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Archives et éthique de la recherche en histoire de l’Afrique : retour d’expériences sur différents terrains ouest-africains

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Crédit photo : Dossiers de patients, salle d’attente clinique Moussa Diop Fann, 2019. Romain Tiquet

Il y a une dizaine d’année, lors d’un séminaire de recherche, j’évoquais le malaise ressenti en consultant des dossiers de patients psychiatriques au Sénégal, au début du XXe siècle. Ces vies, souvent marquées par la souffrance et la violence, donnaient au chercheur le sentiment d’entrer par effraction dans des existences intimes. Un collègue historien avait alors rétorqué : « Pourquoi s’embarrasser de ces questions ? Ils sont morts ». Cette remarque illustrait une idée encore répandue selon laquelle la distance temporelle et matérielle (l’archive papier) dispenserait de toute interrogation sur nos pratiques de recherche et sur ce que ces objets d’analyse produisent en nous.

Ce court texte est avant tout un retour d’expérience personnel – et par conséquent subjectif et construit a posteriori – sur mon parcours de chercheur en histoire confronté, depuis une quinzaine d’années, à des enjeux éthiques et réflexifs dans la réalisation de terrains et de constitution de corpus de recherche en Afrique de l’Ouest, principalement au Sénégal et au Burkina Faso.

Mes travaux portent essentiellement sur l’histoire du maintien de l’ordre – économique, politique et social – ainsi que sur les formes de répression de la marginalité en Afrique de l’Ouest, durant la période des décolonisations et les premières décennies après les indépendances. Les lieux et institutions explorés dans ces recherches, que ce soit la police, la prison, ou des hôpitaux psychiatriques, sont des espaces parfois hautement contrôlés, souvent clos, en tous les cas indéniablement sensibles. Travailler sur ces thématiques soulève des enjeux éthiques et moraux qui n’ont pourtant occupé qu’une place relativement tardive dans mon parcours. La discipline historique est traditionnellement moins confrontée aux questions de positionnalité ou aux enjeux éthiques liés à la recherche de terrain (en particulier le rapport éthique à l’archive1), contrairement à d’autres disciplines comme la sociologie ou l’anthropologie, notamment lorsque celles-ci s’appuient sur de longs terrains ethnographiques ou touchent des thématiques aussi sensibles que la santé ou la violence2. Bien qu’on assiste, en France, à une réflexion interdisciplinaire croissante autour de l’éthique de la recherche, particulièrement dans le champ des études dites « aréales »3, cette prise de conscience institutionnelle demeure relativement récente comparativement au contexte anglosaxon — en témoigne la création tardive du comité d’éthique du CNRS pour les sciences humaines et sociales en juin 20244.

En revenant sur trois expériences de recherche, ce texte aborde la question des enjeux éthiques liés à la constitution et l’utilisation d’archives papiers. La question éthique est entendue à plusieurs niveaux. Tout d’abord, l’éthique en tant que cadre formel et procédural : il s’agit ici des règles explicites qui encadrent notre activité de recherche, que ce soit en lien avec les exigences légales ou les protocoles institutionnels nécessaires pour accéder aux terrains d’enquête. Ces normes sont souvent imposées par les institutions partenaires ou bailleurs de fonds dans un contexte de plus en plus structuré par les logiques de financement par projet. L’accès au terrain devient alors conditionné par des autorisations administratives, des protocoles de validation éthique, ou encore des exigences de conformité aux standards internationaux en matière de protection des données personnelles et de respect des personnes.

Ensuite, l’éthique comme pratique réflexive, c’est-à-dire comme ensemble de questionnements situés qui émergent dans le cadre même du travail de terrain. Il ne s’agit plus ici de se conformer à un cadre normatif prédéfini, mais de faire face à des dilemmes concrets, souvent imprévus, qui invitent à reconsidérer nos méthodes de recherche et à adopter une posture réflexive, sensible aux contextes et aux relations interpersonnelles. Cette approche rejoint ce que des chercheurs comme Frédéric Le Marcis et Marie Morelle désignent comme une « éthique située », mise en œuvre à l’échelle individuelle5.

Le chercheur comme faire-valoir ? Écrire l’histoire de l’institution policière au Burkina Faso

En 2011, je consacre mon premier travail de recherche (Master) sur l’histoire de la police au Burkina Faso en interrogeant les continuités et les ruptures entre les pratiques policières pendant la transition (post)coloniale. Il n’était pas garanti que l’entrée sur le terrain soit possible, au vu de la nature politique du sujet et des difficultés prévisibles d’accès aux sources. Il m’a été cependant possible d’explorer certaines sources librement accessibles, en particulier les archives nationales du Burkina Faso (pour la partie coloniale du sujet) et de réaliser des entretiens avec les trois premiers policiers coloniaux voltaïques recrutés à la fin des années 1940. Afin d’explorer la partie post-indépendance, une démarche formelle a été entreprise auprès de la Direction générale de la police nationale afin d’accéder aux archives internes de l’institution, sans pour autant me faire d’illusion quant à l’acceptation de cette demande.

Pourtant, après plusieurs mois sans réponse, je reçois un appel téléphonique inattendu du Directeur Général de la Police Nationale lui-même, alors que je me trouve sur le point de me rendre à Ouagadougou. Il m’informe que la demande est acceptée et donne rendez-vous dès le lendemain à son bureau. L’accueil fut donc favorable et j’ai consulté les archives (très encadrées) de la police nationale, ce qui a permis de retracer les premiers jalons de l’institution policière burkinabè après l’indépendance.

Cette expérience a suscité, a posteriori, une réflexion sur les conditions d’accès à ces archives. Pourquoi cet accès s’est-il révélé si « simple » – une demande formelle, puis une réponse positive – alors que d’autres terrains ou institutions exigent parfois un long processus de négociation, voire restent hermétiquement fermés aux chercheurs ? Trois hypothèses peuvent expliquer cette facilité relative.

Les deux premières sont un peu contradictoires. Dans un premier temps, on pourrait penser que l’accès tient à ma position de jeune chercheur débutant, sans visibilité ni affiliation institutionnelle susceptible d’inquiéter ou de constituer une menace pour l’appareil sécuritaire du pays. Mon profil apparaissait sans doute comme « inoffensif » aux yeux de l’institution.

À l’inverse, on pourrait aussi penser que l’accès m’a été accordé du fait de mon statut de chercheur français, venant de l’ancienne puissance coloniale. L’institution policière burkinabè garde en effet des liens très étroits avec la France, encore cinquante ans après l’indépendance du pays. En témoigne le rôle du Service de Coopération Internationale de Police (SCTIP) et la coopération de la France dans la formation des commissaires6 via des stages à l’école de Police de Saint-Cyr-au-Mont-d’Or. Ces deux premières hypothèses amène à réfléchir à ce que veut dire faire de la recherche sur le continent africain quand on est un chercheur français et quelles implications cela entraîne dans l’accès au terrain, les relations entretenues avec les différents acteurs, les modes de restitution engagés pour témoigner de nos résultats d’enquêtes. 

La dernière hypothèse renvoie à une volonté de la police nationale de se raconter, de construire une mémoire institutionnelle dans un contexte où l’armée et la gendarmerie occupent une place hégémonique dans la sphère politico-sécuritaire du pays. Le besoin de reconnaissance symbolique et de légitimation historique semble avoir motivé l’ouverture (partielle et encadrée) des archives. Lors de notre entretien préliminaire, le DG avait d’ailleurs insisté sur l’importance de montrer le rôle de la police dans la stabilité du pays, soulignant implicitement la nécessité de rééquilibrer la perception des « corps habillés » en faveur de la police.

Il est intéressant de noter que, bien que l’institution n’ait pas explicitement imposé de ligne directrice ou de contrôle sur mes travaux, les archives qui ont été présentées avaient manifestement été sélectionnées en amont. Sur le moment, emporté par l’enthousiasme de cet accès inespéré, je n’ai pas mesuré les enjeux potentiels d’une instrumentalisation de la recherche. À posteriori, cette expérience conduit à interroger le rôle que peuvent jouer les chercheurs dans les dynamiques mémorielles institutionnelles, en particulier lorsqu’ils bénéficient d’un accès privilégié et que leur travail est ensuite valorisé par l’institution elle-même – comme ce fut le cas ici, mon mémoire de Master ayant été mobilisé pour la formation des policiers et pour nourrir l’histoire officielle de la police nationale.

Rentrer par effraction ? L’utilisation des dossiers de patients psychiatriques comme source d’histoire sociale

Depuis 2019, mes recherches se concentrent principalement sur la collecte de dossiers de patients dans différentes structures psychiatriques en Afrique de l’Ouest, principalement à Dakar (Sénégal) et au service psychiatrique de Bobo-Dioulasso (Burkina Faso). L’idée est d’utiliser ces dossiers de patients et les informations biographiques qu’ils renferment pour tracer une histoire sociale de la folie en Afrique de l’Ouest.

Les deux demandes d’accès aux dossiers de patients au Burkina et au Sénégal diffèrent radicalement. Pour accéder au service de psychiatrie de Bobo-Dioulasso (et voir si des archives existaient), une demande formelle a été nécessaire afin de montrer que les recherches se faisaient dans le cadre d’un projet validé éthiquement. La demande est passée devant le comité éthique de l’hôpital de Bobo-Dioulasso. Concernant les dossiers de patients de la clinique psychiatrique Moussa Diop de Dakar, l’accès a été autorisé oralement après avoir présenté l’intention et le but de mes recherches. J’ai été très surpris de la facilité par laquelle j’ai eu accès aux dossiers de patients (à l’époque archivés dans des grandes armoires métalliques placées dans la salle d’attente de la consultation du chef de service), alors que je m’attendais à devoir passer par une demande d’autorisation écrite et l’approbation d’autres instances administratives (comité éthique, direction de l’hôpital), comme j’avais pu le vivre au Burkina.

Le caractère international de la clinique (qui est un lieu de passage et de formation de psychiatres du continent mais aussi d’Europe et d’Amérique du Nord depuis son ouverture en 1958) ainsi que mon statut (chercheur français du CNRS financé par un projet européen) expliquent sans doute cette facilité d’accès. L’excitation provoquée par cet accord a cependant rapidement laissé place à une forme de panique méthodologique face à l’ampleur de la documentation disponible (environ 10 000 dossiers, depuis 1958 jusqu’aux années 1990). Le volume, la diversité et l’hétérogénéité des dossiers posaient d’emblée la question des stratégies à adopter dans le choix de la collecte.

S’ajoutait à cela une incertitude éthique : l’accès a été accordé oralement, sans autorisation écrite formelle, ce qui le rendait fragile et potentiellement réversible. Ce caractère précaire était d’autant plus problématique que notre recherche s’inscrivait dans le cadre d’un projet financé par un ERC, dont le comité éthique exigeait des garanties documentées et encadrées7.

Cette liberté totale dans l’accès aux dossiers des patients a aussi soulevé une série de questions pratiques et épistémologiques : faut-il photographier l’ensemble des dossiers pour les analyser dans le détail ultérieurement (ce qui semblait matériellement peu faisable et illusoire) ? Faut-il privilégier certains critères de sélection (par année, par volume, par pertinence supposée et, dès lors, par où commencer) ? Doit-on accepter le hasard comme principe de sélection ? Ces interrogations n’auraient pas émergé dans un cadre plus contraint, par exemple si une sélection de dossiers avait été imposée. Il en a résulté un choix subjectif de collecte privilégiant les dossiers les plus épais, susceptibles de renfermer les données les plus intéressantes.

Le point ici soulevé est que cette différence entre un accès limité et balisé, ou une liberté totale mais paralysante, a des conséquences directes sur la construction du corpus, son traitement, et donc sur l’analyse finale. Le choix ici n’a pas été pas dicté par des restrictions administratives mais par une ouverture totale, qui en soi peut donc devenir problématique.

Je qualifie dès lors cet accès aux archives d’« entrée par effraction » et ce, de deux manières. Sur le plan institutionnel, cet accès se fait dans un espace sensible (les archives médicales) sans autorisation écrite, sans « tampon de l’institution » qui acterait officiellement notre consultation des dossiers. À Bobo-Dioulasso, par contraste, un tel tampon m’avait été fourni. Ici, l’absence de cette validation formelle me laisse dans une position ambiguë malgré l’accord oral initial et quatre séjours au service depuis. Sur le plan symbolique ensuite : se plonger dans ces dossiers de patients, c’est se plonger dans des vies troublées, marquées par la maladie mentale, la marginalisation, la stigmatisation sociale et la souffrance. La lecture de ces parcours de vie a indéniablement un impact et un coût émotionnel.

D’un point de vue scientifique et méthodologique, l’entrée dans ces vies soulève aussi deux écueils éthiques important. Dans un premier temps il faut éviter de reproduire un discours médical normatif, où la parole du patient est (re)lue uniquement à travers le prisme de sa pathologie. L’historiographie récente sur la psychiatrie a abondamment abordé ces enjeux8. A l’inverse, il ne faut pas non plus tomber dans une forme de romantisme méthodologique en surinterprétant les récits ou les silences des patients pour y projeter des figures de résistance, de lucidité politique ou de subjectivité idéalisée. Ce serait rêver des individus qui n’existent pas et, en somme, parler à la place des patients9.

Archives et refus ethnographique

En 2021, j’ai entamé une série de longs entretiens avec un homme sénégalais ayant été hospitalisé à plusieurs reprises à la clinique Moussa Diop de Dakar dans les années 1970. Toujours sous traitement, il était alors suivi régulièrement par une psychiatre. Le point de départ de ces entretiens était de l’accompagner dans l’écriture de ses mémoires et de discuter avec lui de sa maladie, de son parcours thérapeutique ainsi que des représentations qu’il se faisait de la folie.

Au cours d’un de ces entretiens, j’ai mentionné mon travail dans les dossiers de patients de la clinique. Nous en sommes venus à nous demander s’il serait possible de retrouver son propre dossier – archivé depuis les années 1970 – à la fois pour qu’il puisse y avoir accès et pour envisager de l’intégrer à mon dispositif d’enquête (c’est-à-dire croiser dossier médical et entretien avec l’intéressé). Après l’accord oral du chef de service, nous nous sommes retrouvés dans la salle où se trouvaient les dossiers de patients. A l’époque la clinique ne disposait pas de salle d’archives et les dossiers de patients étaient rangés dans de grandes armoires métalliques placées dans la salle d’attente du service (voir la photo d’illustration de cet article). J’ai commencé à chercher son dossier, lui était assis et me regardait faire.

Après quelques heures de recherche, j’ai trouvé son dossier, assez épais, constitué des éléments médicaux de son hospitalisation mais aussi de lettres écrites par ses proches avant et pendant son séjour, ainsi que de documents d’écriture libre que lui-même avait rédigés durant son hospitalisation. Il m’a alors demandé de lui lire ces documents à haute voix.

Au fil de la lecture, je me suis rendu compte que de nombreux éléments consignés dans le dossier ne correspondaient pas à ce qu’il m’avait dit lors de nos entretiens (raison de son hospitalisation, relations conflictuelles avec sa famille, etc.). Un malaise palpable s’est installé ; j’ai interrompu ma lecture et lui ai demandé s’il était d’accord pour que je continue. Il m’a répondu que oui, que tout allait bien. J’ai poursuivi quelques secondes, mais ai finalement préféré m’arrêter, lui indiquant que j’avais besoin de faire une courte pause.

J’ai alors refermé le dossier et l’ai remis à sa place. Je ne l’ai plus rouvert depuis ce jour. Malgré les assurances de mon interlocuteur, je l’ai senti affecté et le malaise restait manifeste. Nous n’en avons pas reparlé.

Quelques mois plus tard, en réexaminant les dossiers des patients, cette situation m’est revenue à l’esprit. Bien que l’autorisation ait été donnée tant par un professionnel de santé que par le principal intéressé, le confronter ainsi à son dossier médical aurait pu, au-delà du malaise généré par la situation, comporter des risques cliniques significatifs – en particulier une décompensation. Avec le recul, je perçois combien ma démarche a été clairement naïve, voire inappropriée. Sur le moment, je pensais pourtant qu’elle pouvait présenter un intérêt tant pour ma recherche que pour cet homme, alors engagé dans la rédaction de ses mémoires, qu’il qualifiait lui-même de « mémoires d’un fou ». J’ai décidé de ne pas utiliser ce dossier ni l’entretien – enregistré – de sa lecture. Ce refus a constitué un dilemme éthique : il m’a fallu choisir entre l’intérêt heuristique évident que représentait cette rencontre – l’articulation rare entre dossier médical et récit de vie – d’une part, et le malaise moral que la situation avait suscité d’autre part. Récemment, lors d’une discussion avec une collègue anthropologue, Katie Kilroy-Marac, celle-ci a évoqué la notion de « refus ethnographique », ce qui m’a conduit à repenser cet épisode à la lumière de ce concept. Le refus ethnographique est généralement compris comme une manière de préserver l’intégrité ou la sécurité des personnes rencontrées, mais aussi comme une limite éthique nécessaire lorsque les pratiques de recherche risquent de nuire aux individus ou aux groupes observés, notamment dans des contextes politiquement sensibles. Il peut aussi constituer un choix méthodologique face à des situations ambiguës ou susceptibles de produire une forme de spectacularisation.

Le cas décrit ici ne relevait certes pas d’un contexte politique particulièrement sensible mais aurait pu entraîner un danger direct pour l’individu. Dès lors, mobiliser la notion de refus – ou même d’échec – ethnographique dans la démarche historienne permet d’aborder la question des archives de manière plus sensible. On insiste souvent sur la manière dont l’accès au terrain ou le consentement des personnes détermine nos objets de recherche ; il est tout aussi pertinent de réfléchir aux refus d’accès, aux entretiens avortés, aux impasses archivistiques, ou encore aux situations de malaise, de trouble ou de peur générées par la consultation de documents et par les interactions qu’ils suscitent. Ces moments peuvent réorienter ou enrichir notre posture de recherche et faire émerger des questionnements inattendus.

Dans son article« L’éthique au-delà de la règle », Didier Fassin10 appelait la communauté scientifique à s’emparer activement de la question éthique afin d’éviter que celle-ci ne soit réduite à un simple ensemble de règles imposées de l’extérieur, au détriment d’une réflexion critique sur l’esprit de l’éthique elle-même et sur sa nature située et processuelle. L’éthique doit ainsi être comprise comme un cadre en constante négociation – avec soi-même, mais aussi avec les autres : bailleurs de fonds, interlocuteurs, sources sur le terrain et, dans le cas des historiens, avec les archives et les traces du passé.

À la lumière des situations analysées dans cet article, trois implications majeures se dégagent pour le champ historique. Premièrement, malgré certaines évolutions, la communauté scientifique française des historiens est encore en retard par rapport aux milieux anglo-saxons. Si certains chercheurs, notamment dans le champ de l’histoire de la santé, de la violence, du genre, de la colonisation, sont déjà sensibilisés aux enjeux éthiques, ceux-ci restent peu thématisés tant dans nos publications scientifiques que dans l’enseignement de la discipline. Beaucoup d’entre nous bricolent, tâtonnent, manquent de formation sur les plans juridique et éthique. La tendance à considérer l’archive comme un matériau « inerte » masque souvent les enjeux moraux, politiques et affectifs de son usage. L’expérience du malaise en archive, des refus, des impasses documentaires, ou encore des tensions entre respect des personnes et valeur heuristique des sources montrent pourtant la nécessité d’une prise en compte explicite de ces dimensions éthique et sensible dans l’utilisation de ces corpus de sources écrites.

Deuxièmement, penser l’éthique en histoire suppose de reconnaître, comme dans d’autres disciplines, la pluralité des situations de recherche : diversité des statuts (doctorants, chercheurs titulaires ou précaires), des positions sociales et genrées, des espaces géographiques (Nord/Sud), des cadres de recherche (financement par projets ou recherches individuelles), des contextes politico-juridiques des pays concernés (certains très réglementés, d’autres dépourvus de cadre éthique formel/officiel), mais aussi des types de sources que nous manipulons (archives administratives, dossiers médicaux, archives intimes, matériaux visuels, entretiens, ethnographie historique). Chacun de ces régimes documentaires engage des relations spécifiques, des risques différenciés et des responsabilités distinctes. L’éthique historienne ne peut donc être uniforme : elle doit être adaptée aux contextes archivistiques, aux législations locales, aux vulnérabilités des personnes concernées et à la sensibilité propre des matériaux.

Troisièmement, cette réflexion éthique doit être intégrée à toutes les étapes du travail de recherche. En amont, au moment de formuler un objet de recherche ou de définir un terrain archivistique ; pendant, dans la conduite des consultations ou des interactions avec les détenteurs ou les producteurs des sources ; après, dans les choix de citation, d’exposition, de restitution et dans l’enseignement où nous transmettons non seulement des savoirs, mais aussi des manières de faire et de (se) situer. Introduire dans la formation historienne des notions comme le « refus », l’« impasse » ou l’« échec » permettrait de reconnaître ces moments non comme des obstacles mais comme des révélateurs des limites, des tensions et des responsabilités propres au travail en archives.

Loin d’un supplément normatif venant entraver la pratique historienne, l’éthique constitue au contraire un véritable outil de connaissance qui éclaire nos méthodes, nos positions et la matérialité même des archives. Réfléchir à l’éthique du travail en archives et, plus largement, en histoire, c’est réfléchir à ce que signifie produire du savoir sur le passé dans des conditions où l’intégrité des personnes, la sensibilité des matériaux et la responsabilité du chercheur sont indissociables de l’enquête elle-même. C’est enfin affirmer la place centrale que ces enjeux devraient occuper dans la formation des historiens et dans la définition collective d’une pratique plus consciente, plus située et plus réflexive de la discipline.

Notes

1 Les collègues anglosaxons ont réfléchit depuis plusieurs années à ces enjeux. Voir par exemple le chapitre 2 sur l’éthique de l’historien dans SCHRAG, Zachary M., The Princeton Guide to Historical Research, Princeton, Princeton University Press, 2021 ou le chapitre « Ethics and Historical Research » dans FAIRE, Lucy, GUNN, Simon (dir.), Research Methods for History, Edimburgh, Edimburgh University Press, 2016. Plus récemment, la revue History and Theory a consacré un numéro spécial « History and Ethics », 2025. En ligne : https://historyandtheory.org/omt/2025-historyandethics.

2 Voir BENSA, Alban, FASSIN Didier, Les politiques de l’enquête, Paris, La Découverte, 2008 ;

CEFAI, Daniel et COSTAY, Paul, « Codifier l’engagement ethnographique. Remarques sur le consentement éclairé, les codes d’éthique et les comités d’éthique », in La vie des idées, 18 mars 2009. URL : https://laviedesidees.fr/Codifier-l-engagement.html ; SAILLANT, Francine. Le Savoir de l’autre en question : chroniques de la recherche ordinaire dans un pays « du Sud » (Brésil)”, Cahiers d’Études Africaines, vol. 51, no. 202/203, 2011, pp. 529–48. IDEM THOMSON, Susan, ANSOMS, An and MURISON, Jude (dir.), Emotional and Ethical Challenges for Field Research in Africa. The Story Behind the Findings., Londres, Palgrave Macmillan, 2012.

3 Voir à ce titre les travaux du groupe de travail 4 du consortium DISTAM sur les enjeux éthiques liés à la recherche en études aréales. Des réflexions collectives ont été lancées sur les dimensions éthiques et juridiques de la constitution, de la circulation et de l’utilisation des données de recherche, dans une approche interdisciplinaire et collaborative : https://distam.hypotheses.org/category/gt4

4 Voir https://www.inshs.cnrs.fr/fr/comite-dethique-operationnel-de-cnrs-sciences-humaines-sociales

5 LE MARCIS, Frédéric et MORELLE Marie, « Éthiques confinées : quand l’éthique du chercheur dévoile celle des lieux d’enquête », in LE MARCIS, Frédéric et MORELLE Marie (dir.), L’Afrique en prisons, Lyon, ENS, 2022, en ligne : https://books.openedition.org/enseditions/40915 (consulté le 8 octobre 2025).

6 Ce n’est pas propre au Burkina. Le SCTIP est implanté dans tous les pays de la sous-région.

7 La question n’est toujours pas « réglée » même si l’ERC est informé de mes terrains successifs dans ces archives. Par ailleurs, pour pérenniser l’accès et l’inscrire dans une logique plus institutionnelle, j’ai envisagé de proposer à la nouvelle cheffe de service un partenariat, via l’archivage des dossiers avec l’aide d’un stagiaire de l’EBAD (École de Bibliothécaires, Archivistes et Documentalistes).

8 BUELTZINGSLOEWEN VON, Isabelle, « Vers un désenclavement de l’histoire de la psychiatrie », Le Mouvement social, 2015, 253, pp. 3-11.

9 TIQUET, Romain, « Moustapha H. Regard clinique et historien sur un dossier de patient de la clinique psychiatrique de Fann (Sénégal, années 1960) », L’Autre, 2023, 24, pp. 59-68.

10 FASSIN, Didier, « L’éthique au-delà de la règle. Réflexions autour d’une enquête ethnographique sur les pratiques de soins en Afrique du Sud », Société Contemporaine, 71(3), 2008, pp. 117-135.