À travers l’exemple des femmes engagées dans la rébellion en Côte d’Ivoire entre 2002 et 2011, cet article illustre la complexité de l’engagement féminin dans les groupes armés. Il propose une analyse des trajectoires de femmes enrôlées dans le conflit ivoirien dans différentes régions et à différentes périodes de la rébellion. Quelle a été l’implication des femmes dans le conflit ivoirien ? Quelles logiques ont présidé à leur engagement et, une fois engagées, quelles ont été leurs activités ? Comment peut-on comparer leur engagement dans la rébellion à celui des hommes ?
« Je vous dis ne voyez pas seulement celles qui étaient aux combats auprès de nous, même celles qui préparaient elles ont combattu comme ça, parce que si, nous, on ne mangeait pas, ça peut pas aller sur le terrain. Y’a d’autres, c’est en nous apportant de l’eau qu’elles sont tombées. »1
Cet extrait d’entretien avec le président d’une association d’ex-combattants2 ivoiriens témoigne de la diversité des profils de femmes qualifiées d’ex-combattantes3 dans le cadre du conflit ivoirien. En effet, les ex-combattantes ivoiriennes, particulièrement celles de la rébellion, se démarquent des combattantes d’autres conflits dans lesquels les femmes en charge d’activités « auxiliaires » (cuisine, ménage…) sont considérées comme des « associées »4 et non des combattantes à part entière. À partir de récits de vie recueillis en Côte d’Ivoire entre 2014 et 2015, cet article propose de mettre en lumière les logiques d’engagement des combattantes ivoiriennes dans la rébellion entre 2002 et 2011, en les mettant en perspective avec celles des hommes.
« Cette question identitaire d’ivoirité se place au cœur des relations sociales et politiques du pays »
La Côte d’Ivoire, en proie à des troubles sociopolitiques depuis le début des années 1990, entre petit à petit dans un engrenage qui voit la violence s’immiscer au cœur des rapports sociaux, économiques et politiques. Sur plus d’une décennie, le pays subit une série de crises politico-militaires sur fond de remise en cause profonde de l’identité nationale et de la citoyenneté. Le début des années 1990 est ainsi marqué par une crise de succession puis d’alternance suite au décès de Félix Houphouët Boigny en 1993. Henry Konan Bédié, président de l’Assemblée nationale et successeur constitutionnel, introduit alors le concept d’ivoirité5, entraînant l’émergence d’un débat identitaire sur les questions de nationalité et de citoyenneté. Ce concept d’ivoirité visait principalement Alassane Ouattara, adversaire politique potentiel de Henry Konan Bédié pour les échéances présidentielles de 1995. Alassane Ouattara originaire du nord du pays était soupçonné de « nationalité douteuse », son père étant accusé d’être d’origine voltaïque (burkinabé). Cette question identitaire d’ivoirité se place au cœur des relations sociales et politiques du pays. Elle conduit à la stigmatisation et à la marginalisation des habitants et des populations issues du Nord. Ils sont ainsi considérés comme étrangers et/ou ivoiriens de seconde catégorie par les ivoiriens du Sud qui seraient, quant à eux, les « vrais » ivoiriens. En 1999, un premier coup d’État perpétré par le Général Gueï met fin à la stabilité. Laurent Gbagbo accède au pouvoir en 2000 – suite à un processus électoral duquel Alassane Ouattara est à nouveau écarté6– poursuit et intensifie la politique de l’ivoirité.
Le 19 septembre 2002, une tentative de putsch menée par des militaires refusant la démobilisation7 se transforme en rébellion et mène à la scission du pays en deux entités distinctes : une zone septentrionale contrôlée par les « rebelles », baptisés Forces nouvelles, et une zone qui reste sous le contrôle du gouvernement de Laurent Gbagbo au Sud et à l’Ouest. La rébellion comprend les membres des différents mouvements insurrectionnels nés en 2002 (Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire, Mouvement populaire ivoirien du Grand Ouest et Mouvement pour la justice et la paix) qui se sont unis pour former les Forces Nouvelles de Côte d’Ivoire et plus particulièrement son bras armé, les Forces armées des Forces nouvelles (FAFN).
Cette période est ponctuée par plusieurs tentatives de sortie de crise et en 2007, les Accords politiques de Ouagadougou permettent la relance du dialogue politique entre les deux parties belligérantes ; les groupes armés des deux camps entament alors un processus de désarmement et démobilisation de leurs combattants. En 2010, l’élection présidentielle qui oppose Alassane Ouattara8 à Laurent Gbagbo est suivie d’une violente crise post-électorale après la proclamation de résultats contestés par les deux camps. Pendant cette crise les protagonistes reprennent les armes, les rebelles des FAFN soutenus par de jeunes Abidjanaises et Abidjanais d’origine nordiste apportent leur soutien à Alassane Ouattara en opposition aux forces loyalistes qui soutiennent Laurent Gbagbo. Au terme de plus de cinq mois de combats, ce dernier est arrêté et transféré à la Cour pénale internationale et Alassane Ouattara est investi comme chef de l’État. Tout au long de cette crise les deux camps s’affrontent violemment, causant près de trois mille morts.
Les trajectoires des femmes avant l’entrée dans la rébellion
Cet article revient sur la place qu’occupèrent les femmes combattantes du camp rebelle au cours de ce conflit à partir de l’étude des trajectoires personnelles de onze femmes rencontrées en 2014 et 2015 en Côte d’Ivoire. Bien que ces ex-combattantes interrogées aient des trajectoires sociales variées avant le conflit, on remarque une certaine homogénéité de parcours en fonction de la période, du groupe et de la région où elles se sont engagées.
Sept femmes rencontrées à Bouaké – fief de la rébellion – se font appeler les « Amazones »9. Âgées de 35 à 52 ans quand la crise éclate en 2002, elles sont alors pour la plupart mères de famille, ont un niveau d’étude faible (niveau primaire) et exercent diverses activités de commerce. Elles appartiennent toutes à la communauté Dioula, du groupe ethnique mandé, une communauté commerçante10 très active dans la région et ont en commun qu’au moins un membre de leur famille (majoritairement des hommes) est engagé dans la rébellion avant qu’elles ne l’intègrent.
À Abidjan, le second groupe rencontré est composé de quatre femmes engagées pendant la crise post-électorale de 2011. Elles ont entre 25 et 30 ans au moment de leur enrôlement et ont toutes au moins le BEPC, voire le Baccalauréat. Trois sont étudiantes à l’université avant d’intégrer le groupe, la quatrième est commerçante. Elles sont célibataires lors de leur engagement – l’une est veuve et une autre s’est séparée de son conjoint suite à son engagement au sein de la rébellion.
Quant à la composante masculine de la rébellion, selon un employé de l’ADDR, « beaucoup exerçaient dans le secteur informel du commerce, petit commerce, les choses comme ça. Ceux qui sont diplômés y’en a pas beaucoup. C’est plutôt ceux qui se sont greffés au truc en 2011 lors de la crise post-électorale. Voilà c’est là que des jeunes des zones urbaines qui ont le BEPC ou qui ont le bac ont pris les armes 11». Ces différences s’expliquent notamment par le fait que les jeunes engagés dans la rébellion à partir de 2002 sont principalement issus des zones rurales dans lesquelles les taux de scolarisation sont faibles. Tandis que pendant la crise postélectorale, ceux et celles qui se sont greffés à la rébellion vivent à Abidjan, capitale économique qui concentre la majorité de la population scolaire et étudiante du pays.
Des logiques d’engagement variées, entre « engagement pour la paix » et attentes de rétribution
La justification de l’engagement au sein de la rébellion chez les hommes comme chez les femmes s’articule autour de trois principaux registres : identitaire, matériel et sécuritaire12. Ainsi, dès 2002 on observe un enrôlement massif et volontaire des jeunes dans la zone rebelle. Les arguments relatifs à la défense de la nation et de la patrie, ainsi que le retour à la paix, sont souvent les premiers avancés par les femmes comme par les hommes pour justifier leur engagement. Exclues et stigmatisées depuis les années 1990 dans le cadre de la politique nationaliste de « l’ivoirité » mise en place par les différents gouvernements, les populations du Nord auxquelles les rebelles appartiennent ont développé un rapport de méfiance vis-à-vis de la nation et de la patrie en réaction aux différentes tentatives d’éviction auxquelles elles ont dû faire face. Ainsi, les « Amazones » expliquent : « Bon, on a combattu pour que y’ait la paix et la liberté… Oui parce que arrivé à un moment la Côte d’Ivoire était divisée en deux où on disait que les nordistes c’étaient des Burkinabés et que les sudistes étaient les vrais Ivoiriens… donc moi je crois que c’est ce qui a amené les gens à prendre les armes 13». Cela illustre également une appropriation par les femmes du discours des rebelles pour légitimer l’engagement au sein du mouvement.
« La perte d’activité est un motif de l’implication dans la rébellion »
Par ailleurs, la crise ralentit l’économie du pays et provoque l’augmentation de la criminalité particulièrement dans la zone rebelle, ce qui affecte directement les commerces qui constituent le principal moyen de subsistance de ces femmes célibataires ou mères de famille isolées. La perte d’activités rémunératrices est ainsi un motif primordial de l’implication de certaines d’entre elles dans la rébellion. Ce même argument économique est avancé par les hommes pour justifier leur engagement dans la crise qui éclate en 2002.
Quant aux hommes et femmes engagé.e.s pendant la crise post-électorale, l’espoir de trouver un emploi stable dans l’administration, les services parapublics, les forces de sécurité, l’armée ou les corps paramilitaires lors de la sortie de crise apparaît comme une des principales raisons de l’engagement. Cette perspective motive un certain nombre de femmes, comme le confirme le témoignage de cette ex-combattante : « Quand nous nous sommes engagées on [nous ?] a dit qu’on allait être des militaires, qu’on allait avoir des matricules 14». L’espoir de trouver un poste à travers la rébellion est fondé sur des éléments concrets tels que les promesses des chefs de guerre, l’exemple de la promotion et de l’intégration de rebelles dans l’armée dans le cadre de l’application de l’Accord politique de Ouagadougou en 2007, et/ou de façon plus générale sur la perspective des projets de réinsertion des ex-combattantes et ex-combattants mis en place dans le cadre des programmes de Désarmement, démobilisation et réinsertion (DDR). De telles stratégies tablaient généralement sur une issue rapide de la crise-post-électorale.
Il faut enfin préciser que certaines femmes ayant rejoint les rebelles appartenaient auparavant à des groupes pro-Gbagbo, notamment des groupes d’auto-défense, tandis que d’autres ont fait le chemin inverse. Il s’agit principalement de cuisinières qui intègrent les groupes pour des motifs économiques plus que pour des raisons idéologiques. Elles vont donc là où les conditions de travail, de vie et de salaire sont les plus avantageuses.
L’argument sécuritaire est également avancé par toutes les ex-combattantes car l’enrôlement dans un groupe armé leur garantit une forme de protection non négligeable dans un contexte où le danger est omniprésent. Enfin, on constate aussi l’existence d’un effet d’entraînement social, avec des hommes et des femmes qui sont volontairement entré.e.s dans la rébellion après avoir vu des proches, ami(e)s, membre de la famille, voisin(e)s, compagnons, intégrer le mouvement.
Être une femme dans la rébellion
Si les femmes qui s’engagent le font globalement pour des raisons similaires à celles des hommes, leur expérience et leur place dans la rébellion les distinguent de celles de leurs homologues masculins. Comme eux, elles occupent des postes divers. Les rebelles sont d’ailleurs fiers de revendiquer la présence de femmes dans leurs rangs. Néanmoins et contrairement aux hommes toutes les femmes interrogées affirment avoir occupé principalement des fonctions d’auxiliaires : cuisinières, infirmières, cacheuses et passeuses d’armes et de denrées alimentaires entre les zones loyaliste et rebelle. Aucune n’occupe un poste de commandement et une seule a déclaré avoir effectivement manié des armes et pris part à des combats, une Amazone que ses camarades surnomment « la guerrière ». Cependant, il convient de prendre ces déclarations avec prudence, puisqu’elles ont pu se défendre derrière ce statut d’auxiliaire afin d’éviter d’être impliquées dans des crimes ou délits éventuels et/ou d’être victimes de représailles. Il peut également s’agir d’une tactique leur permettant de rester dans le rôle qui leur est attribué par la société. Même si elles ont dévié du cheminement traditionnel qui leur est assigné en intégrant un milieu masculin violent, être restées en cuisine par exemple leur permet de montrer que cette déviation n’est pas totale. Ainsi, leur participation au conflit ne mène pas à une réelle transformation des rapports sociaux de genre et le retour à la paix est accompagné d’un retour au statu quo pour la plupart d’entre elles. Pire, le statut d’ex-combattantes inflige à certaines un stigmate consécutif à leur déviance et les gains apportés par leur engagement (l’autonomie financière et une émancipation partielle des codes socio-culturels) ne semblent pas avoir été traduits en pouvoir politique ou social ou en force de changement.
Enfin, l’évolution de la dynamique du conflit entre 2002 et 2011 a eu une influence sur l’expérience des femmes au sein de la rébellion. Les expériences des femmes dans la rébellion sont en effet différentes selon la période et le lieu de l’intégration. Les femmes ayant combattu pendant la crise post-électorale à Abidjan vivaient dans le camp, avaient un quartier réservé, et étaient soumises aux mêmes règles militaires que les hommes, notamment à un contrôle des déplacements entre le camp et l’extérieur nécessitant des autorisations de sortie, et avaient bénéficié d’une formation militaire de base aux cotés des hommes. En opposition, les « Amazones » de Bouaké ne vivaient pas dans les camps et rentraient chez elles après leur journée de travail. Cette différence illustre l’adaptation de la rébellion à l’évolution de la dynamique du conflit. On est passé d’une période pendant laquelle les rebelles contrôlaient la zone de conflit et pouvaient laisser les femmes se déplacer librement entre le camp et chez elles, à une période de crise post-électorale pendant laquelle ils ne contrôlent pas le territoire (Abidjan) et devaient donc restreindre les déplacements entre le camp et l’extérieur.
Hommes/femmes rebelles, même combat?
Les trajectoires individuelles des femmes combattantes rencontrées ainsi que leur motivation pour rejoindre la rébellion sont finalement très proches des trajectoires et motivations des hommes qui ont rejoint la rébellion. Les différences entre ex-combattants reposeraient davantage sur la période et le lieu de l’engagement que sur le genre. Les femmes engagées dès 2002 ont en effet des parcours très distincts de celles engagées lors de la crise post-électorale, que ce soit en termes d’âge, de niveau scolaire ou d’activités professionnelles.
Par ailleurs, la participation des femmes ivoiriennes dans le conflit nous informe sur les différentes dynamiques qui ont traversé le conflit et la rébellion ivoirienne. Mais cette participation ne peut être considérée comme un indicateur de changement social à l’égard des femmes car même si certaines ont su ou pu remettre en cause leur condition du fait de leur engagement au sein du mouvement rebelle, les fonctions occupées par ces dernières au cours du conflit étaient des fonctions d’auxiliaires, identiques à celles qu’elles occupent généralement dans la société (cuisine, ménage,….). Leur engagement relève donc d’une forme d’émancipation partielle car la division sexuelle du travail à l’intérieur des différents groupes était maintenue. Dans le contexte post-conflit ivoirien, ces femmes se sentent stigmatisées du fait de leur engagement dans un groupe armé tout comme les hommes