prix des martyrs » payé lors des combats. Ainsi, le retour de l’État irakien dans le nord de l’Irak s’opère en même temps qu’une dynamique de prise de contrôle des institutions publiques par les milices, qui en détournent les ressources. Chaque sous-district est devenu le secteur d’influence d’une milice elle-même rattachée à une organisation milicienne nationale, au premier rang desquelles l’Organisation Badr. Par exemple, à Tikrit, le contrôle du poste de directeur du secteur de la santé de la ville permet au groupe milicien local de détourner le budget alloué par le ministère de la Santé. Si une enquête de l’État central tente de stopper ces extorsions, les milices activent leurs contacts à Bagdad pour bloquer l’enquête.
Deuxièmement, le rapport de ces milices à la population passe par la cooptation de notables par les chefs miliciens. Ces derniers constituent les relais locaux de la « mobilisation populaire », censés représenter la population. Un effort particulier est fait par les milices pour institutionnaliser ces relations via la création de comités ou par l’intégration de ces notabilités aux institutions publiques.
La perspective des élections de mai 2018 et des fonds internationaux pour la reconstruction accélère ce phénomène de reconversion des milices dans la gouvernance locale.
Contrôle des institutions et encadrement de la population se déclinent différemment selon les deux types de groupes politico-miliciens que l’on peut distinguer dans le nord de l’Irak. D’une part, dans la ceinture de villages turkmènes chiites au sud de Kirkouk, dans la plaine de Ninive et la région du Sinjar, la présence de structures politiques locales et de cadres en nombre suffisant fournit à Bagdad des relais immédiatement mobilisables autour desquels construire un appareil milicien efficace. La milicisation s’opère alors par la cooptation de la jeunesse chiite locale par des parrains politiques nationaux qui les recrutent, en premier lieu l’Organisation Badr.
D’autre part, dans les zones arabes sunnites, ce type d’encadrement se révèle moins aisé, faute de relais locaux susceptibles d’être mobilisés autour d’une solidarité identitaire ; phénomène qui perdure depuis le début de l’occupation américaine et le début de l’insurrection en 2003. L’État s’y trouve contraint de sous-traiter l’action milicienne à des cadres arabes sunnites exilés à Bagdad depuis de nombreuses années et sans connaissance fine du terrain. Ces nouveaux cadres sont considérés comme « étrangers » par la population et s’imposent de manière autoritaire par le biais de réseaux criminels, sous couvert d’actions de répression contre l’EI.
La construction de nouvelles élites politiques
Dans les territoires disputés, la politique de cooptation et la concurrence milicienne entraînent des restructurations internes à chaque groupe ethnique ou religieux. Les élites politiques des populations chrétiennes de la plaine de Ninive, au nord de Mossoul, dépendent dorénavant de la stratégie de cooptation mise en place par Bagdad. C’est le cas de Rayan al-Kildani, figure de la plaine de Ninive. Inconnu jusqu’à récemment, il s’est allié aux formations les plus puissantes du hashd (notamment Badr) et a obtenu leur appui pour constituer sa milice, les Brigades de Babylone. Cette milice est prétendument « chrétienne », mais mobilise aussi une partie de la jeunesse shabak chiite.
Dans le Sinjar, les leaders communautaires yézidis pro-Bagdad parviennent également à utiliser le soutien des milices chiites afin de s’imposer localement. Néanmoins, le retour des populations est limité par le peu d’aide que les milices reçoivent de la part de Bagdad, l’État central n’ayant toujours pas débloqué de fonds pour rétablir les services publics et assurer le retour de la population yézidis. Dans ce contexte, les critiques de la population yézidi contre leur nouveau leadership se multiplient. Un des points de blocage vient du fait que les ressources économiques, notamment le fonds de reconstruction national, sont gérées par le conseil du gouvernorat de Ninive où les Yezidis sont minoritaires. À ce jour, les ressources pour la reconstruction sont principalement allouées à la ville de Mossoul, tandis que le Sinjar et la plaine de Ninive sont délaissés.
« Les leaders arabes sunnites s’imposent principalement par la force »
Le principal problème des districts majoritairement arabes sunnites est le manque de représentation structurée et le décalage entre les élites politiques, réfugiées à Bagdad, et la population, durement touchée par la guerre. Ce décalage a conduit Bagdad à recruter des chefs miliciens Arabes sunnites proches du principal parti chiite Da‘wa pour y assurer la sécurité. Malgré leur éloignement de la zone depuis 2014, voire depuis 2003, ces derniers mettent en avant leur origine locale afin d’obtenir le soutien de Bagdad pour établir leur contrôle grâce à la constitution de groupes armés arabes sunnites. Par exemple, à Hawija (au sud de Kirkouk), deux brigades arabes sunnites, affiliées à Badr, contrôlent le district. Il s’agit du Hashd al-Zab et du Hashd al-Wasfi, du nom de son commandant, le sheikh Wasfi al-Asi. Le Hashd al-Wasfi a été formé grâce à l’ancien ministre de l’Éducation, Mohammed Tammin, qui a permis la mise en contact du sheikh Wasfi avec le bureau du Premier ministre.
Ces deux brigades regroupent environ 5 000 combattants originaires de Hawija. Comme dans les groupes armés de la mobilisation populaire, les combattants reçoivent un salaire allant de 500 à 600 dollars par mois. Ces deux brigades règnent en maîtres sur Hawija. La population leur est totalement soumise et est régulièrement rackettée, les commerçants devant payer une taxe spéciale à ces milices en échange de leur protection. En cas de refus, plusieurs témoignages font état de meurtres commis par les miliciens. On constate ainsi que ces leaders arabes sunnites ont peu d’ancrage local et s’imposent principalement par la force3.
Une nouvelle économie de la violence
Ce retour de l’État par l’intermédiaire d’acteurs miliciens communautaires, souvent engagés dans des activités criminelles parallèles, a deux conséquences: une accélération de l’homogénéisation démographique de la population et une destruction de l’économie. D’une part, depuis 2014, l’avancée du front contre l’EI a mené à la destruction des villages arabes sunnites dans les zones mixtes des territoires disputés. Dans ces conditions, le taux de retour des habitants arabes sunnites est très faible, ces derniers craignant d’être arrêtés arbitrairement et rançonnés. Ces populations sont dépourvues de représentation politique locale et subissent un racket régulier des miliciens qui n’hésitent pas à commettre des pillages sous couvert d’opérations de sécurité. Depuis la reprise de Kirkouk par l’armée irakienne en octobre 2017, les habitants kurdes sont également visés par cette politique. De cette façon, l’homogénéisation identitaire des territoires disputés au profit des Turkmènes chiites se confirme et semble atteindre un point de non-retour.
D’autre part, l’économie de chaque district est durement touchée par ces changements démographiques et politiques. La destruction du monde rural par la guerre et la fuite des populations empêchent une reprise de l’activité agricole, première ressource de la région. Dans les villes, le foncier a perdu plus de 50 % de sa valeur et le secteur tertiaire peine à reprendre. Dans ces conditions, le niveau de vie des habitants a chuté. Les principaux revenus sont devenus ceux des employés de la fonction publique et des miliciens ce qui a pour effet la destruction du secteur économique privé et d’une partie de la classe moyenne.
Les acteurs issus du processus de milicisation profitent de l’opportunité que leur offre la disparition des élites sociales et économiques pour développer des réseaux économiques illicites et prendre le contrôle de l’économie. Le cas de la ville mixte de Tuz Khurmatu est particulièrement révélateur de ce phénomène. Depuis le retrait des forces kurdes, le nouvel homme fort de cette ville composée de Kurdes et de Turkmènes est l’un des principaux commandants de l’Organisation Badr dans la région. Originaire de la ville et membre de Badr avant 2014, celui-ci est parvenu à former un groupe armé constitué d’habitants turkmènes chiites. Il utilise cette milice personnelle pour développer des trafics de drogue et d’armes et pour se livrer à des pillages. Ses hommes constituent également un réseau de surveillance efficace contre tout groupe concurrent. En octobre 2018, le départ des forces de l’Union patriotique du Kurdistan (UPK) leur ouvre les quartiers kurdes. Dans ce contexte, le trafic de drogue, fortement sanctionné et quasiment inexistant avant 2014, est devenu peu risqué et très lucratif, notamment grâce au développement de fabriques locales de drogues dures comme la méthamphétamine.
Conclusion
Dans la perspective des élections de mai 2018, les tentatives de constitution de groupements politiques sunnites contribuent à nourrir et légitimer les pratiques répressives des leaders miliciens envers les populations sunnites, tout en concentrant la campagne sur des enjeux purement identitaires et en réduisant les possibilités de coalitions trans-communautaires dans les territoires disputés. De fait, les partis sunnites se trouvent aujourd’hui très largement décrédibilisés : les leaders qui occupaient la scène politique depuis 2003, tels Salim al-Juburi, Iyad ‘Allawi ou Saleh al-Mutlaq, n’ont jamais su incarner les différents mouvements de protestation dans l’Ouest irakien entre 2010 et 2014. Ils se révèlent en outre incapables de défendre une position alternative pendant la guerre contre l’EI. Les listes des principales figures politiques du nord, telles que Oussama al-Nujayfi, Jamal Karbuli et Khamis Khanjar, semblent également peu susceptibles de mobiliser, d’autant moins que les populations sunnites pourraient massivement boycotter le scrutin. Dans ce contexte, les élections risquent de donner lieu à une pérennisation du pouvoir des leaders politico-miliciens locaux ayant saisi l’occasion de la guerre contre l’EI pour constituer de petits groupes armés à travers la cooptation de la jeunesse locale et asseoir leur autorité sur des pratiques clientélistes, de répression et de racket.
Notes
- Cet article se base sur des observations et entretiens réalisés en Irak depuis l’été 2017. ↩︎
- Arthur Quesnay, « Les enjeux politiques de la bataille de Mossoul », Noria, 18 décembre 2016, https://www.noria-research.com/enjeux-politiques-de-bataille-de-mossoul/. ↩︎
- Entretiens conduits dans le gouvernorat de Kirkouk au cours de plusieurs terrains en 2017. ↩︎