Les « conflits agriculteurs et éleveurs » saturent l’univers médiatique tchadien au point de confirmer l’impression de leur permanence dans le temps et dans l’espace. En septembre 2022, le journal Le Pays alertait sur la gravité de la situation dans le Sud du pays : « les agriculteurs et éleveurs […] s’affrontent… certains villages sont incendiés, plus de 15 morts et des dizaines de blessés. La situation est inquiétante » 1. Des titres alarmants comme celui-ci sont courants, pour quiconque est familier de l’actualité de ce vaste pays situé en Afrique centrale. Selon le Bureau de coordination des affaires humanitaires (OCHA), ces « conflits agriculteurs et éleveurs » représentaient à eux seuls 42 % des incidents violents recensés dans le pays au premier semestre 2024, avec une prédominance dans le Sud, qui concentre environ 77 % des affrontements 3. Si ces conflits sont largement médiatisés, ils s’inscrivent aussi dans une historicité longue.
Il convient déjà de noter que les conflits agropastoraux ne constituent en rien une réalité nouvelle, ni au sud du Tchad ni dans l’ensemble du bassin du Lac Tchad. Ils s’inscrivent dans une histoire longue de cohabitation souvent fragile entre cultivateurs et éleveurs, marquée par des équilibres sans cesse redéfinis. La littérature scientifique récente converge sur le fait qu’ils ne sauraient être réduits à un antagonisme traditionnel, mais qu’ils doivent être pensés comme l’expression de transformations profondes des rapports au foncier, aux ressources naturelles et à l’autorité politique. Deux courants de pensée se dégagent dans les travaux récents. Le premier lit ces violences comme les symptômes d’une crise de la gouvernance foncière, catalysée par des facteurs structurels comme la pression démographique, l’extensification agricole ou encore le changement climatique 4. Le second, qui tend désormais à s’imposer en référence cherche à dépasser l’analyse en surface pour interroger les logiques historiques, politiques et symboliques qui sous-tendent ces affrontements 5 et leur instrumentalisation à des fins de contrôle ou de redistribution clientéliste 6. C’est dans ce second courant de pensée que s’inscrit le présent article, qui explore un angle encore peu étudié, à savoir la place de l’économie religieuse dans la dynamique de ces tensions rurales. Par économie religieuse, il faut entendre toute activité de production, de distribution et de consommation de biens de salut, qui mobilise la solidarité religieuse comme un capital à la fois symbolique et matériel. Au Tchad, cette économie s’ancre dans une « grille de lecture collective » façonnée par les mémoires des conflits passés et s’institutionnalise à travers des dispositifs tels que les écoles coraniques. Sous cet angle, l’entrepreneur religieux, ici les promoteurs d’écoles coraniques, est un individu qui mobilise ses compétences religieuses et son capital symbolique pour structurer un véritable modèle socio-économique en intervenant dans la médiation des conflits, légitimant sa position par des actes publics de pacification, mobilisant des soutiens philanthropiques et transformant son influence religieuse en ressources institutionnelles. Bien qu’ils incarnent de manière emblématique la dynamique religieuse et sociale étudiée, les promoteurs d’écoles coraniques ne constituent qu’une catégorie parmi d’autres acteurs. Il ne s’agit nullement de les désigner comme les seules figures de cette économie religieuse car, au moment même où s’écrivent ces lignes, les affrontements entre agriculteurs et éleveurs continuent de nourrir une vive sensibilité au Tchad, dans un contexte où par ailleurs, la question des appartenances religieuses demeure un sujet délicat, souvent évité en raison de sa charge symbolique et de son potentiel conflictuel. L’objectif n’est donc pas de désigner des coupables, mais de porter un regard différent sur ces conflits, là où les modèles d’explication classiques semblent aujourd’hui à bout de souffle.
L’ambition de cet article est de montrer que la promotion de l’éducation arabo-islamique constitue aujourd’hui un secteur porteur, investi par des entrepreneurs religieux qui y trouvent des opportunités d’insertion et de légitimation. Ces derniers participent activement à la recomposition des rapports sociaux liés aux conflits agropastoraux, en s’appuyant sur une économie religieuse articulant pratiques éducatives, mobilité pastorale et négociation foncière. L’analyse s’appuie sur une enquête de terrain menée entre septembre et décembre 2023 dans le cadre d’une thèse de doctorat portant sur le financement de l’éducation arabo-islamique au Tchad. L’attention est ici portée sur une province du Sud particulièrement marquée par les conflits agropastoraux, tant par leur intensité que par leur récurrence. En raison de la sensibilité du sujet et des enjeux de sécurité pour les personnes rencontrées, le nom de la province a été anonymisé, de même que l’identité des interlocuteurs interviewés dans le cadre de cette recherche. Ce choix éthique vise à préserver la confidentialité des échanges tout en garantissant la rigueur de l’analyse sociologique proposée. L’approche combine entretiens semi-directifs avec des promoteurs d’écoles coraniques, chefs locaux, producteurs agricoles et pastoraux, ainsi que l’observation directe du fonctionnement concret de cette économie religieuse. Les données recueillies montrent que les entrepreneurs religieux développent un travail de légitimation complexe, visant à construire une reconnaissance sociale par leur rôle de médiateurs entre groupes en conflit. Ils s’érigent ainsi en intermédiaires-clés entre les pasteurs nomades et les communautés agricoles dans le Sud, en échange de ressources, ce qui constitue le cœur du modèle économique. Ce rôle d’intermédiation n’est pas sans effets. Il suscite des tensions autour des usages du foncier et alimente une concurrence entre acteurs locaux. Ce travail entend ainsi déplacer le regard pour montrer que les violences ne naissent pas toujours dans les champs ou sur les pistes de transhumance, mais prennent racine dans des imaginaires et des régimes de légitimité. Il s’agit donc d’aller au-delà des évidences pour dévoiler les jeux d’acteurs au cœur de ces conflits et mieux comprendre les logiques sociales sous-jacentes aux violences rurales. L’article s’articule ainsi en trois temps. Une première partie revient sur l’ancrage historique et symbolique des conflits agropastoraux, en montrant qu’il existe une matrice structurelle dont les racines plongent dans l’historicité d’un champ social tchadien traversé par des dynamiques religieuses, territoriales et politiques. La deuxième partie explore l’émergence d’une économie religieuse en s’intéressant à ses acteurs, à leurs rapports et interactions. Enfin, la dernière partie interroge les effets ambivalents de cette économie sur les tensions autour de l’accès au foncier en général et des conflits agropastoraux en particulier.
I. Religion, terre et bétail : un champ social en crises
Au Tchad, l’identité religieuse n’est pas qu’une affaire privée tant elle est omniprésente dans l’espace public où, en tant que matrice structurante du champ social, elle contribue à organiser les rapports sociaux, l’accès aux ressources, aux fonctions et aux espaces. L’islam y domine aujourd’hui en termes démographiques. Ainsi, selon le Bureau d’État américain de la liberté religieuse, près de 58 % des Tchadiens seraient musulmans, contre environ 34 % de chrétiens et 4 % de religions dites traditionnelles 7. Ces chiffres masquent toutefois la fluidité des appartenances religieuses qui au concret, oscillent selon les contextes, les alliances ou les contraintes et s’enchevêtrent avec les dimensions ethniques, linguistiques ou économiques.
Le champ social tchadien, dont Jean-Pierre Magnant postule les fondements religieux, s’est historiquement constitué autour d’une tension entre deux rapports à l’espace, à la mobilité, à la production et au sacré 8. L’un, porté par le Nord sahélien, repose sur l’islam, le pastoralisme et le commerce, tandis que l’autre, le Sud, s’enracine dans l’agriculture sédentaire et une religiosité chrétienne et traditionnelle fondée sur les cultes de la terre. Dès l’époque précoloniale, le Nord voit se développer des royaumes islamisés où les sultans associent pouvoir politique et légitimité religieuse. L’islam y devient non seulement foi, mais aussi droit, diplomatie, économie et vecteur de régulation sociale. Comme l’observe Jean-Claude Zeltner, ce Nord ne s’identifie pas à l’Afrique centrale, mais s’ouvre « organiquement » vers l’Orient, « la vallée du Nil, Le Caire, La Mecque ». 9 C’est aussi par l’islam que se diffuse une variante locale de l’arabe, devenue langue des échanges économiques, notamment dans le Sud. À l’opposé, là où le Nord voit la terre comme un espace de passage et de mise en valeur économique, le Sud la sacralise. Chez les Sara, groupe ethnique majoritaire dans le Sud, la terre est un lieu d’interaction entre les vivants et les forces invisibles. L’accès à la terre passe par les chefs de terre, véritables régulateurs spirituels et sociaux. Même avec l’arrivée des premières missions chrétiennes, la conversion au christianisme n’a pas effacé cette conception. L’agriculture y est plus qu’une activité, une vocation collective, rituelle et politique.
Dans le Sud, la figure du pasteur nomade ne se réduit pas à celle d’un éleveur en quête de pâturage. Elle cristallise une identité plurielle, à la fois économique, religieuse, linguistique et régionale. Le pasteur ne se déplace pas seulement avec ses troupeaux, mais transporte avec lui un imaginaire, une mémoire territoriale et un ordre social qui structurent sa mobilité et donnent sens à son ancrage temporaire. Cette mobilité entre souvent en tension avec les logiques sédentaires de l’agriculture rituelle, fondée sur un autre rapport à l’espace et au temps. Dès lors, les conflits entre éleveurs et agriculteurs débordent largement les contingences locales en actualisant des oppositions structurelles et symboliques plus profondes, inscrites dans les clivages historiques du champ social tchadien que la colonisation a renforcés.
La colonisation française au début du XXᵉ siècle, tout en unifiant administrativement le Nord et le Sud, n’a fait que consolider des fractures préexistantes. Le Sud a été intégré au sein de l’économie coloniale en tant que « Tchad utile », transformé en centre de production cotonnière et en terre d’élites francophones, encouragées par les missions chrétiennes et l’essor de la scolarisation. En revanche, le Nord est resté périphérique. Il a continué à développer ses écoles coraniques et à résister culturellement à l’école coloniale jugée incompatible avec ses traditions islamiques, que l’administration percevait comme une menace politique potentielle, source de surveillance, voire de répression. À l’indépendance en 1960, ces dynamiques asymétriques ont déterminé un accès inégal à l’État et à ses ressources. Les élites sudistes se sont massivement emparées des postes administratifs, laissant voir qu’au Tchad, l’État postcolonial était parti d’une exclusion du Nord musulman, un sentiment à l’origine d’un ressentiment diffus transformé en rejet organisé. Le régime de François Tombalbaye a renforcé ce clivage. À travers l’instauration d’un parti unique en 1964 et la répression ciblée des militants nordistes, l’autorité sudiste s’est imposée brusquement, souvent au moyen d’abus. En 1965, l’insurrection de Mangalmé contre les violences administratives dans le centre du pays a ouvert la voie à la formation du Front de Libération nationale (FROLINAT), mouvement rebelle à visée nationale et à coloration arabo-musulmane, jetant les bases de décennies d’instabilités sociopolitiques dont le sommet est la guerre civile de 1979.
Les « événements de 1979 » tel qu’ils sont désignés dans le langage populaire vont progressivement constituer la matrice structurante des tensions agropastorales actuelles fondée sur des clivages politico-religieux et territoriaux. Ce tournant historique avait en effet marqué la fin ou encore l’échec d’un projet national unifié. Les appartenances confessionnelles et régionales se sont réaffirmées comme sources principales d’identités rivales. Le pastoralisme s’est mué en levier de pouvoir politique et de rente à partir duquel se jouent des rapports de domination. Cette configuration a progressivement érodé les modalités traditionnelles de cohabitation entre agriculteurs et éleveurs et donné naissance à des rapports de défiance et de compétition. Les fractures religieuses et symboliques, passées d’une charge culturelle à des instruments de mobilisation identitaire, sont devenues indissociables des dynamiques agropastorales. Ainsi s’est installée une conflictualité latente, mais structurelle, accentuée à partir des années 90 par l’instrumentalisation du contrôle territorial et de la mobilité des troupeaux au service d’enjeux de pouvoir. Aujourd’hui encore, cette architecture du conflit perdure. Les tensions entre agriculteurs et éleveurs incarnent les effets d’un système historique où la terre, le cheptel et les appartenances religieuses, géographiques et linguistiques se combinent pour structurer les violences actuelles. Cette grille de lecture permet de comprendre pourquoi les affrontements agropastoraux ne relèvent pas de simples incidents locaux, mais s’ancrent dans une géopolitique de longue durée.
II. L’économie religieuse au concret.
Au Tchad, pays officiellement laïc, les apprenants des écoles coraniques, ces institutions traditionnelles de l’éducation arabo-islamique restent largement marginalisées des politiques publiques et exclus des opportunités d’emploi publics. Faute d’intégration dans les circuits classiques de l’emploi, de nombreux anciens apprenants, plus ou moins devenus érudits de l’islam, y déploient des trajectoires d’auto-emploi. Ainsi, depuis les années 1990, cet espace éducatif s’est transformé en un véritable lieu d’insertion socio-économique pour d’anciens apprenants qui trouvent désormais dans la promotion des écoles coraniques une figure d’entrepreneuriat religieux articulant capital religieux et rationalité économique. Cette économie mobilise la mémoire des « événements de 1979 » pour légitimer leur rôle en tant qu’acteurs singuliers de réconciliation nationale. En un sens, ces entrepreneurs religieux structurent les dynamiques pastorales dans le Sud où les ressources foncières, bien que davantage disponibles comparé au Nord, restent difficiles d’accès du fait d’une compétition aggravée à la fois par le réchauffement climatique et la pression démographique.
Mémoire de la guerre et marché de la réconciliation
Pour asseoir leur légitimité, les entrepreneurs religieux investissent dans une stratégie de positionnement fondée sur leur rôle de médiateurs sociaux, porteurs de paix, de développement local et de dialogue national. Ils s’appuient sur des récits de résilience collective et sur une capacité à capter des ressources, tant symboliques que matérielles pour consolider leur ancrage dans l’espace public. Un fondateur d’école coranique, évoquant la crise de 1979 et les fractures qu’elle a engendrées, note qu’elle est « une maladie dangereuse qui détruit tout, partout où elle s’installe », poursuivant que si son école « avait existé avant 1979, on aurait peut-être évité les divisions qui continuent de nous déchirer »i. Ce dernier présente son école coranique comme un lieu de vivre-ensemble qui rassemble les Tchadiens « d’Aouzou à Sido », les deux extrémités nord et sud du pays. Elle se présente comme un bastion du « vivre ensemble » où cohabitent plus d’une vingtaine d’ethnies tant du Nord que du Sud »ii. À l’instar d’autres cheikhs promoteurs d’écoles coraniques, celui-ci façonne l’image d’un islam inclusif, tolérant et hospitalier. Son discours s’oppose à ce qu’il nomme « un islam faux-billet », une version hiérarchisée de l’islam, pervertie, qui perpétue les fractures sociales héritées de la crise des années 1970. Cette posture pacificatrice, à la fois critique et réconciliatrice, prend la forme d’une ressource stratégique pour ces entrepreneurs religieux. Elle leur confère le rôle d’intermédiaires capables de transcender les clivages confessionnels et territoriaux. Par exemple, un responsable d’école coranique déclare que ses moyens lui permettaient d’intervenir « jusqu’à 100 km d’ici » pour résoudre, de manière proactive, les conflits musulmans avant même que l’État ne soit informéiii. Cette efficacité manifeste traduit un ancrage dans les dynamiques locales, où ils opèrent comme acteurs pragmatiques de la pacification. En articulant le souvenir des conflits en un récit fédérateur, ces cheikhs renforcent leur légitimité dans l’espace public. Par ailleurs, ils s’impliquent durablement dans l’organisation des « Journées nationales pour la paix », instituées par les autorités depuis 2011 dans le cadre d’un vaste projet de réconciliation nationale. Leur participation active à ces événements institutionnalise leur rôle dans la médiation sociopolitique, consolidant une posture d’acteurs clés dans la gestion et la prévention des conflits locaux.
À la fois guide spirituel et entrepreneur éducatifs, les cheikhs fondateurs d’écoles coraniques se construisent aussi une légitimité fondée sur l’ascèse, l’humilité et la réussite collective. Ils insistent sur les origines modestes de leurs écoles en valorisant leur implantation dans des lieux éloignés, sans infrastructure, comme signe de foi et de persévérance. L’absence initiale de confort devient une preuve de sincérité. De tels récits fondent une distinction symbolique. Les écoles qui sont parties « de rien du tout, avec seulement l’ombre d’un manguier comme seul abri », sont perçues comme plus légitimesiv. Enfin, ils mobilisent aussi leurs fidèles dans un travail de marketing social. Le récit de la réussite devient une ressource pour attirer de nouveaux soutiens. Un parent d’élève témoigne : « quand des gens riches viennent laisser leurs enfants dans une école en pleine brousse, cela embellit l’image de l’islam ».v À travers ce registre de justification, les promoteurs construisent un espace de prescription religieuse, dont les retombées sont économiques.
Tout le capital symbolique ainsi accumulé se transforme en capital matériel. Cela se perçoit dans la régularité des dons matériels et immatériels tant modestes que substantiels que ces entrepreneurs éducatifs perçoivent, tels que les nattes, les vivres les ouvrages religieux, es engins roulants, du carburant, les carnets d’adresses des hauts cadres de l’administration publique. Un cheikh fondateur d’école coranique rapporte qu’en 2010, le président Idriss Déby s’est rendu dans son établissement, saluant son engagement en faveur de la cohabitation pacifique et lui assurant son soutien. Cette reconnaissance présidentielle confère à ce dernier une autorité morale renforcée, essentielle à sa capacité de mobilisation de ressources. Dans la foulée, l’école bénéficie de soutiens financiers, avec notamment la construction d’un mur d’enceinte financé par un cadre du parti au pouvoir, chrétien et originaire du Sud. D’un coût de plusieurs dizaines de millions de francs CFA (plus de 15 000 euros) selon les propos de ce dernier, il s’agit du symbole concret de la légitimation publique de son action et de son inscription dans les circuits de redistribution politico-religieuse. En un mot, les cheikhs les plus influents à l’échelle locale deviennent des interlocuteurs privilégiés des élites politiques en quête de visibilité. Ils participent à la légitimation du pouvoir politique, donnant à voir un enchevêtrement des sphères politique et religieuse dans une perspective de « co-construction ».
Territoires de paix et enjeux de terre
Si les entrepreneurs religieux investissent avec autant d’ardeur dans la promotion de la paix et de la cohabitation intercommunautaire, c’est aussi parce que cela constitue le cœur d’une économie matérielle qui participe d’un rapport entre « l’acteur et le système » qui leur permet d’accéder à des ressources matérielles et immatérielles. Sous cet angle, la paix qu’ils prêchent n’est pas seulement un impératif moral, mais constitue aussi un instrument d’accumulation économique. En mobilisant le registre religieux de la réconciliation, ils inscrivent leur action dans une économie morale qui transforme les rapports de solidarité en leviers d’influence et de sécurisation des positions acquises. Le Sud du Tchad s’inscrit au cœur de cette stratégie.
Perçu comme un espace refuge, mais aussi comme grenier agricole et réservoir de richesses naturelles, le Sud constitue, depuis les années 1990, un territoire d’ancrage privilégié pour des entrepreneurs religieux en quête d’autonomisation matérielle. L’implantation de la plus grande école coranique du pays dans cette région illustre ce mouvement d’appropriation territoriale à finalité éducative, économique et symbolique. Le choix du site de cette école n’est pas anodin dans la mesure où il s’agit d’un village situé sur la rive droite d’un fleuve à régime permanent, au cœur d’un écosystème caractérisé par l’abondance des sols fertiles, la présence de pâturages et des réserves hydriques pérennes. Ce cadre écologique propice réactive une longue tradition d’attraction des territoires méridionaux, déjà signalée par l’explorateur français Casimir Maistre en 1902, qui décrivait dans ses carnets un « pays où l’eau ne manque jamais et où, à défaut de rivières à eau courante, les animaux trouvent toujours de petits étangs » 10. Ce village devient ainsi un territoire ressource, choisi pour accueillir une économie religieuse en expansion fondée sur la capacité à mobiliser, redistribuer et sécuriser les richesses.
En consolidant leur ancrage local, les entrepreneurs religieux s’insèrent dans le Sud en construisant une économie communautaire dynamique. Ils transforment ainsi les écoles coraniques en de véritables « sésame ouvre-toi » donnant accès aux terres du Sud dans un contexte marqué par la compétition foncière. Éleveurs, commerçants et agriculteurs s’y rattachent pour accéder à la terre, à l’eau et aux réseaux de relations locales. Ainsi, les autochtones d’une zone d’implantation d’une institution de ce type décrivent ses apprenants comme de « grands cultivateurs qui sont venus apprendre des nouvelles manière d’exploiter la terre aux autochtones ».vi Un fondateur d’école coranique note ainsi que dans son école, « tous sont frères, car Allah dit que tous les musulmans sont frères », sacralisant ainsi les rapports sociaux et leur conférant une légitimité religieuse.vii À travers ce discours, ce dernier institue une économie du don, où contribuer revient à croire et où la générosité devient performative. Cette logique participe du « langage du don », une configuration où la solidarité se traduit en reconnaissance symbolique et en capital social. Au concret, la richesse circule sous des formes multiples. Un commerçant confie son troupeau à « un frère », les bénéfices sont partagés et réinvestis dans d’autres secteurs tels que le commerce ou l’agriculture mécaniséeviii. Comme dans le mouridisme sénégalais, cette économie religieuse articule spiritualité, travail et prospérité.11
Mais les entrepreneurs religieux ne se contentent pas d’accumuler. Ils investissent également dans la sécurisation des positions de leurs institutions à travers des dispositifs de redistribution ciblés. Le système de microfinance que l’une d’elles a mis en place et qui, selon ses bénéficiaires, fonctionne « 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 » octroie des prêts sans intérêts aux agriculteurs locaux.ix Ce dispositif soulage leurs contraintes économiques, notamment durant les saisons agricoles. Offrir devient un acte calculé, un moyen d’asseoir une domination symbolique à travers une économie morale 12. Tout se passe comme si l’objectif était de pénétrer les imaginaires sociaux pour y neutraliser, à coups d’offrandes, toute forme de défiance inavouée. Ces entrepreneurs restent ainsi attentifs aux occasions de se rendre visibles en tant qu’acteurs légitimes, n’hésitant pas à participer aux cérémonies d’intronisation des chefs de terre où ils offrent boubous, bœufs et marquent leur présence physique. Entre autres retombées, ces entrepreneurs stabilisent des alliances locales et transforment la solidarité en outil de régulation. Ces pratiques relationnelles, qui meublent les interactions entre cheikhs locaux et autorités coutumières locales, contrastent avec l’image souvent véhiculée d’un islam conquérant et hostile aux religions traditionnelles ou au christianisme14. Elles illustrent, au contraire, une forme de cohabitation pragmatique et pacifiée entre ce dernier et les autres confessions locales.
III. Les écoles coraniques : acteurs d’une paix qui divise ?
L’émergence des cheikhs fondateurs d’écoles coraniques en tant que médiateurs locaux s’inscrit dans un contexte de crise de légitimité des institutions publiques dans leur capacité régulatrice. Dans cet espace fragilisé, ils apparaissent comme des alternatives crédibles, comptant sur leur légitimité en tant que figures d’autorité morale, investies d’une capacité à arbitrer des conflits agropastoraux et fonciers. Toutefois, cette posture masque des transformations du rôle de ces institutions.
Tout en prenant part à la résolution des conflits locaux, leur fonction se déplace et alimente les dynamiques conflictuelles qu’elles s’engagent à combattre. En d’autres termes, l’économie religieuse sur laquelle repose le business model des entrepreneurs religieux contribue à reproduire, voire à alimenter, les mêmes conflictualités qu’elles entendent combattre. En attirant des pasteurs nomades en quête de pâturage, ceux-ci transforment les écoles coraniques en des incubateurs investis dans la sédentarisation des éleveurs. De plus en plus, les écoles coraniques apparaissent comme des pôles de sédentarisation pour les pasteurs transhumants, autour desquels se développent des infrastructures telles que les forages mécaniques ou des habitations électrifiées au milieu des cases aux toitures de paille des paysans locaux. Ces signes de sédentarisation, qui n’étaient pas visibles il y a encore dix ans, alimentent les frustrations des agriculteurs qui y voient un envahissement sous un voile religieux. Appuyés parfois par les autorités administratives locales, ces derniers bénéficient de facilités pour acquérir des terres ou obtenir des autorisations d’installation d’autres écoles fonctionnant sur le même modèle15–17. La présence des autorités administratives, souvent des figures autochtones islamisées, alimente une perception selon laquelle l’État, consciemment ou non, favoriserait l’expansion des structures islamiques dans des zones majoritairement chrétiennes ou animistes. Les populations agricoles interprètent cette présence comme un enracinement confessionnel, une colonisation économique et une dépossession foncière.
À partir de 2022, cette conflictualité latente connaît une radicalisation. Dans l’une des provinces du Sud, des affrontements violents opposant éleveurs et agriculteurs donnent lieu à la création d’un « comité de crise » composé d’élites urbaines et d’étudiants qui accuse les écoles coraniques d’abriter des armes et de servir de points d’appui à des éleveurs violents 18. Largement relayé sur les réseaux sociaux, ce discours s’inscrit dans un registre de menace existentielle où l’école coranique n’est plus seulement une institution religieuse, mais un acteur perçu comme potentiellement déstabilisateur. Cette polarisation s’exprime également dans les espaces éducatifs eux-mêmes. Les élèves, selon leur origine familiale et territoriale, reproduisent les mêmes tensions. Certains s’identifient aux agriculteurs et d’autres aux pasteurs, remettant en cause l’idéal même d’unité religieuse que ces écoles brandissent au quotidien. L’école coranique devient ainsi un microcosme des tensions nationales, traversée par les logiques de classe, d’ethnie, de territoire et d’appartenance géographique. Elle ne les surmonte pas, mais les rejoue dans un espace réduit, les amplifie parfois par les rivalités internes pour l’accès aux ressources et à la reconnaissance. Le son de cloche est le même dans les lieux de culte chrétiens. Dans l’une des provinces, un évêque, avec toute la réserve qu’impose sa fonction de premier guide de « l’Église famille de Dieu », a prononcé un sermon chargé de compassion envers les cultivateurs, majoritairement chrétiens, affirmant que « le sang a été versé sur notre terre », que « des innocents sont morts », et que « les champs des agriculteurs » ont été dévastés19. Sans citer directement les écoles coraniques, son discours les évoque par allusion, à travers un lexique spirituel accusatoire. Le sermon reproduit des éléments plus ou moins constitutifs de l’identité des communautés sédentaires : agriculteurs, champs, souvent chrétiens. Il révèle une prise de position plus ou moins voilée au sein du débat public., renforçant ainsi l’idée d’une polarisation religieuse autour des affrontements agropastoraux.
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En définitive, déchiffrer les conflits agropastoraux dans le Sud du Tchad exige de dépasser les lectures immédiates qui réduisent ces antagonismes à une opposition entre « champs d’arachides » et « sabots de bœuf ». L’approche sociologique adoptée ici a d’abord questionné les catégories d’« éleveurs » et d’« agriculteurs », que l’on tend souvent à essentialiser, en montrant qu’elles relèvent de constructions sociales traversées par des rapports de pouvoir, des affiliations religieuses et géographiques, des dynamiques migratoires et des logiques économiques contrastées. En mobilisant le concept d’économie religieuse, cet article a montré que ces conflits ne relèvent pas uniquement de tensions liées à la mobilité des troupeaux, mais s’inscrivent dans les stratégies d’acteurs situés à l’intersection des registres religieux, politiques et économiques. En tant que tel, l’entrepreneuriat religieux n’est qu’un facteur parmi d’autres dans cette conflictualité complexe. Bien plus, ces affrontements ne peuvent se réduire à une opposition binaire entre agriculteurs et éleveurs, sédentaires et nomades, musulmans et chrétiens, nordistes et sudistes. Ils expriment plutôt des enjeux différenciés et parfois concurrents liés à la survie dans un contexte de recompositions rurales marquées par la compétition pour les ressources. Échouant à éclairer la conflictualité, elles contribuent plutôt à leur intensification en assignant des responsabilités collectives qui ne rendent pas compte de la diversité des trajectoires et des positionnements. Ces violences, qui endeuillent désormais des contrées entières, suggèrent en creux l’urgence pour l’État de retrouver son rôle en tant qu’acteur de régulation des mutations rurales.
Références bibliographiques
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4. JACQUEMOT, Pierre, « Les États et la « gestion apaisée » du pastoralisme. Afrique contemporaine », 274, 2022, 147–155.
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6. MBA, Jean-Émile, & NOUFFEUSSIE, Leopold Ngueuta, « Conflits intercommunautaires au Cameroun : une rationalisation néo-causale au prisme des interférences intra et extraterritoriales », Afrique contemporaine 274, 2022, 97–121
7. U.S. Department of State. 2023 Report on International Religious Freedom. https://www.state.gov/reports/2023-report-on-international-religious-freedom/ (2023).
8. MAGNANT, Jean-Pierre, « Du grand prêtre au roi : les origines religieuses des Etats anciens du Tchad », in Jean-Pierre CHRETIEN (dir), L’invention religieuse en Afrique : histoire et religion en Afrique noire, Paris : Karthala, 1993, 159–178.
9. ZELTNER, Jean-Claude, Histoire des Arabes sur les rives du lac Tchad, Paris : Karthala, 2002.
10. MAISTRE, Casimir, La Région Du Bahr-Sara, Montpellier : Imprimerie centrale du midi, 1902.
11. DUMONT, Fernand, La pensée religieuse d’Amadou Bamba, Dakar : Les Nouvelles Éditions Africaines, 1975.
12. ELA, Jean-Marc, Travail et Entreprise En Afrique : Les Fondements Sociaux de la Réussite Économique, Paris : Karthala, 2006.
13. KAAG, Mayke & SAINT-LARY, Maud, « Nouvelles visibilités de la religion dans l’arène du développement », Bulletin de l’APAD, 2011.
14. LADIBA, Gondeu, L’émergence des organisations islamiques au Tchad : Enjeux, acteurs et territoires, Paris : L’Harmattan, 2011.
15. Attestation d’attribution de terrain à une école coranique, 2013.
16. Correspondance du chef de canton aux conseillers islamiques et hommes de bonne volonté pour le développement de l’islam dans le monde, 2015.
18. Communiqué de presse du Comité de crise relatif à l’attaque des terroristes dans le Département du XXX, 2022.
19. Vatican News, « Tchad : l’évêque de Sarh appelle à la justice suite au conflit dans le département du Lac-Iro », https://www.vaticannews.va/fr/afrique/news/2022-09/tchad-l-eveque-de-sarh-appelle-a-la-justice-suite-au-conflit-da.html, 2022.
Référence des extraits d’entretien
i Entretien avec le fondateur d’une école coranique, septembre 2023.
ii Idem
iii Entretien avec un fondateur d’école coranique, novembre 2023.
iv Entretien avec un fondateur d’une école coranique, octobre 2023.
v Entretien avec le directeur d’une école coranique, septembre 2023.
vi Entretien avec un chef de village, novembre 2023.
vii Entretien avec un apprenant d’une école coranique, novembre 2023.
viii Entretien avec un apprenant devenu entrepreneur et résidant dans une école coranique, octobre 2023.
ix Entretien avec un agriculteur local