Présentation
En 2024, aucun pays africain ne figure parmi les dix pays les plus touchés par les catastrophes dites « naturelles » à travers le monde. Parmi les vingt événements les plus dévastateurs de l’année en termes de répercussions économiques et de pertes humaines, seuls deux et trois de ces épisodes ont respectivement eu lieu sur le continent (GIEC, 2022). Mais bien que le continent africain soit la deuxième région au monde la moins touchée par les événements naturels, elle demeure la plus vulnérable, du fait de difficultés économiques et institutionnelles. Ce contraste est particulièrement frappant lorsque l’on envisage les futurs climatiques : tandis que les Afriques ont un impact minimal sur la vulnérabilité planétaire, elles en subissent les conséquences les plus sévères en termes de changements climatiques et de problèmes, notamment sanitaires (aggravation potentielle des problèmes de santé publique, augmentation du risque des maladies à transmission vectorielle). L’alerte lancée par le GIEC en 2022 quant à l’interconnexion entre l’environnement, la santé et les risques qui en découlent résonne avec une longue tradition de préoccupation des sciences sociales, ayant mis en évidence cette intrication complexe.
Depuis près de trois décennies, les études sur les désastres se sont concentrées sur les Suds, offrant une perspective privilégiée pour examiner la manière dont les mêmes aléas engendrent des conséquences différenciées selon les parties du monde où ils surviennent (Cabane, 2015). Ces recherches sur les risques ont rapidement porté leur attention sur l’Asie et l’Amérique latine, tardant à s’autonomiser en ce qui concerne le continent africain. Initialement axées sur les questions de sécheresse et de famine (Gado, 1993), les études sur le risque dans les Afriques ont ensuite été largement influencées par le prisme colonial, impactant la manière dont le rapport aux maladies, aux épidémies (Vaughan, 1993. Lachenal, 2017) et à l’environnement (Blanc, 2005) était conceptualisé (Beck, 2009). Plus récemment, la perspective décoloniale a souligné l’impératif de dépasser le paradigme de la vulnérabilité pour mettre en lumière le legs colonial ainsi que la marginalisation des Afriques dans les instances internationales de gouvernance de l’environnement (Ferdinand, 2019). Ces approches ont évolué rapidement à la lumière des crises récentes, dont celle du Covid-19. Traditionnellement perçu comme un facteur de vulnérabilité face aux risques sanitaires, l’environnement a été réévalué à la lumière de la pandémie. Celle-ci a rappelé que l’environnement peut également jouer un rôle de barrière atténuant le potentiel nuisible de certains problèmes, notamment lorsqu’il est associé à d’autres facteurs tels que la structure démographique des sociétés africaines ou la mémoire des risques (Eboko, 2020). Ainsi, la vulnérabilité chronique des Afriques s’est avérée être, cette fois, leur principale force (Eboko et Schlimmer, 2020). La réponse à la pandémie et le renouvellement du regard sur la gouvernementalité qu’elle a entraîné invitent à penser le risque en Afrique de manière non plus systémique mais écosystémique (Cicolella, 2010).
Cet éclairage renouvelé impose aux États africains un nouveau régime politique et de vigilance. Ils deviennent ainsi des « États d’alerte » (Molo et Chateauraynaud, 2024) face aux risques sanitaires et environnementaux susceptibles de déclencher des catastrophes et favorisant l’émergence de figures de la vigilance. Une telle perspective met en lumière l’intersection entre risques, environnement et santé, c’est-à-dire la manière dont s’organisent biopouvoir et éco-pouvoir (Lascoumes, 1994), les politiques de vie, de mort, de sécurité, les inégalités environnementales, de santé, ainsi que les autres facteurs qui affaiblissent les sociétés africaines contemporaines. Cet axe de recherche met donc l’accent sur des approches permettant, au regard de ces enjeux, de penser les sociétés contemporaines africaines, les processus d’étatisation (Blanc, 2022 ; Molo, 2023), la légitimité des gouvernements, (Cabane, 2023) ainsi que les formes de manifestation et d’exercice du pouvoir (Lachenal, 2017). Comment anticiper et gérer efficacement les risques, qu’ils soient environnementaux ou sanitaires, et les catastrophes qui en découlent tout en prenant en compte à la fois leur probabilité d’occurrence et leurs conséquences concrètes sur les populations et les infrastructures ? Il s’agit d’envisager la question du risque à la fois dans sa phase probabiliste, mais aussi dans la dimension de la crise à travers la catastrophe et les dispositifs mis en place pour la prendre en charge. Sans se limiter aux liens de causalité entre risques, environnement et santé, il est crucial d’analyser comment chacun de ces facteurs impacte les « fondements tacites » de l’ordre social (Giry, 2023).
Références
- Blanc, G., Guérin, M., & Quenet, G. (2022). Protéger et détruire. Gouverner la nature sous les tropiques (XXe – XXIe siècle). Paris: CNRS.
- Blanc, G. (2005). L’invention du colonialisme vert. Pour en finir avec le mythe de l’Éden africain. Paris : Flammarion.
- Cabane, L. (2015). Les catastrophes : un horizon commun de la globalisation environnementale ? Natures sciences sociétés, 23 (3), p. 223-236.
- Cabane, L. (2023). The Government of Disasters in South Africa. State, Politics, and Knowledge. New York : Palgrave Macmillan.
- Cicolella, A. (2010). Santé et Environnement : la 2e révolution de Santé Publique. Santé Publique, vol. 22, n° 3, p. 343-351.
- Eboko, F. & Schlimmer, S. (2020). COVID-19 : l’Afrique face à une crise mondiale. Politique étrangère, vol. , n° 4, p. 123-134.
- Ferdinand, M. (2019), Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen. Paris : Seuil.
- Gado, A. (1993), Une histoire des famines au Sahel. Étude des grandes crises alimentaires (XIXème – XXème siècles). Paris : L’Harmattan.
- Giry, B. (2023), Sociologie des catastrophes. Paris : La Découverte.
- Lachenal, G. (2017), The Lomidine files. The Untold Story of a Medical Disaster in Colonial Africa, trad. de N. Toussignant, Baltimore. John Hopkins University Press.
- Lascoumes, P. (1994), Eco-pouvoir. Environnements et politiques. Paris : La Découverte.
- Molo, B. (2023), Une sociohistoire des catastrophes. Etat, société et pouvoir au Cameroun. Fin XIXe – début XXIe siècle », thèse de doctorat de l’EHESS.
- Sellers, C. (1997). Hazards of the job. From industrial disease to environmental health science, Chapel Hill & London, The University of North Carolina Press.
- Tierney, K. (1999). Toward a Critical Sociology of Risk. Sociological Forum, vol. 14, iss. 2.
- Vaughan, M. (1991), Curing their ills. Colonial power and African illness. Stanford : Stanford University Press.
Séances du séminaire en lien

- Séance 1 – Brice Molo. Catastrophes, utilité publique et renégociation de l’Etat au Cameroun. Histoire d’une socialisation événementielle. 6 novembre 2024.
- Séance 3 – Jules Villa. Des discontinuités de l’attention en santé publique : du monkeypox au mpox en RDC. 3 décembre 2024.