À propos de Bertrand de Seissan
Après des études d’histoire et de langue haoussa à l’INALCO, Bertrand de Seissan est conseiller politique à l’ambassade de France au Nigéria. Il vient d’achever un master en sciences des religions et des sociétés (EHESS), sous la direction de Marie Miran et pour lequel il s’est intéressé au nom de Dieu chez les chrétiens haoussaphones du Nigéria.
Discutante
Fatiha Kaouès est anthropologue, chercheuse au CNRS et rattachée au Groupe Société, Religions, Laïcité (GSRL). Spécialiste de l’islam contemporain, ses travaux portent en particulier sur les relations entre États et religions ainsi que sur la place des femmes dans l’exercice du culte.
Retour sur la communication

Depuis le début des années 2000, une controverse agite les milieux chrétiens haoussaphones du nord du Nigéria : faut-il continuer à utiliser le mot Allah pour désigner Dieu en haoussa, comme le faisaient les premiers missionnaires, ou le remplacer par un autre terme, tel que Maidukkah ? Ce débat, qui prend la forme de publications, de prises de parole publiques et d’affrontements théologiques entre Églises, s’inscrit dans un contexte religieux, politique et historique plus large, marqué par la domination de l’islam dans la région, les violences djihadistes, et les clivages entre Nord et Sud du Nigéria.
La controverse reflète plusieurs dynamiques du christianisme nord-nigérian : tensions intergénérationnelles, affirmation identitaire, renouvellement des pratiques liturgiques et volonté d’autonomisation vis-à-vis à la fois de l’islam et des héritages missionnaires occidentaux. Pour certains acteurs, l’usage du mot Allah constitue une forme de colonisation linguistique et religieuse, liée aux influences peule, haoussa et occidentale. Le remplacement par Maidukkah serait alors un acte de réappropriation culturelle et théologique.
L’enquête, basée sur des entretiens, des textes liturgiques, des chansons chrétiennes et des publications numériques, met en lumière la manière dont ces débats sont également traversés par des lectures politiques : certains chrétiens interprètent leur histoire comme marquée par une triple domination – peule, islamique et britannique – renforcée par l’indirect rule colonial. Cette lecture nourrit l’idée que leur libération passe par une décolonisation linguistique, dont le langage religieux est un point central.
L’usage de Maidukkah, présenté comme un nom authentique et préislamique pour Dieu, s’inscrit ainsi dans une logique d’« invention de la tradition » (au sens d’Hobsbawm), visant à renforcer la cohésion interne des chrétiens haoussaphones et à affirmer une forme d’autonomie. Ce choix linguistique est aussi un vecteur de critique des organisations occidentales impliquées dans la traduction de la Bible, accusées de perpétuer une domination culturelle et de négliger les aspirations locales.
Enfin, la communication situe ce cas dans une dynamique plus large observée chez d’autres minorités chrétiennes vivant en contexte islamique majoritaire (Algérie, Égypte, Liban), où les enjeux d’identité, de langue, de domination et de mission se croisent. Le débat autour du nom de Dieu dépasse donc la linguistique : il reflète une quête de reconnaissance, d’auto-détermination religieuse et de décolonisation spirituelle.
Références bibliographiques
- Moses Ochonu (2014), Colonialism by Proxy: Hausa Imperial Agents and Middle Belt Consciousness in Nigeria, Indiana University Press, Bloomington.
- Moses Ochonu (2008), « Colonialism within Colonialism: The Hausa-Caliphate Imaginary and the British Colonial Administration of the Nigerian Middle Belt », African Studies Quarterly, 10, no 2 & 3, p. 96-125.
- Andrew Wilcox (2014), Orientalism and imperialism: Protestant missionary narratives of the ‘other’ in nineteenth and early twentieth century Kurdistan, thèse de doctorat, Université d’Exeter.
- Adam Higazi (2018), « Rural insecurity in the Jos Plateau », in Abdul Raufu Mustapha & David Ehrardt (dir.), Cried & Grievance: Muslim-Christian Relations & Conflict Resolution in Northern Nigeria, James Currey.
- Eric Hobsbawm, « Inventer des traditions », Enquete, 2 | 1995, 171-189.Sanneh, Lamine (2003), Whose Religion is Christianity? The Gospel Beyond the West, Grand Rapids, Eerdmans Publishing Company.
- Fatiha Kaouès, Convertir le monde arabe. L’offensive évangélique, Paris: CNRS éditions.